Le résultat auquel nous a conduit l’analyse précédente n’intéresse pas seulement l’histoire du totémisme, mais la genèse de la pensée religieuse en général.
Sous prétexte que l’homme, à l’origine, est dominé par les sens et les représentations sensibles, on a souvent soutenu qu’il avait commencé par se représenter le divin sous la forme concrète d’êtres définis et personnels. Les faits ne confirment pas cette présomption. Nous venons de décrire un ensemble, systématiquement lié, de croyances religieuses que nous sommes fondé à considérer comme très primitif, et cependant nous n’y avons pas rencontré de personnalités de ce genre. Le culte proprement totémique ne s’adresse ni à tels animaux ni à telles plantes déterminées, ni même à une espèce végétale ou animale, mais à une sorte de vague puissance, dispersée à travers les choses
Telle est la matière première avec laquelle ont été construits les êtres de toute sorte que les religions de tous les temps ont consacrés et adorés. Les esprits, les démons, les génies, les dieux de tout degré ne sont que les formes concrètes qu’a prises cette énergie, cette « potentialité » comme l’appelle Howitt
On peut mieux comprendre maintenant pourquoi il nous a été impossible de définir la religion par l’idée de personnalités mythiques, dieux ou esprits ; c’est que cette manière de se représenter les choses religieuses n’est nullement inhérente à leur nature. Ce que nous trouvons à l’origine et à la base de la pensée religieuse, ce ne sont pas des objets ou des êtres déterminés et distincts qui possèdent par eux-mêmes un caractère sacré ; mais ce sont des pouvoirs indéfinis, des forces anonymes, plus ou moins nombreuses selon les sociétés, parfois même ramenées à l’unité, et dont l’impersonnalité est strictement comparable à celle des forces physiques dont les sciences de la nature étudient les manifestations. Quant aux choses sacrées particulières, elles ne sont que des formes individualisées de ce principe essentiel. Il n’est donc pas surprenant que, même dans les religions où il existe des divinités avérées, il y ait des rites qui possèdent une vertu efficace par eux-mêmes et indépendamment de toute intervention divine. C’est que cette force peut s’attacher aux paroles prononcées, aux gestes effectués, aussi bien qu’à des substances corporelles ; la voix, les mouvements peuvent lui servir de véhicule, et, par leur intermédiaire, elle peut produire les effets qui sont en elle, sans qu’aucun dieu ni aucun esprit lui prêtent leur concours. Même, qu’elle vienne à se concentrer éminemment dans un rite, et celui-ci deviendra, par elle, créateur de divinités
Cette conception que nous a suggérée la seule étude du totémisme a, en outre, pour elle, que plusieurs savants y ont été récemment conduits au cours de recherches très différentes, et indépendamment les uns des autres. Il tend à se produire sur ce point une concordance spontanée qui mérite d’être remarquée, car elle est une présomption d’objectivité.
Dès 1899, nous montrions la nécessité de ne faire entrer dans la définition du fait religieux aucune notion de personnalité mythique
Peu de temps après, MM. Hubert et Mauss, entreprenant de faire une théorie générale de la magie, établissaient que la magie tout entière repose sur la notion de mana
Ainsi, de tous côtés, la même idée tend à se faire jour