La vie des sociétés australiennes passe alternativement par deux phases différentes
Ces deux phases contrastent l’une avec l’autre de la manière la plus tranchée. Dans la première, l’activité économique est prépondérante, et elle est généralement d’une très médiocre intensité. La collecte des graines ou des herbes nécessaires à l’alimentation, la chasse ou la pêche ne sont pas des occupations qui peuvent éveiller de bien vives passions
Voici au surplus, pour illustrer et préciser ce tableau forcément schématique, le récit de quelques scènes que nous empruntons à Spencer et Gillen.
Une des solennités religieuses les plus importantes chez les Warramunga est celle qui concerne le serpent Wollunqua. C’est une série de cérémonies qui se développent sur plusieurs jours. Au quatrième, à lieu celle que nous allons décrire.
Suivant le cérémonial usité chez les Warramunga, des représentants des deux phratries y prennent part, les uns en qualité d’officiants, les autres comme préparateurs et assistants. Seuls, des gens de la phratrie Uluuru ont qualité pour célébrer le rite ; mais ce sont des membres de la phratrie Kingilli qui doivent décorer les acteurs, préparer l’emplacement, les instruments, et jouer le rôle de l’assemblée. À ce titre, ils sont chargés de confectionner par avance, avec du sable mouillé, une sorte de monticule sur lequel est exécuté, au moyen du duvet rouge, un dessin qui figure le serpent Wollunqua. La cérémonie proprement dite, à laquelle assistèrent Spencer et Gillen, ne commença qu’une fois la nuit arrivée. Vers dix ou onze heures du soir, Uluuru et Kingilli arrivèrent sur le terrain ; ils s’assirent sur le tertre et ils se mirent à chanter. Ils étaient tous dans un état d’évidente surexcitation (every one was evidently very excited). Un peu plus tard dans la soirée, les Uluuru amenèrent leurs femmes et les livrèrent aux Kingilli
Une scène plus violente encore est celle à laquelle les mêmes observateurs assistèrent pendant les cérémonies du feu, chez les Warrarnunga.
Déjà, depuis la tombée de la nuit, toutes sortes de processions, de danses, de chants avaient eu lieu à la lumière des flambeaux ; aussi l’effervescence générale allait-elle croissant. À un moment donné, douze assistants prirent chacun en main une sorte de grande torche enflammée et l’un d’eux, tenant la sienne comme une baïonnette, chargea un groupe d’indigènes. Les coups étaient parés au moyen de bâtons et de lances. Une mêlée générale s’engagea. Les hommes sautaient, se cabraient, poussaient des hurlements sauvages ; les torches brillaient, crépitaient en frappant les têtes et les corps, lançaient des étincelles dans toutes les directions. « La fumée, les torches toutes flamboyantes, cette pluie d’étincelles, cette masse d’hommes dansant et hurlant, tout cela, disent Spencer et Gillen, formait une scène d’une sauvagerie dont il est impossible de donner une idée avec des mots
On conçoit sans peine que, parvenu à cet état d’exaltation, l’homme ne se connaisse plus. Se sentant dominé, entraîné par une sorte de pouvoir extérieur qui le fait penser et agir autrement qu’en temps normal, il a naturellement l’impression de n’être plus lui-même. Il lui semble être devenu un être nouveau : les décorations dont il s’affuble, les sortes de masques dont il se recouvre le visage figurent matériellement cette transformation intérieure, plus encore qu’ils ne contribuent à la déterminer. Et comme, au même moment, tous ses compagnons se sentent transfigurés de la même manière et traduisent leur sentiment par leurs cris, leurs gestes, leur attitude, tout se passe comme s’il était réellement transporté dans un monde spécial, entièrement différent de celui où il vit d’ordinaire, dans un milieu tout peuplé de forces exceptionnellement intenses, qui l’envahissent et le métamorphosent. Comment des expériences comme celles-là, surtout quand elles se répètent chaque jour pendant des semaines, ne lui laisseraient-elles pas la conviction qu’il existe effectivement deux mondes hétérogènes et incomparables entre eux ? L’un est celui où il traîne languissamment sa vie quotidienne ; au contraire, il ne peut pénétrer dans l’autre sans entrer aussitôt en rapports avec des puissances extraordinaires qui le galvanisent jusqu’à la frénésie. Le premier est le monde profane, le second, celui des choses sacrées.
C’est donc dans ces milieux sociaux effervescents et de cette effervescence même que paraît être née l’idée religieuse. Et ce qui tend à confirmer que telle en est bien l’origine, c’est que, en Australie, l’activité proprement religieuse est presque tout entière concentrée dans les moments où se tiennent ces assemblées. Certes, il n’est pas de peuple où les grandes solennités du culte ne soient plus ou moins périodiques ; mais, dans les sociétés plus avancées, il n’est, pour ainsi dire, pas de jour ou l’on n’adresse aux dieux quelque prestation rituelle. En Australie, au contraire, en dehors des fêtes du clan et de la tribu, le temps est presque tout entier rempli par des fonctions laïques et profanes. Sans doute, il y a des prohibitions qui doivent être et qui sont observées même pendant ces périodes d’activité temporelle ; il n’est jamais permis de tuer ou de manger librement de l’animal totémique, là du moins ou l’interdiction a conservé sa rigueur première : mais on ne célèbre alors presque aucun rite positif, aucune cérémonie de quelque importance. Celles-ci n’ont lieu qu’au sein des groupes assemblés. La vie pieuse de l’Australien passe donc par des phases successives de complète atonie et, au contraire, d’hyper-excitation, et la vie sociale oscille suivant le même rythme. C’est ce qui met en évidence le lien qui les unit l’une à l’autre tandis que, chez les peuples dits civilisés, la continuité relative de l’une et de l’autre masque en partie leurs relations. On peut même se demander si la violence de ce contraste n’était pas nécessaire pour faire jaillir la sensation du sacré sous sa forme première. En se ramassant presque tout entière dans des moments déterminés du temps, la vie collective pouvait atteindre, en effet, son maximum d’intensité et d’efficacité et, par suite, donner à l’homme un sentiment plus vif de la double existence qu’il mène et de la double nature à laquelle il participe.
Mais l’explication est encore incomplète. Nous avons bien montré comment le clan, par la manière dont il agit sur ses membres, éveille chez eux l’idée de forces extérieures qui le dominent et l’exaltent ; mais il nous reste à rechercher comment il se fait que ces forces ont été pensées sous les espèces du totem, c’est-à-dire sous la figure d’un animal ou d’une plante.
C’est parce que cet animal ou cette plante a donné son nom au clan et lui sert d’emblème. C’est, en effet, une loi connue que les sentiments éveillés en nous par une chose se communiquent spontanément au symbole qui la représente. Le noir est pour nous le signe du deuil ; aussi nous suggère-t-il des impressions et des idées tristes. Ce transfert de sentiments vient simplement de ce que l’idée de la chose et l’idée de son symbole sont étroitement unies dans nos esprits : il en résulte que les émotions provoquées par l’une s’étendent contagieusement à l’autre. Mais cette contagion, qui se produit, dans tous les cas, à quelque degré, est beaucoup plus complète et plus marquée toutes les fois que le symbole est quelque chose de simple, de défini, d’aisément représentable, tandis que la chose est, par ses dimensions, par le nombre de ses parties et la complexité de leur organisation, difficile à embrasser par la pensée. Car nous ne saurions voir dans une entité abstraite, que nous ne nous représentons que laborieusement et d’une vue confuse, le lieu d’origine des sentiments forts que nous éprouvons. Nous ne pouvons nous les expliquer à nous-même qu’en les rapportant à un objet concret dont nous sentions vivement la réalité. Si donc la chose même ne remplit pas cette condition, elle ne peut pas servir de point d’attache aux impressions ressenties, bien que ce soit elle qui les ait soulevées. C’est le signe alors qui prend sa place ; c’est sur lui qu’on reporte les émotions qu’elle suscite. C’est lui qui est aimé, craint, respecté ; c’est à lui qu’on est reconnaissant ; c’est à lui qu’on se sacrifie. Le soldat qui meurt pour son drapeau, meurt pour sa patrie ; mais en fait, dans sa conscience, c’est l’idée du drapeau qui est au premier plan. Il arrive même qu’elle détermine directement l’action. Qu’un étendard isolé reste ou non aux mains de l’ennemi, la patrie ne sera pas perdue pour cela, et pourtant le soldat se fait tuer pour le reprendre. On perd de vue que le drapeau n’est qu’un signe, qu’il n’a pas de valeur par lui-même, mais ne fait que rappeler la réalité qu’il représente ; on le traite comme s’il était lui-même cette réalité.
Or le totem est le drapeau du clan. Il est donc naturel que les impressions que le clan éveille dans les consciences individuelles — impressions de dépendance et de vitalité accrue — se rattachent beaucoup plus à l’idée du totem qu’à celle du clan : car le clan est une réalité trop complexe pour que des intelligences aussi rudimentaires puissent se le représenter nettement dans son unité concrète. D’ailleurs, le primitif ne voit même pas que ces impressions lui viennent de la collectivité. Il ne sait pas que le rapprochement d’un certain nombre d’hommes associés dans une même vie a pour effet de dégager des énergies nouvelles qui transforment chacun d’eux. Tout ce qu’il sent, c’est qu’il est soulevé au-dessus de lui-même et qu’il vit une vie différente de celle qu’il mène d’ordinaire. Cependant, il faut bien que ces sensations soient rapportées par lui à quelque objet extérieur comme à leur cause. Or, que voit-il autour de lui ? De toutes parts, ce qui s’offre à ses sens, ce qui frappe son attention, ce sont les multiples images du totem. C’est le waninga, le nurtunja, qui sont autant de symboles de l’être sacré. Ce sont les bull-roarers, les churinga sur lesquels sont généralement gravées des combinaisons de lignes qui ont la même signification. Ce sont les décorations qui recouvrent les différentes parties de son corps et qui sont autant de marques totémiques. Comment cette image, partout répétée et sous toutes les formes, ne prendrait-elle pas dans les esprits un relief exceptionnel ? Ainsi placée au centre de la scène, elle en devient représentative. C’est sur elle que se fixent les sentiments éprouvés, car elle est le seul objet concret auquel ils puissent se rattacher. Elle continue à les rappeler et à les évoquer, alors même que l’assemblée est dissoute ; car elle lui survit, gravée sur les instruments du culte, sur les parois des rochers, sur les boucliers, etc. Par elle, les émotions ressenties sont perpétuellement entretenues et ravivées. Tout se passe donc comme si elle les inspirait directement. Il est d’autant plus naturel de les lui attribuer que, comme elles sont communes au groupe, elles ne peuvent être rapportées qu’à une chose qui lui soit également commune. Or l’emblème totémique est seul à satisfaire à cette condition. Par définition, il est commun à tous. Pendant la cérémonie, il est le point de mire de tous les regards. Tandis que les générations changent, il reste identique à lui-même ; il est l’élément permanent de la vie sociale. C’est donc de lui que paraissent émaner les forces mystérieuses avec lesquelles les hommes se sentent en rapports, et on s’explique ainsi qu’ils aient été amenés à se représenter ces forces sous les traits de l’être, animé ou inanimé, dont le clan porte le nom.
Ceci posé, nous sommes en état de comprendre tout ce qu’il y a d’essentiel dans les croyances totémiques.
Puisque la force religieuse n’est autre chose que la force collective et anonyme du clan, et puisque celle-ci n’est représentable aux esprits que sous la forme du totem, l’emblème totémique est comme le corps visible du dieu. C’est donc de lui que paraissent émaner les actions, ou bienfaisantes ou redoutées, que le culte a pour objet de provoquer ou de prévenir ; par suite, c’est tout spécialement à lui que s’adressent les rites. Ainsi s’explique que, dans la série des choses sacrées, il occupe le premier rang.
Mais le clan, comme toute espèce de société, ne peut vivre que dans et par les consciences individuelles qui le composent. Si donc, en tant qu’elle est conçue comme incorporée à l’emblème totémique, la force religieuse apparaît comme extérieure aux individus et comme douée, par rapport à eux, d’une sorte de transcendance, d’un autre côté, comme le clan dont elle est le symbole, elle ne peut se réaliser qu’en eux et par eux ; en ce sens, elle leur est donc immanente et ils se la représentent nécessairement comme telle. Ils la sentent présente et agissante en eux, puisque c’est elle qui les élève à une vie supérieure. Voilà comment l’homme a cru qu’il y avait en lui un principe comparable à celui qui réside dans le totem ; comment, par suite, il s’est attribué un caractère sacré, mais moins marqué que celui de l’emblème. C’est que l’emblème est la source éminente de la vie religieuse ; l’homme n’y participe qu’indirectement et il en a conscience ; il se rend compte que la force qui le transporte dans le cercle des choses sacrées ne lui est pas inhérente, mais lui vient du dehors.
Pour une autre raison, les animaux ou les végétaux de l’espèce totémique devaient avoir le même caractère, et même à un plus haut degré. Car si le principe totémique n’est rien autre chose que le clan, c’est le clan pensé sous une forme matérielle que l’emblème figure ; or cette forme est aussi celle de ces êtres concrets dont le clan porte le nom. En raison de cette ressemblance, ils ne pouvaient pas ne pas éveiller des sentiments analogues à ceux que suscite l’emblème lui-même. Puisque ce dernier est l’objet d’un respect religieux, ils devaient inspirer un respect du même genre et apparaître comme sacrés. Sous des formes extérieures aussi parfaitement identiques, il était impossible que le fidèle ne mît pas des forces de même nature. Voilà comment il est interdit de tuer, de manger l’animal totémique, comment sa chair passe pour avoir des vertus positives que les rites utilisent : c’est qu’il ressemble l’emblème du clan, c’est-à-dire à sa propre image. Et comme il y ressemble naturellement plus que l’homme, il se trouve aussi d’un rang au-dessus dans la hiérarchie des choses sacrées. Sans doute, il y a entre ces deux êtres une étroite parenté puisqu’ils communient dans la même essence : tous deux incarnent quelque chose du principe totémique. Seulement, parce que ce principe lui-même est conçu sous une forme animale, l’animal paraît l’incarner plus éminemment que l’homme. C’est pourquoi, si l’homme le considère et le traite comme un frère, c’est, du moins, comme un frère aîné
Mais si le principe totémique a son siège d’élection dans une espèce animale ou végétale déterminée, il ne pouvait y rester localisé. Le caractère sacré est, au plus haut degré, contagieux
On s’explique maintenant d’où vient l’ambiguïté que présentent les forces religieuses quand elles apparaissent dans l’histoire ; comment elles sont physiques en même temps qu’humaines, morales en même temps que matérielles. Ce sont des puissances morales, puisqu’elles sont construites tout entières avec les impressions que cet être moral qu’est la collectivité éveille chez ces autres êtres moraux que sont les individus ; elles traduisent, non la manière dont les choses physiques affectent nos sens, mais la façon dont la conscience collective agit sur les consciences individuelles. Leur autorité n’est qu’une forme de l’ascendant moral que la société exerce sur ses membres. Mais d’un autre côté, parce qu’elles sont conçues sous des formes matérielles, elles ne peuvent pas n’être pas regardées comme étroitement parentes des choses matérielles