IV

Mais si la contagiosité du sacré contribue à expliquer le système des interdits, comment s’explique-t-elle elle-même ?

On a cru pouvoir en rendre compte par les lois, bien connues, de l’association des idées. Les sentiments que nous inspire une personne ou une chose s’étendent contagieusement de l’idée de cette chose ou de cette personne aux représentations qui y sont associées et, par suite, aux objets que ces représentations expriment. Le respect que nous avons pour un être sacré se communique donc à tout ce qui touche à cet être, à tout ce qui lui ressemble et le rappelle. Sans doute, l’homme cultivé n’est pas dupe de ces associations ; il sait que ces émotions dérivées sont dues à de simples jeux d’images, à des combinaisons toutes mentales et il ne s’abandonne pas aux superstitions que ces illusions, tendent à déterminer. Mais, dit-on, le primitif objective naïvement ses impressions sans les critiquer. Une chose lui inspire-t-elle une crainte révérencielle ? Il en conclut qu’une force auguste et redoutable y réside réellement ; il se tient donc à distance de cette chose et la traite comme si elle était sacrée, alors même qu’elle n’a aucun droit à ce titre

Mais c’est oublier que les religions les plus primitives ne sont pas les seules qui aient attribué au caractère sacré cette puissance de propagation. Même dans les cultes les plus récents, il existe un ensemble de rites qui reposent sur ce principe. Toute consécration par voie d’onction ou de lustration ne consiste-t-elle pas à transférer dans un objet profane les vertus sanctifiant es d’un objet sacré ? Il est pourtant difficile de voir, dans le catholique éclairé d’aujourd’hui, une sorte de sauvage attardé, qui continue à être trompé par ses associations d’idées, sans que rien, dans la nature des choses, explique et justifie ces manières de penser. C’est, d’ailleurs, très arbitrairement que l’on prête au primitif cette tendance à objectiver aveuglément toutes ses émotions. Dans sa vie courante, dans le détail de ses occupations laïques, il n’impute pas à une chose les propriétés de sa voisine ou réciproquement. S’il est moins amoureux que nous de clarté et de distinction, il s’en faut cependant qu’il y ait en lui je ne sais quelle déplorable aptitude à tout brouiller et à tout confondre. Seule, la pensée religieuse a un penchant marqué pour ces sortes de confusions. C’est donc bien dans la nature spéciale des choses religieuses, et non dans les lois générales de l’intelligence humaine, qu’il faut aller chercher l’origine de ces prédispositions.

Quand une force ou une propriété nous paraît être une partie intégrante, un élément constitutif du sujet en qui elle réside, on ne peut pas se représenter facilement qu’elle s’en détache pour se transporter ailleurs. Un corps se définit par sa masse et sa composition atomique ; aussi ne concevons-nous pas qu’il puisse communiquer, par voie de contact, aucun de ces caractères distinctifs. Mais, au contraire, s’il s’agit d’une force qui a pénétré le corps du dehors, comme rien ne l’y attache, comme elle y est en qualité d’étrangère, il n’y a rien d’irreprésentable à ce qu’elle puisse s’en échapper. C’est ainsi que la chaleur ou l’électricité, qu’un objet quelconque a reçues d’une source externe, sont transmissibles au milieu ambiant, et l’esprit accepte sans résistance la possibilité de cette transmission. L’extrême facilité avec laquelle les forces religieuses rayonnent et se diffusent n’a donc rien qui doive surprendre si elles sont généralement conçues comme extérieures aux êtres en qui elles résident. Or c’est bien ce qu’implique la théorie que nous avons proposée.

Elles ne sont, en effet, que des forces collectives hypostasiées, c’est-à-dire des forces morales ; elles sont faites des idées et des sentiments qu’éveille en nous le spectacle de la société, non des sensations qui nous viennent du monde physique. Elles sont donc hétérogènes aux choses sensibles ou nous les situons. Elles peuvent bien emprunter à ces choses les formes extérieures et matérielles sous lesquelles elles sont représentées ; mais elles ne leur doivent rien de ce qui fait leur efficacité. Elles ne tiennent pas par des liens internes aux supports divers sur lesquels elles viennent se poser ; elles n’y ont pas de racines ; suivant un mot que nous avons employé déjà

Mais si les forces religieuses n’ont nulle part de lieu propre, leur mobilité devient aisément explicable. Puisque rien ne les attache aux choses où nous les localisons, il est naturel que, au moindre contact, elles s’en échappent, en dépit d’elles-mêmes pour ainsi dire, et qu’elles se propagent plus loin. Leur intensité les incite à cette propagation que tout favorise. C’est pourquoi l’âme elle-même, bien qu’elle tienne au corps par des liens tout personnels, menace sans cesse d’en sortir : tous les orifices, tous les pores de l’organisme sont autant de voies par où elle tend à se répandre et à se diffuser au-dehors

Mais nous nous rendrons mieux compte encore du phénomène que nous cherchons à comprendre si, au lieu de considérer la notion de forces religieuses toute constituée, nous remontons jusqu’au processus mental dont elle résulte. Nous avons vu, en effet, que le caractère sacré d’un être ne tenait pas à quelqu’un de ses attributs intrinsèques. Ce n’est pas parce que l’animal totémique a tel aspect ou telle propriété qu’il inspire des sentiments religieux ; ceux-ci résultent de causes tout à fait étrangères à la nature de l’objet sur lequel ils viennent se fixer. Ce qui les constitue, ce sont les impressions de réconfort et de dépendance, que l’action de la société provoque dans les consciences. Par elles-mêmes, ces émotions ne sont liées à l’idée d’aucun objet déterminé ; mais, parce que ce sont des émotions et qu’elles sont particulièrement intenses, elles sont aussi éminemment contagieuses. Elles font donc tache d’huile ; elles s’étendent à tous les autres états mentaux qui occupent alors l’esprit ; elles pénètrent et contaminent notamment les représentations où viennent s’exprimer les divers objets que l’homme, au même moment, a dans les mains ou sous les yeux : dessins totémiques qui recouvrent son corps, bull-roarers qu’il fait retentir, rochers qui l’entourent, sol qu’il foule sous ses pas, etc. C’est ainsi que ces objets eux-mêmes prennent une valeur religieuse qui, en réalité, ne leur est pas inhérente, mais leur est conférée du dehors. La contagion n’est donc pas une sorte de procédé secondaire par lequel le caractère sacré, une fois acquis, se propage ; c’est le procédé même par lequel il s’acquiert. C’est par contagion qu’il se fixe ; on ne peut s’étonner qu’il se transmette contagieusement. Ce qui en fait la réalité c’est une émotion spéciale ; s’il s’attache à un objet, c’est que cette émotion a rencontré cet objet sur sa route. Il est donc naturel que, de celui-ci, elle s’étende à tous ceux qu’elle trouve également à proximité, c’est-à-dire à tous ceux qu’une raison quelconque, contiguïté matérielle ou pure similitude, a rapprochés du premier dans l’esprit.

Ainsi la contagiosité du caractère sacré trouve son explication dans la théorie que nous avons proposée des forces religieuses, et, par cela même, sert à la confirmer

Nous avons vu

Ce rapport établi fait apparaître sous un nouvel aspect les phénomènes de contagion. Pris en eux-mêmes, ils semblent être étrangers à la vie logique. N’ont-ils pas pour effet de mêler et de confondre les êtres, en dépit de leurs différences naturelles ? Mais nous avons vu que ces confusions et ces participations ont joué un rôle logique et d’une haute utilité : elles ont servi à relier les choses que la sensation laisse en dehors les unes des autres. Il s’en faut donc que la contagion, source de ces rapprochements et de ces mélanges, soit marquée de cette espèce d’irrationalité fondamentale qu’on est tout d’abord porté à lui attribuer. Elle a ouvert la voie aux explications scientifiques de l’avenir.

Il y a notamment une forme du rituel que nous laisserons complètement de côté ; c’est le rituel oral qui doit être étudié dans un volume spécial de la Collection de l’Année sociologique. V. l’article « Taboo » dans l’Encyclopedia Britannica, dont l’auteur est Frazer. Les faits prouvent la réalité de cet inconvénient. Il ne manque pas d’écrivains qui, sur la foi du mot, ont cru que l’institution ainsi désignée était spéciale ou aux sociétés primitives en général ou même aux seuls peuples polynésiens (V. Réville, Religion des peuples primitifs, II, p. 55 ; Richard, La femme dans l’histoire, p. 435). V. plus haut, p. 59-60. Ce n’est pas à dire qu’entre les interdits religieux et les interdits magiques il y ait une solution de continuité radicale : il en est, au contraire, dont la nature vraie est indécise. Il y a des interdits du folklore dont il est souvent malaisé de dire s’ils sont religieux ou magiques. La distinction n’en est pas moins nécessaire ; car les interdits magiques ne peuvent, croyons-nous, être compris qu’en fonction des interdits religieux. V. plus haut, p. 212. Beaucoup des interdits entre choses sacrées se ramènent, pensons nous, à l’interdiction entre sacré et profane. C’est le cas des interdits d’âge ou de grade. En Australie, par exemple, il y a des aliments sacrés qui sont réservés aux seuls initiés. Mais ces aliments ne sont pas tous sacrés au même degré ; il y a entre eux une hiérarchie. De leur côté, les initiés ne sont pas tous égaux. Ils ne jouissent pas d’emblée de la plénitude de leurs droits religieux, mais n’entrent que pas à pas dans le domaine des choses sacrées. Ils doivent passer par toute une série de grades qui leur sont conférés, les uns après les autres, à la suite d’épreuves et de cérémonies spéciales ; il leur faut des mois, parfois même des années pour parvenir au plus élevé. Or, à chacun de ces grades sont affectés des aliments déterminés ; les hommes des grades inférieurs ne peuvent pas toucher aux aliments qui appartiennent de droit aux hommes des grades supérieurs (v. Mathews, Ethnol. Notes, etc., loc. cit., p. 262 et suiv. ; Langloh Parker, The Euahlayi, p. 23 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., North. Tr., p. 611 et suiv. ; Nat. Tr., p. 470 et suiv.). Le plus sacré repousse donc le moins sacré ; mais c’est que le second est profane par rapport au premier. En somme, toutes les interdictions religieuses se rangent en deux classes : les interdictions entre le sacré et le profane, celles entre le sacré pur et le sacré impur. V. plus haut, p. 194. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 463. Nat. Tr., p. 538 ; North. Tr., p. 604. North. Tr., p. 531. North. Tr., p. 518-5l9 ; Howitt, Nat. Tr., p. 449. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; Schulze, loc. cit., p. 231. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 449. Howitt, Nat. Tr., p. 451. Si les interdictions alimentaires qui s’appliquent au végétal ou à l’animal totémique sont les plus importantes, il s’en faut que ce soient les seules. Nous avons vu qu’il y a des aliments interdits aux non-initiés, parce qu’ils sont considérés comme sacrés ; or, des causes très diverses peuvent leur conférer ce caractère. Par exemple, comme nous le verrons plus loin, les animaux qui montent sur le faîte des arbres élevés sont réputés sacrés parce qu’ils sont voisins du grand dieu qui vit aux cieux. Il est possible aussi que, pour des raisons différentes, la chair de certains animaux ait été spécialement réservée aux vieillards et que, par suite, elle ait paru participer du caractère sacré qui est reconnu à ces derniers. V. Frazer, Totemism, p. 7. Howitt, Nat. Tr., p. 674. — Il y a une interdiction de contact dont nous ne disons rien parce que la nature exacte n’en est pas très facilement déterminable : c’est le contact sexuel. Il y a des périodes religieuses où l’homme ne doit pas avoir commerce avec la femme (North. Tr., p. 293, 295 ; Howitt, Nat. Tr., p. 387). Est-ce parce que la femme est profane ou parce que l’acte sexuel est un acte redouté ? La question ne peut être tranchée en passant. Nous l’ajournons comme tout ce qui concerne les rites conjugaux et sexuels. Ils tiennent trop étroitement au problème du mariage et de la famille pour en pouvoir être séparés. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 134 ; Howitt, Nat. Tr., p. 354. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 624. Howitt, Nat. Tr., p. 572. Howitt, ibid., p. 661. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p.386 ; Howitt, Nat. Tr., p. 655, 665. Chez les Wiimbaio (Howitt, ibid., p. 451). Howitt, ibid., p. 624, 661, 663, 667 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 221, 382 et suiv. ; North. Tr., p. 335, 344, 353, 369. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 221, 262, 288, 303, 367, 378, 380. Ibid., p. 302. , Nat. Tr., p. 581. Howitt, North. Tr., p. 227. Voir plus haut, p. 412. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; North. Tr., p. 526 ; Taplin, Narrinyeri, p. 19. Howitt, Nat. Tr., p. 466, 469 et suiv. Wyatt, Adelaide and Encounter Bay Tribes, in Woods, p. 165. Howitt, Nat. Tr., p. 470. Howitt, Nat. Tr., p. 657 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 139 ; North. Tr., p. 580 et suiv. Howitt, Nat. Tr., p. 537. Ibid., p. 544, 597, 614, 620. Par exemple, la ceinture de cheveux qu’il porte d’ordinaire (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 171). Ibid., p. 624 et suiv. Howitt, Nat. Tr., p. 556. Ibid., p. 587. Cet acte prend, il est vrai, un caractère religieux quand l’aliment consommé est sacré. Mais l’acte, par lui-même, est si bien profane que la consommation d’un aliment sacré constitue toujours une profanation. La profanation peut être permise ou même ordonnée, mais, comme nous le verrons plus loin, à condition que des rites la précèdent ou l’accompagnent qui l’atténuent ou l’expient. L’existence de ces rites montre bien que, par elle-même, la chose sacrée répugne à être consommée. North. Tr., p. 263. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 171. Howitt, Nat. Tr., p. 674. Peut-être la défense de parler pendant les grandes solennités religieuses tient-elle, en partie, à la même cause. On parle, et surtout on parle à voix haute dans la vie courante ; donc, dans la vie religieuse, on doit ou se taire ou parler à voix basse. La même considération n’est pas étrangère aux interdictions alimentaires (v..plus haut, p. 181). North. Tr., p. 33. Parce qu’il y a, à l’intérieur de chaque homme, un principe sacré, l’âme, l’individu s’est trouvé, dès l’origine, entouré d’interdits, première forme des interdits moraux qui isolent et protègent aujourd’hui la personne humaine. C’est ainsi que le corps de sa victime est considéré comme dangereux pour le meurtrier (Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 492) et lui est interdit. Or, les interdits qui ont cette origine sont souvent utilisés par les individus comme un moyen de retirer certaines choses de l’usage commun et d’établir sur elles un droit de propriété. « Un homme sort-il du camp en y laissant des armes, des aliments, etc., dit Roth à propos des tribus de la Rivière Palmer (Queensland du Nord ?), s’il urine à proximité des objets qu’il a ainsi laissés derrière lui, ils deviennent tami (équivalent du mot tabou) et il peut être assuré de les retrouver intacts à son retour » (North Queensland Ethnography, in Records of the Australian Museum, vol. VII, n° 2, p. 75). C’est que l’urine, comme le sang, est censée contenir quelque chose de la force sacrée qui est personnelle à l’individu. Elle tient donc les étrangers à distance. La parole, pour les mêmes raisons, peut également servir de véhicule à ces mêmes influences ; c’est pourquoi il est possible d’interdire l’accès d’un objet par simple déclaration verbale. Ce pouvoir de créer des interdits est, d’ailleurs, variable suivant les individus ; il est d’autant plus grand qu’ils ont un caractère plus sacré. Les hommes en ont presque le privilège à l’exclusion des femmes (Roth cite un seul cas de tabou imposé par les femmes) ; il est à son maximum chez les chefs, les anciens, qui s’en servent pour monopoliser les choses qui leur conviennent (Roth, ibid., p. 77). C’est ainsi que l’interdit religieux devient droit de propriété et règlement administratif. V. plus bas, même livre, chap. II. V. plus haut., p. 14. V. plus haut., p. 313. V. Hubert et Mauss, Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, in Mélanges d’histoire des religions, p. 22 et suiv. Howitt, Nat. Tr., p. 560, 657, 659, 661. L’ombre d’une femme ne doit même pas tomber sur lui (ibid., p. 633). Ce qu’il touche ne peut être touché par une femme (ibid., p. 621). Ibid., p. 561, 563, 670-671 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 223 ; North. Tr., p. 340, 342. Le mot de Jeraeil, par exemple, chez les Kurnai ; celui de Kuringai chez les Yuin, les Wolgat (Howitt, Nat. Tr., p. 581, 617). Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 348. Howitt, p. 561. Ibid., p. 633, 538, 560. Ibid., p. 674 ; Langloh Parker, Euahlayi, p. 75. Ridley, Kamilarai, p. 154. Howitt, p. 563. Ibid., p. 611. Ibid., p. 549, 674. Howitt, Nat. Tr., p. 580, 596, 604, 668, 670 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 223, 351. Howitt, p. 567. Ibid., p. 557. Ibid., p. 604 ; Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 351. Howitt, p. 611. Ibid., p. 589. On peut rapprocher de ces pratiques ascétiques celles qui sont en usage lors de l’initiation du magicien. Tout comme le jeune néophyte, l’apprenti magicien est soumis à une multitude d’interdits dont l’observance contribue à lui faire acquérir ses pouvoirs spécifiques (v. L’origine des pouvoirs magiques, dans Mélanges d’histoire des religions, par Hubert et Mauss, p. 171, 173, 176). Il en est de même pour les époux à la veille ou au lendemain du mariage (tabous des fiancés et des jeunes mariés) ; c’est que le mariage implique également un grave changement d’état. Nous nous bornons à mentionner sommairement ces faits, sans nous y arrêter ; car les premiers concernent le magie qui n’est pas de notre sujet, et les seconds se rattachent à cet ensemble de règles juridico-religieuses qui se rapportent au commerce des sexes et dont l’étude ne sera possible que conjointement avec les autres préceptes de la morale conjugale primitive. Preuss, il est vrai, interprète ces faits en disant que la douleur est un moyen d’accroître la force magique de l’homme (die menschliche Zauberkraft) ; on pourrait croire, d’après cette expression, que la souffrance est un rite magique, et non religieux. Mais, comme nous l’avons déjà dit, Preuss appelle magiques, sans beaucoup de précision, toutes les forces anonymes et impersonnelles, qu’elles ressortissent à la magie ou à la religion. Sans doute, il y a des tortures qui servent à faire des magiciens ; mais beaucoup de celles qu’il nous décrit font partie de cérémonies proprement religieuses et, par conséquent, c’est l’état religieux des individus qu’elles ont pour objet de modifier. Preuss, Der Ursprung der Religion und der Kunst, Globus, LXXXVII, p. 309-400. Preuss classe sous la même rubrique un grand nombre de rites disparates, par exemple des effusions de sang qui agissent en raison des qualités positives attribuées au sang, et non à cause des souffrances qu’elles impliquent. Nous ne retenons que les faits où la douleur est l’élément essentiel du rite et la cause de son efficacité. North. Tr., p. 331-332. Ibid., p. 335. On trouve une pratique similaire chez les Dieri (Howitt, Nat. Tr., p. 658 et suiv.).’ Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 214 et suiv. — On voit par cet exemple que les rites d’initiation ont parfois tous les caractères de la brimade. C’est qu’en effet la brimade est une véritable institution sociale qui prend spontanément naissance toutes les fois que deux groupes, inégaux par leur situation morale et sociale, se trouvent intimement en contact. Dans ce cas, celui qui se considère comme supérieur à l’autre résiste à l’intrusion des nouveaux venus : il réagit contre eux de manière à leur faire sentir la supériorité dont il a le sentiment. Cette réaction, qui se produit automatiquement et qui prend naturellement la forme de sévices plus ou moins graves, est destinée, en même temps, à plier les individus à leur nouvelle existence, à les assimiler à leur nouveau milieu. Elle constitue donc une sorte d’initiation. On s’explique ainsi que l’initiation, de son côté, constitue une sorte de brimade. C’est que le groupe des anciens est supérieur en dignité religieuse et morale à celui des jeunes et que, pourtant, le premier doit s’assimiler le second. Toutes les conditions de la brimade sont donc données. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 372. Ibid., p. 335. Howitt, Nat. Tr., p. 675. Howitt, Nat. Tr., p. 569, 604. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 251 ; North. Tr., p. 341, 352. Aussi chez les Warramunga, l’opération doit-elle être faite par des sujets qui sont favorisés d’une belle chevelure. Howitt, Nat. Tr., p. 675 ; il s’agit des tribus du Darling inférieur. Eylmann, op. cit., p. 212. Ibid. On trouvera des indications sur cette question dans notre mémoire sur La prohibition de l’inceste et ses origines (Année sociologique, I, p. 1 et suiv.), et dans Crawley, Mystic Rose, p. 37 et suiv. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 133. V. plus haut, p. 170. Spencer et Gillen, Nat. Tr.,p. 134-135 ; Strehlow, II, p. 78. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 167, 299. En dehors des rites ascétiques dont nous avons parlé, il en est de positifs qui ont pour objet de charger, ou, comme dit Howitt, de saturer l’initié de religiosité (Howitt, Nat. Tr., p. 535). Howitt, il est vrai, au lieu de religiosité, parle de pouvoirs magiques ; mais on sait que pour la plupart des ethnographes, ce mot signifie simplement vertus religieuses de nature impersonnelle. Howitt, ibid., p. 674-675. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 454. Cf. Howitt, Nat. Tr., p. 561. Howitt, Nat. Tr., p. 557. Howitt, Ibid., p. 560. V. plus haut, p. 433, 436. Cf. Spencer et Gillen, Nat. Tr., p. 498 ; North. Tr., p. 506, 507, 518-519, 526 ; Howitt, Nat. Tr., p. 449, 461, 469 ; Mathews, in Journ. R. S. of N. S. Wales, XXXVIII, p. 274 ; Schulze, loc. cit., p. 231 ; Wyatt, Adelaide and Encounter Bay Tribes, in Woods, p. 165, 198. Australian Aborigines, p. 42. Howitt, Nat. Tr., p. 470-471. V. sur cette question Robertson Smith, The Religion of the Semites, p. 152 et suiv., 446,481 ; Frazer, article « Taboo » dans l’Encyclopedia Britannica ; Jevons, Introduction le the History of Religion, p. 59 et suiv. ; Crawley, Mystic Rose, chap. II-IX ; Van Gennep, Tabou et totémisme à Madagascar, chap. III. V. les références plus haut, p. 182, n. 1. Cf. Spencer et Gillen, North Tr., p. 323, 324 ; Nat. Tr., p. 168 ; Taplin, The Narrinyeri, p. 16 ; Roth, North Queensland Ethnography, Bull. 10, in Records of the Australian Museum, VII, p. 76. Nous rappelons que, quand l’interdit violé est religieux, ces sanctions ne sont pas les seules ; il y a, en outre, ou une peine proprement dite ou une flétrissure de l’opinion. V. Jevons, Introduction to the History of Religion, p. 67-68. Nous ne dirons rien de la théorie, d’ailleurs peu explicite, de Crawley (Mystic Rose, chap. IV-VII) d’après laquelle la contagiosité des tabous serait due à une interprétation erronée de certains phénomènes de contage. Elle est arbitraire. Comme Jevons en fait très justement la remarque dans le passage auquel nous renvoyons, le caractère contagieux du sacré est affirmé a priori, et non sur la foi d’expériences mal interprétées. V. plus haut, p. 328. V. p. 277. V. plus haut, p. 284-285. C’est ce qu’a bien montré Preuss dans les articles du Globus que nous avons déjà cités. Il est vrai que cette contagiosité n’est pas spéciale aux forces religieuses ; celles qui ressortissent à la magie ont la même propriété, et, cependant, il est évident qu’elles ne correspondent pas à des sentiments sociaux objectivés. Mais c’est que les forces magiques ont été conçues sur le modèle des forces religieuses. Nous revenons plus loin sur ce point (v. p. 516). V. plus haut, p. 336 et suiv.

Share on Twitter Share on Facebook