II

Jusqu’à présent, le culte négatif ne s’est présenté à nous que comme un système d’abstentions. Il semble donc ne pouvoir servir qu’à inhiber l’activité, non à la stimuler et à la tonifier. Et cependant, par un contre-coup inattendu de cet effet inhibitif, il se trouve exercer, sur la nature religieuse et morale de l’individu, une action positive de la plus haute importance.

En effet, en raison de la barrière qui sépare le sacré du profane, l’homme ne peut entrer en rapports intimes avec les choses sacrées qu’à condition de se dépouiller de ce qu’il y a de profane en lui. Il ne peut vivre d’une vie religieuse un peu intense, que s’il commence par se retirer plus ou moins complètement de la vie temporelle. Le culte négatif est donc, en un sens, un moyen en vue d’un but : il est la condition d’accès du culte positif. Il ne se borne pas à protéger les êtres sacrés contre les contacts vulgaires ; il agit sur le fidèle lui-même dont il modifie positivement l’état. L’homme qui s’est soumis aux interdictions prescrites n’est pas après ce qu’il était avant. Avant, c’était un être du commun qui, pour cette raison, était tenu de rester à distance des forces religieuses. Après, il est davantage de plain-pied avec elles ; car il s’est rapproché du sacré par cela seul qu’il s’est éloigné du profane ; il s’est épuré et sanctifié par cela seul qu’il s’est détaché des choses basses et triviales qui alourdissaient sa nature. Les rites négatifs confèrent donc des pouvoirs efficaces tout comme les rites positifs ; les premiers, comme les seconds, peuvent servir à élever le tonus religieux des individus. Suivant une juste remarque qui a été faite, nul ne peut s’engager dans une cérémonie religieuse de quelque importance sans se soumettre à une sorte d’initiation préalable qui l’introduise progressivement dans le monde sacré

Quand il ne s’agit que de rites négatifs particuliers et isolés, leur action positive est généralement trop peu marquée pour être aisément perceptible. Mais il y a des circonstances où un système complet d’interdits est concentré sur une seule tête ; dans ce cas, leurs effets s’accumulent et deviennent ainsi plus manifestes. C’est ce qui se produit, en Australie, lors de l’initiation. Le néophyte est astreint à une extrême variété de rites négatifs. Il doit se retirer de la société ou s’est, jusqu’alors, passée son existence, et presque de toute société humaine. Non seulement il lui est défendu de voir des femmes et des non-initiés

À la lumière de ces faits, on peut comprendre ce que c’est que l’ascétisme, quelle place il occupe dans la vie religieuse, et d’où viennent les vertus qui lui ont été très généralement attribuées. Il n’y a pas, en effet, d’interdit dont l’observance n’ait, à quelque degré, un caractère ascétique. S’abstenir d’une chose qui peut être utile ou d’une forme d’activité qui, puisqu’elle est usuelle, doit répondre à quelque besoin humain, c’est, de toute nécessité, s’imposer des gênes, des renoncements. Pour qu’il y ait ascétisme proprement dit, il suffit donc que ces pratiques se développent de manière à devenir la base d’un véritable régime de vie. Normalement, le culte négatif ne sert guère que d’introduction et de préparation au culte positif. Mais il arrive qu’il s’affranchit de cette subordination et passe au premier plan, que le système des interdits s’enfle et s’exagère au point d’envahir l’existence tout entière. Ainsi prend naissance l’ascétisme systématique qui, par conséquent, n’est pas autre chose qu’une hypertrophie du culte négatif. Les vertus spéciales qu’il est censé conférer ne sont qu’une forme amplifiée de celles que confère, à un moindre degré, la pratique de tout interdit. Elles ont la même origine ; car elles reposent également sur ce principe qu’on se sanctifie par cela seul qu’on fait effort pour se séparer du profane. Le pur ascète est un homme qui s’élève au-dessus des hommes et qui acquiert une sainteté particulière par des jeûnes, des veilles, par la retraite et le silence, en un mot par des privations, plus que par des actes de piété positive (offrandes, sacrifices, prières, etc.). L’histoire montre, d’autre part, à quel haut prestige religieux on peut atteindre par cette voie : le saint bouddhiste est essentiellement un ascète, et il est égal ou supérieur aux dieux.

Il suit de là que l’ascétisme n’est pas, comme on pourrait le croire, un fruit rare, exceptionnel et presque anormal de la vie religieuse ; c’en est, au contraire, un élément essentiel. Toute religion en contient au moins le germe, car il n’y en a pas ou ne se rencontre un système d’interdits. La seule différence qu’il y ait sous ce rapport entre les cultes, c’est que ce germe y est plus ou moins développé. Encore convient-il d’ajouter qu’il n’en existe probablement pas un seul ou ce développement ne prenne, au moins à titre temporaire, les traits caractéristiques de Fl’ascétisme proprement dit. C’est ce qui a lieu généralement à certaines périodes critiques, où en un temps relativement court, il faut susciter chez un sujet quelque grave changement d’état. Alors, pour pouvoir l’introduire plus rapidement dans le cercle des choses sacrées avec lesquelles il s’agit de le mettre en contact, on le sépare violemment du monde profane ; ce qui ne va pas sans abstinences multipliées, sans une recrudescence exceptionnelle du système des interdits. C’est précisément ce qui se produit, en Australie, au moment de l’initiation. Pour transformer les jeunes gens en hommes, on leur fait vivre une véritable vie d’ascètes. Mrs Parker les appelle très justement les moines de Baiame

Mais abstinences et privations ne vont pas sans souffrances. Nous tenons par toutes les fibres de notre chair au monde profane ; notre sensibilité nous y attache ; notre vie en dépend. Il n’est pas seulement le théâtre naturel de notre activité ; il nous pénètre de toutes parts ; il est partie de nous-même. Nous ne pouvons donc nous en détacher sans faire violence à notre nature, sans froisser douloureusement nos instincts. En d’autres termes, le culte négatif ne peut se développer sans faire souffrir. La douleur en est une condition nécessaire. On a été ainsi amené à la considérer comme constituant par elle-même une sorte de rite ; on y a vu un état de grâce qu’il faut rechercher et susciter, même artificiellement, à cause des pouvoirs et des privilèges qu’elle confère au même titre que ces systèmes d’interdits dont elle est l’accompagnement naturel. Preuss est le premier, à notre connaissance, qui ait eu le sentiment du rôle religieux

Mais on trouve des faits analogues sans sortir d’Australie, notamment au cours des cérémonies d’initiation. Beaucoup des rites qui sont pratiqués à cette occasion consistent précisément à infliger systématiquement au néophyte des souffrances déterminées, en vue de modifier son état et de lui faire acquérir les qualités caractéristiques de l’homme. Ainsi, chez les Larakia, tandis que les jeunes gens sont en retraite dans la forêt, leurs parrains et surveillants leur assènent à chaque instant des coups violents, sans avertissement préalable comme sans raison

Dans d’autres cas, ces sévices rituels sont exercés, non sur l’organisme dans son ensemble, mais sur un organe ou sur un tissu particulier dont ils ont pour objet de stimuler la vitalité. Ainsi, chez les Arunta, les Warramunga et plusieurs autres tribus

Il ne serait pas impossible que l’extraction des dents fût parfois destinée à produire des effets du même genre. En tout cas, il est certain que les rites si cruels de la circoncision et de la subincision ont pour objet de conférer aux organes génitaux des pouvoirs particuliers. En effet, le jeune homme n’est admis au mariage qu’après s’y être soumis ; c’est donc qu’il leur doit des vertus spéciales. Ce qui rend indispensable cette initiation sui generis, c’est que l’union des sexes est, dans toutes les sociétés inférieures, marquée d’un caractère religieux. Elle est censée mettre en jeu des forces redoutables que l’homme ne peut aborder sans danger, à moins d’avoir acquis, par des procédés rituels, l’immunité nécessaire

Nous disions au début de cet ouvrage que tous les éléments essentiels de la pensée et de la vie religieuse doivent se retrouver, au moins en germe, dès les religions les plus primitives : les faits qui précèdent confirment cette assertion. S’il est une croyance qui passe pour être spéciale aux religions les plus récentes et les plus idéalistes, c’est celle qui attribue à la douleur un pouvoir sanctifiant. Or, cette même croyance est à la base des rites qui viennent d’être observés. Sans doute, elle est étendue différemment suivant les moments de l’histoire ou on la considère. Pour le chrétien, c’est surtout sur l’âme qu’elle est censée agir : elle l’épure, l’anoblit, la spiritualise. Pour l’Australien, c’est sur le corps qu’elle est efficace ; elle accroît les énergies vitales ; elle fait pousser la barbe et les cheveux, elle endurcit les membres. Mais, de part et d’autre, le principe est le même. Ici et là, on admet que la douleur est génératrice de forces exceptionnelles. Et cette croyance n’est pas sans fondement. C’est, en effet, par la manière dont il brave la douleur que se manifeste le mieux la grandeur de l’homme. Jamais il ne s’élève avec plus d’éclat au-dessus de lui-même que quand il dompte sa nature au point de lui faire suivre une voie contraire à celle qu’elle prendrait spontanément. Par là, il se singularise entre toutes les autres créatures qui, elles, vont aveuglément où les appelle le plaisir ; par là, il se fait une place à part dans le monde. La douleur est le signe que certains des liens qui l’attachent au milieu profane sont rompus ; elle atteste donc qu’il est partiellement affranchi de ce milieu et, par suite, elle est justement considérée comme l’instrument de la délivrance. Aussi celui qui est ainsi délivré n’est-il pas victime d’une pure illusion quand il se croit investi d’une sorte de maîtrise sur les choses : il s’est réellement élevé au-dessus d’elles, par cela même qu’il y a renoncé ; il est plus fort que la nature puisqu’il la fait taire.

Il s’en faut, d’ailleurs, que cette vertu n’ait qu’une valeur esthétique : toute la vie religieuse la suppose. Sacrifices et offrandes ne vont pas sans privations qui coûtent au fidèle. Alors même que les rites n’exigent pas de lui des prestations matérielles, ils lui prennent de son temps et de ses forces. Pour servir des dieux, il faut qu’il s’oublie ; pour leur faire dans sa vie la place qui leur revient, il faut qu’il sacrifie de ses intérêts profanes. Le culte positif n’est donc possible que si l’homme est entraîné au renoncement, à l’abnégation, au détachement de soi et, par conséquent, à la souffrance. Il faut qu’il ne la redoute pas : il ne peut même s’acquitter joyeusement de ses devoirs qu’à condition de l’aimer à quelque degré. Mais pour cela, il est indispensable qu’il y soit exercé, et c’est à quoi tendent les pratiques ascétiques. Les douleurs qu’elles imposent ne sont donc pas des cruautés arbitraires et stériles ; c’est une école nécessaire où l’homme se forme et se trempe, où il acquiert les qualités de désintéressement et d’endurance sans lesquelles il n’y a pas de religion. Même, pour que ce résultat soit obtenu, il est bon que l’idéal ascétique vienne s’incarner éminemment en des personnages particuliers dont c’est, pour ainsi dire, la spécialité de représenter, presque avec excès, cet aspect de la vie rituelle ; car ils sont comme autant de modèles vivants qui incitent à l’effort. Tel est le rôle historique des grands ascètes. Quand on analyse dans le détail leurs faits et leurs gestes, on se demande quelle en peut être la fin utile. On est frappé de ce qu’il y a d’outré dans le mépris qu’ils professent pour tout ce qui passionne ordinairement les hommes. Mais ces outrances sont nécessaires pour entretenir chez les fidèles un suffisant dégoût de la vie facile et des plaisirs communs. Il faut qu’une élite mette le but trop haut pour que la foule ne le mette pas trop bas. Il faut que quelques-uns exagèrent pour que la moyenne reste au niveau qui convient.

Mais l’ascétisme ne sert pas seulement à des fins religieuses. Ici, comme ailleurs, les intérêts religieux ne sont que la forme symbolique d’intérêts sociaux et moraux. Les êtres idéaux auxquels s’adressent les cultes ne sont pas les seuls à réclamer de leurs serviteurs un certain mépris de la douleur : la société, elle aussi, n’est possible qu’à ce prix. Tout en exaltant les forces de l’homme, elle est souvent rude aux individus : elle exige nécessairement d’eux de perpétuels sacrifices ; elle fait sans cesse violence à nos appétits naturels, précisément parce qu’elle nous élève au-dessus de nous-mêmes. Pour que nous puissions remplir nos devoirs envers elle, il faut donc que nous soyons dressés à violenter parfois nos instincts, à remonter, quand il le faut, la pente de la nature. Ainsi, il y a un ascétisme qui, inhérent à toute vie sociale, est destiné à survivre à toutes les mythologies et à tous les dogmes ; il fait partie intégrante de toute culture humaine. Et c’est lui, au fond, qui est la raison d’être et la justification de celui qu’ont enseigné les religions de tous les temps.

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