II

D’une manière générale, il n’est pas douteux qu’une société a tout ce qu’il faut pour éveiller dans les esprits, par la seule action qu’elle exerce sur eux, la sensation du divin ; car elle est à ses membres ce qu’un dieu est à ses fidèles. Un dieu, en effet, c’est d’abord un être que l’homme se représente, par certains côtés, comme supérieur à soi-même et dont il croit dépendre. Qu’il s’agisse d’une personnalité consciente, comme Zeus ou Jahveh, ou bien de forces abstraites comme celles qui sont en jeu dans le totémisme, le fidèle, dans un cas comme dans l’autre, se croit tenu à de certaines manières d’agir qui lui sont imposées par la nature du principe sacré avec lequel il se sent en commerce. Or la société, elle aussi, entretient en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. Parce qu’elle a une nature qui lui est propre, différente de notre nature d’individu, elle poursuit des fins qui lui sont également spéciales : mais, comme elle ne peut les atteindre que par notre intermédiaire, elle réclame impérieusement notre concours. Elle exige que, oublieux de nos intérêts, nous nous fassions ses serviteurs et elle nous astreint à toute sorte de gênes, de privations et de sacrifices sans lesquels la vie sociale serait impossible. C’est ainsi qu’à chaque instant nous sommes obligés de nous soumettre à des règles de conduite et de pensée que nous n’avons ni faites ni voulues, et qui même sont parfois contraires à nos penchants et à nos instincts les plus fondamentaux.

Toutefois, si la société n’obtenait de nous ces concessions et ces sacrifices que par une contrainte matérielle, elle ne pourrait éveiller en nous que l’idée d’une force physique à laquelle il nous faut céder par nécessité, non d’une puissance morale comme celles que les religions adorent. Mais en réalité, l’empire qu’elle exerce sur les consciences tient beaucoup moins à la suprématie physique dont elle a le privilège qu’à l’autorité morale dont elle est investie. Si nous déférons à ses ordres, ce n’est pas simplement parce qu’elle est armée de manière à triompher de nos résistances ; c’est, avant tout, parce qu’elle est l’objet d’un véritable respect.

On dit d’un sujet, individuel ou collectif, qu’il inspire le respect quand la représentation qui l’exprime dans les consciences est douée d’une telle force que, automatiquement, elle suscite ou inhibe des actes, abstraction faite de toute considération relative aux effets utiles ou nuisibles des uns et des autres. Quand nous obéissons à une personne en raison de l’autorité morale que nous lui reconnaissons, nous suivons ses avis, non parce qu’ils nous semblent sages, mais parce qu’à l’idée que nous nous faisons de cette personne une énergie psychique d’un certain genre est immanente, qui fait plier notre volonté et l’incline dans le sens indiqué. Le respect est l’émotion que nous éprouvons quand nous sentons cette pression intérieure et toute spirituelle se produire en nous. Ce qui nous détermine alors, ce ne sont pas les avantages ou les inconvénients de l’attitude qui nous est prescrite ou recommandée ; c’est la façon dont nous nous représentons celui qui nous la recommande ou qui nous la prescrit. Voilà pourquoi le commandement affecte généralement des formes brèves, tranchantes, qui ne laissent pas de place à l’hésitation ; c’est que, dans la mesure où il est lui-même et agit par ses seules forces, il exclut toute idée de délibération et de calcul ; il tient son efficacité de l’intensité de l’état mental dans lequel il est donné. C’est cette intensité qui constitue ce qu’on appelle l’ascendant moral.

Or, les manières d’agir auxquelles la société est assez fortement attachée pour les imposer à ses membres se trouvent, par cela même, marquées du signe distinctif qui provoque le respect. Parce qu’elles sont élaborées en commun, la vivacité avec laquelle elles sont pensées par chaque esprit particulier retentit dans tous les autres et réciproquement. Les représentations qui les expriment en chacun de nous ont donc une intensité à laquelle des états de conscience purement privés ne sauraient atteindre : car elles sont fortes des innombrables représentations individuelles qui ont servi à former chacune d’elles. C’est la société qui parle par la bouche de ceux qui les affirment en notre présence : c’est elle que nous entendons en les entendant et la voix de tous a un accent que ne saurait avoir celle d’un seul

Puisque c’est par des voies mentales que la pression sociale s’exerce, elle ne pouvait manquer de donner à l’homme l’idée qu’il existe en dehors de lui une ou plusieurs puissances, morales en même temps qu’efficaces, dont il dépend. Ces puissances, il devait se les représenter, en partie, comme extérieures à lui, puisqu’elles lui parlent sur le ton du commandement et que même elles lui enjoignent parfois de faire violence à ses penchants les plus naturels. Sans doute, s’il pouvait voir immédiatement que ces influences qu’il subit émanent de la société, le système des interprétations mythologiques ne serait pas né. Mais l’action sociale suit des voies trop détourées et trop obscures, elle emploie des mécanismes psychiques trop complexes pour qu’il soit possible à l’observateur vulgaire d’apercevoir d’où elle vient. Tant que l’analyse scientifique n’est pas venue le lui apprendre, il sent bien qu’il est agi, mais non par qui il est agi. Il dut donc construire de toutes pièces la notion de ces puissances avec lesquelles il se sentait en rapports, et, par là, on peut entrevoir déjà comment il fut amené à se les représenter sous des formes qui leur sont étrangères et à les transfigurer par la pensée.

Mais un dieu, ce n’est pas seulement une autorité dont nous dépendons ; c’est aussi une force sur laquelle s’appuie notre force. L’homme qui a obéi à son dieu et qui, pour cette raison, croit l’avoir avec soi, aborde le monde avec confiance et avec le sentiment d’une énergie accrue. — De même, l’action sociale ne se borne pas à réclamer de nous des sacrifices, des privations et des efforts. Car la force collective ne nous est pas tout entière extérieure ; elle ne nous ment pas toute du dehors ; mais, puisque la société ne peut exister que dans les consciences individuelles et par elles

Il y a des circonstances ou cette action réconfortante et vivifiante de la société est particulièrement manifeste. Au sein d’une assemblée qu’échauffe une passion commune, nous devenons susceptibles de sentiments et d’actes dont nous sommes incapables quand nous sommes réduits à nos seules forces ; et quand l’assemblée est dissoute, quand, nous retrouvant seul avec nous-même, nous retombons à notre niveau ordinaire, nous pouvons mesurer alors toute la hauteur dont nous avions été soulevé au-dessus de nous-même. L’histoire abonde en exemples de ce genre. Il suffit de penser à la nuit du 4 août, où une assemblée fut tout à coup portée à un acte de sacrifice et d’abnégation auquel chacun de ses membres se refusait la veille et dont tous furent surpris le lendemain

En dehors de ces états passagers ou intermittents, il en est de plus durables où cette influence roborative de la société se fait sentir avec plus de suite et souvent même avec plus d’éclat. Il y a des périodes historiques où, sous l’influence de quelque grand ébranlement collectif, les inter-actions sociales deviennent beaucoup plus fréquentes et plus actives. Les individus se recherchent, s’assemblent davantage. Il en résulte une effervescence générale, caractéristique des époques révolutionnaires ou créatrices. Or, cette suractivité a pour effet une stimulation générale des forces individuelles. On vit plus et autrement qu’en temps normal. Les changements ne sont pas seulement de nuances et de degrés ; l’homme devient autre. Les passions qui l’agitent sont d’une telle intensité qu’elles ne peuvent se satisfaire que par des actes violents, démesurés : actes d’héroïsme surhumain ou de barbarie sanguinaire. C’est là ce qui explique, par exemple, les croisades

Mais ce n’est pas seulement dans ces circonstances exceptionnelles que cette action stimulante de la société se fait sentir ; il n’est, pour ainsi dire, pas un instant de notre vie où quelque afflux d’énergie ne nous vienne du dehors. L’homme qui fait son devoir trouve, dans les manifestations de toute sorte par lesquelles s’expriment la sympathie, l’estime, l’affection que ses semblables ont pour lui, une impression de réconfort, dont il ne se rend pas compte le plus souvent, mais qui le soutient. Le sentiment que la société a de lui rehausse le sentiment qu’il a de lui-même. Parce qu’il est en harmonie morale avec ses contemporains, il a plus de confiance, de courage, de hardiesse dans l’action, tout comme le fidèle qui croit sentir les regards de son dieu tournés bienveillamment vers lui. Il se produit ainsi comme une sustentation perpétuelle de notre être moral. Comme elle varie suivant une multitude de circonstances extérieures, suivant que nos rapports avec les groupes sociaux qui nous entourent sont plus ou moins actifs, suivant ce que sont ces groupes, nous ne pouvons pas ne pas sentir que ce tonus moral dépend d’une cause externe ; mais nous n’apercevons pas où est cette cause ni ce qu’elle est. Aussi la concevons-nous couramment sous la forme d’une puissance morale qui, tout en nous étant immanente, représente en nous autre chose que nous-même : c’est la conscience morale dont, d’ailleurs, le commun des hommes ne s’est jamais fait une représentation un peu distincte qu’à l’aide de symboles religieux.

Outre ces forces à l’état libre qui viennent sans cesse renouveler les nôtres, il y a celles qui sont fixées dans les techniques et traditions de toute sorte que nous utilisons. Nous parlons une langue que nous n’avons pas faite ; nous nous servons d’instruments que nous n’avons pas inventés ; nous invoquons des droits que nous n’avons pas institués ; un trésor de connaissances est transmis à chaque génération qu’elle n’a pas elle-même amassé, etc. C’est à la société que nous devons ces biens variés de la civilisation et si nous ne voyons généralement pas de quelle source nous les tenons, nous savons, du moins, qu’ils ne sont pas notre œuvre. Or ce sont eux qui font à l’homme sa physionomie personnelle entre tous les êtres ; car l’homme n’est un homme que parce qu’il est civilisé. Il ne pouvait donc échapper à ce sentiment qu’il existe en dehors de lui des causes agissantes d’où lui viennent les attributs caractéristiques de sa nature, et comme des puissances bienveillantes qui l’assistent, qui le protègent et qui lui assurent un sort privilégié. Et à ces puissances il devait nécessairement assigner une dignité qui fût en rapport avec la haute valeur des biens qu’il leur attribuait

Ainsi, le milieu dans lequel nous vivons nous apparaît comme peuplé de forces à la fois impérieuses et secourables, augustes et bienfaisantes, avec lesquelles nous sommes en rapports. Puisqu’elles exercent sur nous une pression dont nous avons conscience, nous sommes nécessités à les localiser hors de nous, comme nous faisons pour les causes objectives de nos sensations. Mais d’un autre côté, les sentiments qu’elles nous inspirent diffèrent en nature de ceux que nous avons pour de simples choses sensibles. Tant que celles-ci sont réduites à leurs caractères empiriques tels qu’ils se manifestent dans l’expérience vulgaire, tant que l’imagination religieuse n’est pas venue les métamorphoser, nous n’avons pour elles rien qui ressemble à du respect et elles n’ont rien de ce qu’il faut pour nous élever au-dessus de nous-même. Les représentations qui les expriment nous apparaissent donc comme très différentes de celles qu’éveillent en nous les influences collectives. Les unes et les autres forment dans notre conscience deux cercles d’états mentaux, distincts et séparés, comme les deux forces de vie auxquelles elles correspondent. Par suite, nous avons l’impression que nous sommes en relations avec deux sortes de réalités, distinctes elles-mêmes, et qu’une ligne de démarcation nettement tranchée sépare l’une de l’autre : c’est, d’un côté, le monde des choses profanes, et de l’autre, celui des choses sacrées.

Au reste, tant dans le présent que dans l’histoire, nous voyons sans cesse la société créer de toutes pièces des choses sacrées. Qu’elle vienne à s’éprendre d’un homme, qu’elle croie découvrir en lui les principales aspirations qui la travaillent ainsi que les moyens d’y donner satisfaction, et cet homme sera mis hors de pair et comme divinisé. Il sera investi par l’opinion d’une majesté tout à fait analogue à celle qui protège les dieux. C’est ce qui est advenu de tant de souverains, en qui leur siècle avait foi : si l’on n’en faisait pas des dieux, on voyait du moins en eux des représentants directs de la divinité. Et ce qui montre bien que c’est la société toute seule qui est l’auteur de ces sortes d’apothéoses, c’est qu’il lui est arrivé souvent de consacrer ainsi des hommes qui, par leur mérite propre, n’y avaient aucun droit. D’ailleurs, la simple déférence qu’inspirent les hommes investis de hautes fonctions sociales n’est pas d’une autre nature que le respect religieux. Elle se traduit par les mêmes mouvements : on se tient à distance d’un haut personnage ; on ne l’aborde qu’avec précautions ; pour s’entretenir avec lui on emploie un autre langage et d’autres gestes que ceux qui servent avec le commun des mortels. Le sentiment que l’on éprouve dans ces circonstances est si proche parent du sentiment religieux que bien des peuples les ont confondus. Pour expliquer la considération dont jouissent les princes, les nobles, les chefs politiques, on leur a attribué un caractère sacré. En Mélanésie et en Polynésie, par exemple, on dit d’un homme influent qu’il a du mana et c’est à ce mana qu’on impute son influence

Tout aussi bien que des hommes, la société consacre des choses, notamment des idées. Qu’une croyance soit unanimement partagée par un peuple, et, pour les raisons que nous avons exposées plus haut, il est interdit d’y toucher, c’est-à-dire de la nier ou de la contester. Or l’interdit de la critique est un interdit comme les autres et prouve que l’on est en face de quelque chose de sacré. Même aujourd’hui, si grande que soit la liberté que nous nous accordons les uns aux autres, un homme qui nierait totalement le progrès, qui bafouerait l’idéal humain auquel les sociétés modernes sont attachées, ferait l’effet d’un sacrilège. Il y a, tout au moins, un principe que les peuples les plus épris de libre examen tendent à mettre au-dessus de la discussion et à regarder comme intangible, c’est-à-dire comme sacré : c’est le principe même du libre examen.

Cette aptitude de la société à s’ériger en dieu ou à créer des dieux ne fut nulle part plus visible que pendant les premières années de la Révolution. À ce moment, en effet, sous l’influence de l’enthousiasme général, des choses, purement laïques par nature, furent transformées par l’opinion publique en choses sacrées : c’est la Patrie, la Liberté, la Raison

Tous ces faits permettent déjà d’entrevoir comment le clan peut éveiller chez ses membres l’idée qu’il existe en dehors d’eux des forces qui les dominent et, en même temps, les soutiennent, c’est-à-dire en somme, des forces religieuses : c’est qu’il n’est pas de société dont le primitif soit plus directement et plus étroitement solidaire. Les liens qui l’attachent à la tribu sont plus lâches et plus faiblement ressentis. Bien qu’elle ne soit certainement pas pour lui une étrangère, c’est avec les gens de son clan qu’il a le plus de choses communes ; c’est l’action de ce groupe qu’il sent le plus immédiatement ; c’est donc elle aussi qui, de préférence à tout autre, devait s’exprimer en symboles religieux.

Mais cette première explication est trop générale, puisqu’elle s’applique indifféremment à toute espèce de société et, par suite, de religion. Cherchons donc à préciser quelle forme particulière cette action collective prend dans le clan, et comment elle y suscite la sensation du sacré. Aussi bien n’est-elle nulle part plus facilement observable ni plus apparente dans ses résultats.

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