On a souvent attribué les premières conceptions religieuses à un sentiment de faiblesse et de dépendance, de crainte et d’angoisse qui aurait saisi l’homme quand il entra en rapports avec le monde. Victime d’une sorte de cauchemar dont il aurait été lui-même l’artisan, il se serait cru entouré de puissances hostiles et redoutables que les rites auraient eu pour objet d’apaiser. Nous venons de montrer que les premières religions ont une tout autre origine. La fameuse formule Primus in orbe deos fecit timor n’est nullement justifiée par les faits. Le primitif n’a pas vu dans ses dieux des étrangers, des ennemis, des êtres foncièrement et nécessairement malfaisants dont il était obligé de se concilier à tout prix les faveurs, tout au contraire, ce sont plutôt pour lui des amis, des parents, des protecteurs naturels. Ne sont-ce pas là les noms qu’il donne aux êtres de l’espèce totémique ? La puissance à laquelle s’adresse le culte, il ne se la représente pas planant très haut au-dessus de lui et l’écrasant de sa supériorité : elle est, au contraire, tout près de lui et elle lui confère des pouvoirs utiles qu’il ne tient pas de sa nature. Jamais, peut-être, la divinité n’a été plus proche de l’homme qu’à ce moment de l’histoire puisqu’elle est présente dans les choses qui peuplent son milieu immédiat et qu’elle lui est, en partie, immanente à lui-même. Ce qui est à la racine du totémisme, ce sont, en définitive, des sentiments de joyeuse confiance plus que de terreur et de compression. Si l’on fait abstraction des rites funéraires — côté sombre de toute religion — le culte totémique se célèbre au milieu de chants, de danses, de représentations dramatiques. Les expiations cruelles y sont, nous le verrons, relativement rares ; même les mutilations obligatoires et douloureuses de l’initiation n’ont pas ce caractère. Les dieux jaloux et terribles n’apparaissent que plus tard dans l’évolution religieuse. C’est que les sociétés primitives ne sont pas des sortes de Leviathan qui accablent l’homme de l’énormité de leur pouvoir et le soumettent à une dure discipline
Or cette manière d’entendre la genèse de la pensée religieuse échappe aux objections que soulèvent les théories classiques les plus accréditées.
Nous avons vu comment naturistes et animistes prétendaient construire la notion d’êtres sacrés avec les sensations provoquées en nous par divers phénomènes d’ordre physique ou biologique, et nous avons montré ce que cette entreprise avait d’impossible et même de contradictoire. Rien ne vient de rien. Les impressions qu’éveille en nous le monde physique ne sauraient, par définition, rien contenir qui dépasse ce monde. Avec du sensible, on ne peut faire que du sensible ; avec de l’étendu, on ne peut faire de l’inétendu. Aussi, pour pouvoir expliquer comment la notion du sacré a pu se former dans ces conditions, la plupart de ces théoriciens étaient-ils obligés d’admettre que l’homme a superposé à la réalité, telle qu’elle est donnée à l’observation, un monde irréel, construit tout entier soit avec les images fantasmatiques qui agitent son esprit pendant le rêve, soit avec les aberrations, souvent monstrueuses, que l’imagination mythologique aurait enfantées sous l’influence prestigieuse, mais trompeuse, du langage. Mais alors il devenait incompréhensible que l’humanité se fût, pendant des siècles, obstinée dans des erreurs dont l’expérience eût dû très vite lui donner le sentiment.
De notre point de vue, ces difficultés disparaissent. La religion cesse d’être je ne sais quelle inexplicable hallucination pour prendre pied dans la réalité. Nous pouvons dire en effet, que le fidèle ne s’abuse pas quand il croit à l’existence d’une puissance morale dont il dépend et dont il tient le meilleur de lui-même : cette puissance existe, c’est la société. Quand l’Australien est transporté au-dessus de lui-même, quand il sent affluer en lui une vie dont l’intensité le surprend, il n’est pas dupe d’une illusion ; cette exaltation est réelle et elle est réellement le produit de forces extérieures et supérieures à l’individu. Sans doute, il se trompe quand il croit que ce rehaussement de vitalité est l’œuvre d’un pouvoir à forme d’animal ou de plante. Mais l’erreur porte uniquement sur la lettre du symbole au moyen duquel cet être est représenté aux esprits, sur l’aspect de son existence. Derrière ces figures et ces métaphores, ou plus grossières ou plus raffinées, il y a une réalité concrète et vivante. La religion prend ainsi un sens et une raison que le rationaliste le plus intransigeant ne peut pas méconnaître. Son objet principal n’est pas de donner à l’homme une représentation de l’univers physique ; car si c’était là sa tâche essentielle, on ne comprendrait pas comment elle a pu se maintenir puisque, sous ce rapport, elle n’est guère qu’un tissu d’erreurs. Mais elle est avant tout, un système de notions au moyen desquelles les individus se représentent la société dont ils sont membres, et les rapports, obscurs mais intimes, qu’ils soutiennent avec elle. Tel est son rôle primordial ; et, pour être métaphorique et symbolique, cette représentation n’est pourtant pas infidèle. Elle traduit, au contraire, tout ce qu’il y a d’essentiel dans les relations qu’il s’agit d’exprimer : car il est vrai d’une vérité éternelle qu’il existe en dehors de nous quelque chose de plus grand que nous, et avec quoi nous communiquons.
C’est pourquoi on peut être assuré par avance que les pratiques du culte, quelles qu’elles puissent être, sont autre chose que des mouvements sans portée et des gestes sans efficacité. Par cela seul qu’elles ont pour fonction apparente de resserrer les liens qui attachent le fidèle à son dieu, du même coup elles resserrent réellement les liens qui unissent l’individu à la société dont il est membre, puisque le dieu n’est que l’expression figurée de la société. On conçoit même que la vérité fondamentale que contenait ainsi la religion ait pu suffire à compenser les erreurs secondaires qu’elle impliquait presque nécessairement, et que, par suite, les fidèles aient été empêchés de s’en détacher, malgré les mécomptes qui devaient résulter de ces erreurs. Sans doute, il a dû arriver le plus souvent que les recettes qu’elle recommandait à l’homme d’employer pour agir sur les choses se sont trouvées inefficaces. Mais ces échecs ne pouvaient avoir d’influence profonde parce qu’ils n’atteignaient pas la religion dans ses principes
On objectera cependant que, même dans cette hypothèse, la religion reste le produit d’un certain délire. Quel autre nom, en effet, peut-on donner à l’éclat dans lequel se trouvent les hommes quand, par suite d’une effervescence collective, ils se croient transportés dans un monde entièrement différent de celui qu’ils ont sous les yeux ?
Il est bien vrai que la vie religieuse ne peut pas atteindre un certain degré d’intensité sans impliquer une exaltation psychique qui n’est pas sans rapport avec le délire. C’est pour cette raison que les prophètes, les fondateurs de religions, les grands saints, en un mot les hommes dont la conscience religieuse est exceptionnellement sensible, présentent très souvent des signes d’une nervosité excessive et même proprement pathologique : ces tares physiologiques les prédestinaient aux grands rôles religieux. L’emploi rituel des liqueurs intoxicantes s’explique de la même manière
Au reste, si l’on appelle délire tout état dans lequel l’esprit ajoute aux données immédiates de l’intuition sensible et projette ses sentiments et ses impressions dans les choses, il n’y a peut-être pas de représentation collective qui, en un sens, ne soit délirante ; les croyances religieuses ne sont qu’un cas particulier d’une loi très générale. Le milieu social tout entier nous apparaît comme peuplé de forces qui, en réalité, n’existent que dans notre esprit. On sait ce que le drapeau est pour le soldat ; en soi, ce n’est qu’un chiffon de toile. Le sang humain n’est qu’un liquide organique ; cependant, aujourd’hui encore, nous ne pouvons le voir couler sans éprouver une violente émotion que ses propriétés physico-chimiques ne sauraient expliquer. L’homme n’est rien autre chose, au point de vue physique, qu’un système de cellules, au point de vue mental, qu’un système de représentations : sous l’un ou l’autre rapport, il ne diffère qu’en degrés de l’animal. Et pourtant, la société le conçoit et nous oblige à le concevoir comme investi d’un caractère sui generis qui l’isole, qui tient à distance les empiétements téméraires, qui, en un mot, impose le respect. Cette dignité qui le met hors de pair nous apparaît comme un de ses attributs distinctifs, bien qu’il soit impossible de rien trouver dans la nature empirique de l’homme qui la fonde. Un timbre-poste oblitéré peut valoir une fortune ; il est évident que cette valeur n’est aucunement impliquée dans ses propriétés naturelles. Sans doute, en un sens, notre représentation du monde extérieur n’est, elle aussi, qu’un tissu d’hallucinations ; car les odeurs, les saveurs, les couleurs que nous mettons dans les corps n’y sont pas, ou, du moins, n’y sont pas telles que nous les percevons. Cependant, nos sensations olfactives, gustatives, visuelles ne laissent pas de correspondre à certains états objectifs des choses représentées ; elles expriment à leur façon les propriétés ou de particules matérielles ou de mouvements de l’éther qui ont bien leur origine dans les corps que nous percevons comme odorants, sapides ou colorés. Mais les représentations collectives attribuent très souvent aux choses auxquelles elles se rapportent des propriétés qui n’y existent sous aucune forme ni à aucun degré. De l’objet le plus vulgaire, elles peuvent faire un être sacré et très puissant.
Et cependant, bien que purement idéaux, les pouvoirs qui lui sont ainsi conférés agissent comme s’ils étaient réels ; ils déterminent la conduite de l’homme avec la même nécessité que des forces physiques. L’Arunta qui s’est correctement frotté avec son churinga se sent plus fort ; il est plus fort. S’il a mangé de la chair d’un animal qui, tout en étant parfaitement sain, lui est pourtant interdit, il se sentira malade et pourra en mourir. Le soldat qui tombe en défendant son drapeau ne croit certes pas s’être sacrifié à un morceau d’étoffe. C’est que la pensée sociale, à cause de l’autorité impérative qui est en elle, a une efficacité que ne saurait avoir la pensée individuelle ; par l’action qu’elle exerce sur nos esprits, elle peut nous faire voir les choses sous le jour qui lui convient ; elle ajoute au réel où elle en retranche, selon les circonstances. Il y a ainsi une région de la nature où la formule de l’idéalisme s’applique presque à la lettre : c’est le règne social. L’idée y fait, beaucoup plus qu’ailleurs, la réalité. Sans doute, même dans ce cas, l’idéaliste n’est pas vrai sans tempérament. Nous ne pouvons jamais échapper à la dualité de notre nature et nous affranchir complètement des nécessités physiques : pour nous exprimer à nous-même nos propres idées, nous avons besoin, comme nous le montrerons tout à l’heure, de les fixer sur des choses matérielles qui les symbolisent. Mais ici, la part de la matière est réduite au minimum. L’objet qui sert de support à l’idée est bien peu de chose, comparé à la superstructure idéale sous laquelle il disparaît et, de plus, il n’est pour rien dans cette superstructure. Voilà en quoi consiste le pseudo-délire que l’on rencontre à la base de tant de représentations collectives : ce n’est qu’une forme de cet idéalisme essentiel
On peut maintenant comprendre comment le principe totémique et, plus généralement, comment toute force religieuse est extérieure aux choses dans lesquelles elle réside
Cette conception du religieux permet enfin d’expliquer un important principe que nous trouvons à la base d’une multitude de mythes et de rites et qui peut s’énoncer ainsi : quand un être sacré se subdivise, il reste tout entier égal à lui-même dans chacune de ses parties. En d’autres termes, au regard de la pensée religieuse, la partie vaut le tout ; elle a les mêmes pouvoirs, la même efficacité. Un débris de relique a les mêmes vertus que la relique intégrale. La moindre goutte de sang contient le même principe actif que le sang tout entier. L’âme, comme nous le verrons, peut se fragmenter presque en autant de parties qu’il y a d’organes ou de tissus dans l’organisme ; chacune de ces âmes partielles équivaut à l’âme totale. Cette conception serait inexplicable si le caractère sacré tenait aux propriétés constitutives de la chose qui lui sert de substrat ; car alors il devrait varier comme cette chose, croître et décroître avec elle. Mais si les vertus qu’elle est censée posséder ne lui sont pas intrinsèques, si elles lui viennent de certains sentiments qu’elle rappelle et qu’elle symbolise bien qu’ils aient leur origine en dehors d’elle, comme, pour remplir ce rôle évocateur, elle n’a pas besoin d’avoir des dimensions déterminées, elle aura la même valeur, qu’elle soit entière ou non. Comme la partie rappelle le tout, elle évoque aussi les sentiments que le tout rappelle. Un simple fragment du drapeau représente la patrie comme le drapeau lui-même : aussi est-il sacré au même titre et au même degré