I

Les êtres sacrés sont, par définition, des êtres séparés. Ce qui les caractérise, c’est que, entre eux et les êtres profanes, il y a une solution de continuité. Normalement, les uns sont en dehors des autres. Tout un ensemble de rites a pour objet de réaliser cet état de séparation qui est essentiel. Puisqu’ils ont pour fonction de prévenir les mélanges et les rapprochements indus, d’empêcher qu’un de ces deux domaines n’empiète sur l’autre, ils ne peuvent édicter que des abstentions, c’est-à-dire des actes négatifs. Pour cette raison, nous proposons d’appeler culte négatif le système formé par ces rites spéciaux. Ils ne prescrivent pas au fidèle d’accomplir des prestations effectives, mais se bornent à lui interdire certaines façons d’agir ; ils prennent donc tous la forme de l’interdit, on, comme on dit couramment en ethnographie, du tabou. Ce dernier mot est celui qui est employé dans les langues polynésiennes pour désigner l’institution en vertu de laquelle certaines choses sont retirées de l’usage commun

Mais il y a des interdits d’espèces différentes et qu’il importe de distinguer ; car nous n’avons pas à traiter, dans le présent chapitre, de toutes les sortes d’interdits.

Tout d’abord, en dehors de ceux qui relèvent de la religion, il en est qui ressortissent à la magie. Les uns et les autres ont ceci de commun qu’ils édictent des incompatibilités entre certaines choses et prescrivent de séparer les choses ainsi déclarées incompatibles. Mais il y a entre eux de très graves différences. D’abord, les sanctions ne sont pas les mêmes dans les deux cas. Sans doute, comme nous le dirons plus loin, la violation des interdits religieux passe souvent pour déterminer mécaniquement des désordres matériels dont le coupable est censé pâtir et qui sont considérés comme une sanction de son acte. Mais, alors même qu’elle se produit réellement, cette sanction spontanée et automatique ne reste pas la seule ; elle est toujours complétée par une autre qui suppose une intervention humaine. Ou bien une peine proprement dite s’y surajoute, quand elle ne l’anticipe pas, et cette peine est délibérément infligée par les hommes ; ou, tout au moins, il y a blâme, réprobation publique. Alors même que le sacrilège a été comme puni par la maladie ou la mort naturelle de son auteur, il est, de plus, flétri ; il offense l’opinion qui réagit contre lui ; il met celui qui l’a commis en état de faute. Au contraire, l’interdiction magique n’est sanctionnée que par les conséquences matérielles qu’est censé produire, avec une sorte de nécessité physique, l’acte interdit. En désobéissant, on court des risques, comme ceux auxquels s’expose un malade qui ne suit pas les avis de son médecin ; mais la désobéissance, dans ce cas, ne constitue pas une faute ; elle n’indigne pas. Il n’y a pas de péché magique. Cette différence dans les sanctions tient, d’ailleurs, à une différence profonde dans la nature des interdits. L’interdit religieux implique nécessairement la notion du sacré ; il vient du respect que l’objet sacré inspire et il a pour but d’empêcher qu’il soit manqué à ce respect. Au contraire, les interdits magiques ne supposent que la notion toute laïque de propriété. Les choses que le magicien recommande de tenir séparées sont celles qui, en raison de leurs propriétés caractéristiques, ne peuvent être mêlées ou rapprochées sans dangers. Si même il lui arrive d’inviter ses clients à se tenir à distance de certaines choses sacrées, ce n’est pas par respect pour elles et de peur qu’elles ne soient profanées, car la magie, nous le savons, vit de profanations

Mais entre ces dernières elles-mêmes, une nouvelle distinction est nécessaire.

Il y a des interdits religieux qui ont pour objet de séparer, les unes des autres, des choses sacrées d’espèces différentes. On se rappelle, par exemple, comment, chez les Wakelbura, l’échafaud sur lequel le mort est exposé doit être exclusivement construit avec des matériaux qui ressortissent à la phratrie du défunt ; c’est dire que tout contact est interdit entre le mort, qui est sacré, et les choses de l’autre phratrie, qui sont sacrées, elles aussi, mais à des titres différents. Ailleurs, les armes dont on se sert pour chasser un animal ne doivent pas être faites d’un bois qui soit classé dans le même groupe social que l’animal lui-même

Mais il existe un autre système d’interdictions religieuses beaucoup plus étendu et plus important : c’est celui qui sépare, non des espèces différentes de choses sacrées, mais tout ce qui est sacré d’avec tout ce qui est profane. Il dérive donc immédiatement de la notion même du sacré qu’il se borne à exprimer et à réaliser. Aussi fournit-il la matière d’un véritable culte et même d’un culte qui est à la base de tous les autres ; car l’attitude qu’il prescrit est celle dont le fidèle ne doit jamais se départir dans ses rapports avec les êtres sacrés. C’est ce que nous appelons le culte négatif. On peut donc dire de ces interdits qu’ils sont les interdits religieux par excellence

Mais ils prennent les formes multiples. Voici les types principaux que l’on observe en Australie.

Avant tout, il y a des interdits de contact : ce sont les tabous primaires dont les autres ne sont guère que des variétés particulières. Ils reposent sur ce principe que le profane ne doit pas toucher le sacré. Déjà nous avons vu qu’en aucun cas les churinga ou les bull-roarers ne doivent être maniés par des non-initiés. Si les adultes en ont le libre usage ; c’est que l’initiation leur a conféré un caractère sacré. Le sang, et tout particulièrement celui qui coule pendant l’initiation, a une vertu religieuse

Un contact exceptionnellement intime est celui qui résulte de l’absorption d’un aliment. De là vient l’interdiction de manger les animaux ou les végétaux sacrés, notamment ceux qui servent de totems

Si, d’ailleurs, certains aliments sont interdits au profane parce qu’ils sont sacrés, d’autres, au contraire, sont interdits, parce que profanes, aux personnes marquées d’un caractère sacré. Ainsi, il est fréquent que des animaux déterminés soient affectés spécialement à l’alimentation des femmes ; pour cette raison, on croit qu’ils participent de la nature féminine, et, par conséquent, qu’ils sont profanes. Le jeune initié, au contraire, est soumis à un ensemble de rites d’une particulière gravité ; pour pouvoir lui communiquer les vertus qui lui permettront de pénétrer dans le monde des choses sacrées d’où il était exclu jusqu’alors, on fait converger sur lui un faisceau exceptionnellement puissant de forces religieuses. Il se trouve donc dans un état de sainteté qui repousse au loin tout ce qui est profane. Aussi lui est-il défendu de manger du gibier qui est censé ressortir aux femmes

Mais le contact peut s’établir autrement que par le toucher. On est en relations avec une chose par cela seul qu’on la regarde : le regard est une mise en rapports. C’est pourquoi la vue des choses sacrées est, dans certains cas, interdite aux profanes. La femme ne doit jamais voir les instruments du culte ; tout au plus lui est-il permis de les apercevoir de loin

La parole est une autre façon d’entrer en relations avec les personnes ou avec les choses. Le souffle expiré établit la communication ; c’est quelque chose de nous qui se répand au-dehors. Aussi est-il interdit aux profanes d’adresser la parole aux êtres sacrés ou simplement de parler en leur présence. De même que le néophyte ne doit regarder ni les opérateurs ni les assistants, il lui est défendu de converser avec eux autrement que par signes ; et cette interdiction persiste jusqu’à ce qu’elle ait été levée au moyen d’un rite spécial

En dehors des choses sacrées, il y a des mots, des sons qui ont le même caractère : ils ne doivent ni se trouver sur les lèvres des profanes ni frapper leurs oreilles. Il y a des chants rituels que les femmes ne doivent pas entendre sous peine de mort

Non seulement les êtres sacrés sont séparés des profanes, mais rien de ce qui concerne, directement ou indirectement, la vie profane ne doit se mêler à la vie religieuse. Une nudité complète est souvent exigée de l’indigène comme une condition préalable pour qu’il puisse être admis à participer au rite

Plus généralement, les actes caractéristiques de la vie ordinaire sont interdits tandis que se déroulent ceux de la vie religieuse. L’acte de manger est, par lui-même, profane ; car il a lieu tous les jours, il satisfait des besoins essentiellement utilitaires et matériels, il fait partie de notre existence vulgaire

Pour la même raison, toutes les occupations temporelles sont suspendues quand ont lieu les grandes solennités religieuses. Suivant une remarque de Spencer et Gillen

Il ne saurait être question d’énumérer ici toutes les espèces d’interdits qui sont observés, même dans les seules religions australiennes. Comme la notion du sacré sur laquelle il repose, le système des interdits s’étend aux relations les plus diverses ; on l’utilise même délibérément pour des fins utilitaires

En premier lieu, la vie religieuse et la vie profane ne peuvent coexister dans un même espace. Pour que la première puisse se développer, il faut donc lui aménager un emplacement spécial d’où la seconde soit exclue. De là vient l’institution des temples et des sanctuaires : ce sont des portions d’espace qui sont affectées aux choses et aux êtres sacrés et qui leur servent d’habitats ; car ils ne peuvent s’établir sur le sol qu’à condition de se l’approprier totalement dans un rayon déterminé. Ces sortes d’arrangements sont tellement indispensables à toute vie religieuse que les religions même les plus inférieures ne peuvent s’en passer. L’ertnatulunga, cet endroit où sont déposés les churinga, est un véritable sanctuaire. Aussi est-il interdit aux non-initiés de s’en approcher. Il est même défendu de s’y livrer à une occupation profane, quelle qu’elle soit. Nous verrons dans la suite qu’il existe d’autres lieux saints où se célèbrent d’importantes cérémonies

De même, la vie religieuse et la vie profane ne peuvent coexister dans les mêmes unités de temps. Il est donc nécessaire d’assigner à la première des jours ou des périodes déterminés d’où toutes les occupations profanes soient retirées. C’est ainsi qu’ont pris naissance les fêtes. Il n’est pas de religion ni, par conséquent, de société qui n’ait connu et pratiqué cette division du temps en deux parties tranchées qui alternent l’une avec l’autre suivant une loi variable avec les peuples et les civilisations ; c’est même très probablement, comme nous l’avons dit, la nécessité de cette alternance qui a amené les hommes à introduire, dans la continuité et l’homogénéité de la durée, des distinctions et des différenciations qu’elle ne comporte pas naturellement

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