Mais si cette théorie du totémisme nous a permis d’expliquer les croyances les plus caractéristiques de cette religion, elle repose elle-même sur un fait qui n’est pas encore expliqué. Étant donné la notion du totem, emblème du clan, tout le reste suit ; mais il reste à rechercher comment cette notion s’est constituée. La question est double et peut se subdiviser ainsi : 1° qu’est-ce qui a déterminé le clan à se choisir un emblème ? 2° pourquoi ces emblèmes ont-ils été empruntés au monde animal et végétal, mais plus particulièrement au premier ?
Qu’un emblème soit, pour toute espèce de groupe, un utile centre de ralliement, c’est ce qu’il est inutile de démontrer. En exprimant l’unité sociale sous une forme matérielle, il la rend plus sensible à tous et, pour cette raison déjà, l’emploi des symboles emblématiques dut vite se généraliser une fois que l’idée en fut née. Mais de plus, cette idée dut jaillir spontanément des conditions de la vie commune ; car l’emblème n’est pas seulement un procédé commode qui rend plus clair le sentiment que la société a d’elle-même : il sert à faire ce sentiment ; il en est lui-même un élément constitutif.
En effet, par elles-mêmes, les consciences individuelles sont fermées les unes aux autres ; elles ne peuvent communiquer qu’au moyen de signes ou viennent se traduire leurs états intérieurs. Pour que le commerce qui s’établit entre elles puisse aboutir à une communion, c’est-à-dire à une fusion de tous les sentiments particuliers en un sentiment commun, il faut donc que les signes qui les manifestent viennent eux-mêmes se fondre en une seule et unique résultante. C’est l’apparition de cette résultante qui avertit les individus qu’ils sont à l’unisson et qui leur fait prendre conscience de leur unité morale. C’est en poussant un même cri, en prononçant une même parole, en exécutant un même geste concernant un même objet qu’ils se mettent et se sentent d’accord. Sans doute, les représentations individuelles, elles aussi, déterminent dans l’organisme des contrecoups qui ne sont pas sans importance ; elles peuvent cependant être conçues, abstraction faite de ces répercussions physiques qui les accompagnent ou qui les suivent, mais qui ne les constituent pas. Il en va tout autrement des représentations collectives. Elles supposent que des consciences agissent et réagissent les unes sur les autres ; elles résultent de ces actions et de ces réactions qui, elles-mêmes, ne sont possibles que grâce à des intermédiaires matériels. Ceux-ci ne se bornent donc pas à révéler l’état mental auquel ils sont associés ; ils contribuent à le faire. Les esprits particuliers ne peuvent se rencontrer et communier qu’à condition de sortir d’eux-mêmes ; mais ils ne peuvent s’extérioriser que sous la forme de mouvements. C’est l’homogénéité de ces mouvements qui donne au groupe le sentiment de soi et qui, par conséquent, le fait être. Une fois cette homogénéité établie, une fois que ces mouvements ont pris une forme et une stéréotypée, ils servent à symboliser les représentations correspondantes. Mais ils ne les symbolisent que parce qu’ils ont concouru à les former.
D’ailleurs, sans symboles, les sentiments sociaux ne pourraient avoir qu’une existence précaire. Très forts tant que les hommes sont assemblés et s’influencent réciproquement, ils ne subsistent, quand l’assemblée a pris fin, que sous la forme de souvenirs qui, s’ils sont abandonnés à eux-mêmes, vont de plus en plus en pâlissant ; car, comme le groupe, à ce moment, n’est plus présent et agissant, les tempéraments individuels reprennent facilement le dessus. Les passions violentes qui ont pu se déchaîner au sein d’une foule tombent et s’éteignent une fois qu’elle s’est dissoute, et les individus se demandent avec stupeur comment ils ont pu se laisser emporter à ce point hors de leur caractère. Mais si les mouvements par lesquels ces sentiments se sont exprimés viennent s’inscrire sur des choses qui durent, ils deviennent eux-mêmes durables. Ces choses les rappellent sans cesse aux esprits et les tiennent perpétuellement en éveil ; c’est comme si la cause initiale qui les a suscités continuait à agir. Ainsi l’emblématisme, nécessaire pour permettre à la société de prendre conscience de soi, n’est pas moins indispensable pour assurer la continuité de cette conscience.
Il faut donc se garder de voir dans ces symboles de simples artifices, des sortes d’étiquettes qui viendraient se surajouter à des représentations toutes faites pour les rendre plus maniables : ils en sont partie intégrante. Même le fait que des sentiments collectifs se trouvent ainsi rattachés à des choses qui leur sont étrangères n’est pas purement conventionnel : il ne fait que figurer sous une forme sensible un caractère réel des faits sociaux, à savoir leur transcendance par rapport aux consciences individuelles. On sait, en effet, que les phénomènes sociaux prennent naissance, non dans l’individu, mais dans le groupe. Quelque part que nous prenions à leur genèse, chacun de nous les reçoit du dehors
Ainsi, la vie sociale, sous tous ses aspects et à tous les moments de son histoire, n’est possible que grâce à un vaste symbolisme. Les emblèmes matériels, les représentations figurées, dont nous avons plus spécialement à nous occuper dans la présente étude, en sont une forme particulière ; mais il en est bien d’autres. Les sentiments collectifs peuvent également s’incarner dans des personnes ou dans des formules : il y a des formules qui sont des drapeaux ; il n’y a des personnages, réels ou mythiques, qui sont des symboles. Mais il y a une sorte d’emblème qui dut apparaître très vite en dehors de tout calcul et de toute réflexion : c’est celui-là même que nous avons vu jouer dans le totémisme un rôle considérable ; c’est le tatouage. Des faits connus démontrent, en effet, qu’il se produit avec une sorte d’automatisme dans des conditions données. Quand des hommes de culture inférieure sont associés dans une vie commune, ils sont souvent amenés, comme par une tendance instinctive, à se peindre ou à se graver sur le corps des images qui rappellent cette communauté d’existence. D’après un texte de Procope, les premiers chrétiens se faisaient imprimer sur la peau le nom du Christ ou le signe de la croix
Le clan est, d’ailleurs, une société qui peut, moins que toute autre, se passer d’emblème et de symbole, car il n’en est guère qui manque autant de consistance. Le clan ne peut pas se définir par son chef ; car, si toute autorité centrale n’en est pas absente, elle y est, du moins, incertaine et instable
Il reste à chercher pourquoi ces noms et ces emblèmes furent empruntés, d’une manière presque exclusive, au règne animal et au règne végétal, mais surtout au premier.
Il nous paraît vraisemblable que l’emblème a joué un rôle plus important que le nom. En tout cas, le signe écrit tient encore aujourd’hui dans la vie du clan une place plus centrale que le signe parlé. Or, la matière de l’image emblématique ne pouvait être demandée qu’à une chose susceptible d’être figurée par un dessin. D’un autre côté, il fallait que ces choses fussent de celles avec lesquelles les hommes du clan étaient le plus immédiatement et le plus habituellement en rapports. Les animaux remplissaient au plus haut degré cette condition. Pour ces peuplades de chasseurs et de pêcheurs, l’animal constituait, en effet, l’élément essentiel du milieu économique. Sous ce rapport, les plantes ne venaient qu’ensuite ; car elles ne peuvent tenir qu’une place secondaire dans l’alimentation tant qu’elles ne sont pas cultivées. D’ailleurs, l’animal est plus étroitement associé à la vie de l’homme que la plante, ne serait-ce qu’à cause de la parenté de nature qui unit entre eux ces deux êtres. Au contraire, le Soleil, la Lune, les astres étaient trop loin et faisaient l’effet de ressortir à un autre monde
Une observation de Strehlow permet même de préciser la manière dont furent vraisemblablement choisis ces emblèmes. Strehlow dit avoir remarqué que les centres totémiques sont le plus souvent situés à proximité d’une montagne, d’une source, d’une gorge ou les animaux qui servent de totem au groupe se rencontrent en abondance, et il cite de ce fait un certain nombre d’exemples