III

Après avoir déterminé en quoi consiste le système des interdits et quelles en sont les fonctions négatives et positives, il nous faut rechercher quelles causes lui ont donné naissance.

En un sens, il est logiquement impliqué dans la notion même du sacré. Tout ce qui est sacré est objet de respect et tout sentiment de respect se traduit, chez celui qui l’éprouve, par des mouvements d’inhibition. Un être respecté, en effet, est toujours exprimé dans la conscience par une représentation qui, en raison de l’émotion qu’il inspire, est chargée d’une haute énergie mentale ; par suite, elle est armée de manière à rejeter loin d’elle tout autre représentation qui la nie, soit en totalité soit en partie. Or le monde sacré soutient avec le monde profane un rapport d’antagoniste. Ils répondent à deux formes de vie qui s’excluent, qui, tout au moins, ne peuvent être vécues au même moment avec la même intensité. Nous ne pouvons pas être, à la fois, tout entiers aux êtres idéaux auxquels le culte s’adresse, et tout entiers à nous-mêmes et à nos intérêts sensibles ; tout entiers à la collectivité et tout entiers à notre égoïsme. Il y a là deux systèmes d’états de conscience qui sont orientés et qui orientent notre conduite vers deux pôles contraires. Celui qui a la plus grande puissance d’action doit donc tendre à repousser l’autre hors de la conscience. Quand nous pensons aux choses saintes, l’idée d’un objet profane ne peut se présenter à l’esprit sans se heurter à des résistances ; quelque chose en nous s’oppose à ce qu’elle s’y installe. C’est la représentation du sacré qui ne tolère pas ce voisinage. Mais cet antagonisme psychique, cette exclusion mutuelle des idées doit naturellement aboutir à l’exclusion des choses correspondantes. Pour que les idées ne coexistent pas, il faut que les choses ne se touchent pas, ne soient d’aucune manière en rapports. C’est le principe même de l’interdit.

De plus, le monde du sacré est, par définition, un monde à part. Puisqu’il s’oppose, par tous les caractères que nous avons dits, au monde profane, il doit être traité d’une manière qui lui soit propre : ce serait méconnaître sa nature et le confondre avec ce qui n’est pas lui que d’employer, dans nos rapports avec les choses qui le composent, les gestes, le langage, les attitudes qui nous servent dans nos relations avec les choses profanes. Nous pouvons librement manier ces dernières ; nous parlons librement aux êtres vulgaires ; nous ne toucherons donc pas aux êtres sacrés, ou nous n’y toucherons qu’avec réserve ; nous ne parlerons pas en leur présence ou nous ne parlerons pas la langue commune. Tout ce qui est en usage dans notre commerce avec les uns doit être exclu de notre commerce avec les autres.

Mais si cette explication n’est pas inexacte, elle est pourtant insuffisante. En effet, il y a bien des êtres qui sont objets de respect sans être protégés par des systèmes d’interdictions rigoureuses comme sont celles que nous avons décrites. Sans doute, il y a une sorte de tendance générale de l’esprit à localiser dans des milieux différents des choses différentes, surtout quand elles sont incompatibles les unes avec les autres. Mais le milieu profane et le milieu sacré ne sont pas seulement distincts, ils sont fermés l’un à l’autre : entre eux, il y existe un abîme. Il doit donc y avoir, dans la nature des êtres sacrés, une raison particulière qui rend nécessaire cet état d’isolement exceptionnel et de mutuelle occlusion. Et en effet, par une sorte de contradiction, le monde sacré est comme enclin, par sa nature même, à se répandre dans ce même monde profane qu’il exclut par ailleurs : en même temps qu’il le repousse, il tend à s’y écouler dès qu’il s’en laisse seulement approcher. C’est pourquoi il est nécessaire de les tenir à distance l’un de l’autre et de faire, en quelque sorte, le vide entre eux.

Ce qui oblige à ces précautions, c’est l’extraordinaire contagiosité du caractère sacré. Loin de rester attaché aux choses qui en sont marquées, il est doué d’une sorte de fugacité. Le contact même le plus superficiel ou le plus médiat suffit pour qu’il s’étende d’un objet à l’autre. Les forces religieuses sont représentées aux esprits de telle sorte qu’elles semblent toujours prêtes à s’échapper des points où elles résident pour envahir tout ce qui passe à leur portée. L’arbre nanja où habite l’esprit d’un ancêtre est sacré pour l’individu qui se considère comme la réincarnation de cet ancêtre. Mais tout oiseau qui vient se poser sur cet arbre participe du même caractère : il est également interdit d’y toucher

Cette contagiosité du sacré est un fait trop connu

En même temps que la multiplicité de ces interdits, on comprend la manière dont ils fonctionnent et les sanctions qui y sont attachées. Par suite de la contagiosité inhérente à tout ce qui est sacré, un être profane ne peut violer un interdit sans que la force religieuse dont il s’est indûment approché ne s’étende jusqu’à lui et n’établisse sur lui son empire. Mais comme, entre elle et lui, il y a antagonisme, il se trouve placé sous la dépendance d’une puissance hostile et dont l’hostilité ne peut manquer de se manifester sous forme de réactions violentes qui tendent à le détruire. C’est pourquoi la maladie ou la mort sont considérées comme les conséquences naturelles de toute transgression de ce genre ; et ce sont des conséquences qui passent pour se produire d’elles-mêmes, avec une sorte de nécessité physique. Le coupable se sent envahi par une force qui le domine et contre laquelle il est impuissant. A-t-il mangé de l’animal totémique ? Il le sent pénétrer en lui et lui ronger les entrailles ; il se couche par terre et attend la mort

On remarquera que cette explication des interdits ne dépend pas des symboles variables à l’aide desquels peuvent être conçues les forces religieuses. Peu importe qu’elles soient représentées sous la forme d’énergies anonymes et impersonnelles, ou figurées par des personnalités douées de conscience et de sentiment. Sans doute, dans le premier cas, elles sont censées réagir contre les transgressions profanatrices d’une manière automatique et inconsciente, tandis que, dans le second, elles passent pour obéir à des mouvements passionnels, déterminés par l’offense ressentie. Mais au fond, ces deux conceptions, qui d’ailleurs, ont les mêmes effets pratiques, ne font, qu’exprimer en deux langues différentes un seul et même mécanisme psychique. Ce qui est à la base de l’une et de l’autre, c’est l’antagonisme du sacré et du profane, combiné avec la remarquable aptitude du premier à contagionner le second ; or, cet antagonisme et cette contagiosité agissent de même façon, que le caractère sacré soit attribué à des forces aveugles ou à des consciences. Ainsi, bien loin que la vie proprement religieuse ne commence que là où il existe des personnalités mythiques, on voit que, dans ce cas, le rite reste le même, que les êtres religieux soient ou non personnifiés. C’est une constatation que nous aurons à répéter dans chacun des chapitres qui vont suivre.

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