I

Le deuil nous offre un premier et important exemple de rites piaculaires.

Toutefois, entre les différents rites qui constituent le deuil une distinction est nécessaire. Il en est qui consistent en de pures abstentions : il est interdit de prononcer le nom du mort

Mais le deuil n’est pas fait uniquement d’interdits à observer. Des actes positifs sont exigés dont les parents sont à la fois, les agents et les patients.

Très souvent, ces rites commencent dès le moment où la mort paraît imminente. Voici une scène dont Spencer et Gillen ont été les témoins chez les Warramunga. Une cérémonie totémique venait d’être célébrée et la troupe des acteurs et des spectateurs quittait le terrain consacré quand, tout à coup, un cri perçant s’éleva du campement : un homme était en train d’y mourir. Aussitôt, toute la compagnie se mit à courir aussi vite que possible et la plupart, tout en courant, commençaient déjà à pousser des cris. « Entre nous et le camp, racontent ces observateurs, il y avait un ruisseau profond sur les bords duquel plusieurs hommes étaient assis ; disséminés çà et là, la tête penchée entre les genoux, ils pleuraient et gémissaient. En traversant le ruisseau, nous trouvâmes, suivant l’usage, le camp mis en pièces. Des femmes, venues de toutes les directions, étaient couchées sur le corps du mourant, tandis que d’autres, qui se tenaient tout autour, debout ou agenouillées, s’enfonçaient dans le sommet de la tête la pointe de leurs bâtons à déterrer les ignames, se faisant ainsi des blessures d’où le sang coulait à flots sur leur visage. En même temps, elles faisaient entendre une plainte ininterrompue. Sur ces entrefaites, des hommes accourent ; eux aussi se jettent sur le corps tandis que les femmes se relèvent ; au bout de quelques instants, on ne voit plus qu’une masse grouillante de corps entrelacés. À côté, trois hommes de la classe Thapungarti, qui portaient encore leurs décorations cérémonielles, étaient assis, et, le dos tourné au mourant, poussaient des gémissements aigus. Au bout d’une minute ou deux, un autre homme de la même classe se précipite sur le terrain, hurlant de douleur et brandissant un couteau de pierre. Aussitôt qu’il a atteint le camp, il se fait des incisions profondes à travers les cuisses, dans les muscles, si bien que, incapable de se tenir, il finit par tomber par terre au milieu d’un groupe ; deux ou trois femmes de ses parentes l’en retirent et appliquent leurs lèvres sur ses blessures béantes, tandis qu’il gît inanimé sur le sol. » Le malade ne mourut que tard dans la soirée. Aussitôt qu’il eut rendu le dernier soupir, la même scène recommença à nouveaux frais. Seulement, cette fois, les gémissements étaient encore plus perçants. Hommes et femmes, saisis par une véritable frénésie, couraient, s’agitaient, se faisaient des blessures avec des couteaux, avec des bâtons pointus ; les femmes se frappaient les unes les autres sans qu’aucune cherchât à se garantir des coups. Enfin, au bout d’une heure, une procession se déroula, à la lueur des torches, à travers la plaine, jusqu’à l’arbre dans les branches duquel le corps fut déposé

Quelle que soit la violence de ces manifestations, elles sont étroitement réglées par l’étiquette. Les individus qui se font des incisions sanglantes sont désignés par l’usage : ils doivent soutenir avec le mort des rapports de parenté déterminés. Ainsi, chez les Warramunga, dans le cas observé par Spencer et Gillen, ceux qui se tailladaient les cuisses étaient le grand-père maternel du défunt, son oncle maternel, l’oncle maternel et le frère de sa femme

La cérémonie que nous avons décrite ouvre une longue série de rites qui se succèdent pendant des semaines et des mois. On la renouvelle les jours suivants, sous des formes diverses. Des groupes d’hommes et de femmes se tiennent assis par terre, pleurant, se lamentant, s’embrassant à des moments déterminés. Ces embrassements rituels se répètent fréquemment pendant la durée du deuil. Les individus éprouvent, semble-t-il, le besoin de se rapprocher et de communier plus étroitement ; on les voit serrés les uns contre les autres et entrelacés au point de former une seule et même masse d’où s’échappent de bruyants gémissements

Ces sortes de pratiques sont générales dans toute l’Australie. Les rites funéraires, c’est-à-dire les soins rituels donnés au cadavre, la manière dont il est enseveli, etc., changent avec les tribus

La description que nous donne Howitt des rites du deuil chez les Kurnai ressemble singulièrement aux précédentes. Une fois que le corps a été enveloppé dans des peaux d’opossum et enfermé dans un linceul d’écorce, une hutte est construite où les parents se réunissent. « Là, étendus par terre, ils se lamentent sur leur sort, disant par exemple : « Pourquoi nous as-tu laissés ? » De temps en temps, leur douleur est exaspérée par les gémissements perçants que pousse l’un d’eux : la femme du défunt crie mon mari est mort, ou la mère, mon enfant est mort. Chacun des assistants répète le même cri : les mots seuls changent suivant le lien de parenté qui les unit au mort. Avec des pierres tranchantes ou des tomahawks, ils se frappent et se déchirent jusqu’à ce que leurs têtes et leurs corps ruissellent de sang. Les pleurs et les gémissements continuent toute la nuit »

La tristesse n’est pas le seul sentiment qui s’exprime au cours de ces cérémonies ; une sorte de colère vient généralement s’y mêler. Les parents ont comme un besoin de venger, par un moyen quelconque, la mort survenue. On les voit se précipiter les uns sur les autres et chercher à se blesser mutuellement. Quelquefois l’attaque est réelle ; quelquefois, elle est feinte

Dans certaines sociétés, le deuil se termine par une cérémonie dont l’effervescence atteint ou dépasse encore celle qui se produit lors des cérémonies inaugurales. Chez les Arunta, ce rite de clôture est appelé Urpmilchima. Spencer et Gillen ont assisté à deux de ces rites. L’un était célébré en l’honneur d’un homme, l’autre, d’une femme. Voici la description qu’ils nous donnent du dernier

On commence par fabriquer des ornements d’un genre très particulier, nommés Chimurilia par les hommes et Aramurilia par les femmes. Avec une sorte de résine, on fixe de petits os d’animaux, antérieurement recueillis et mis de côté, à des boucles de cheveux que des parentes de la morte ont fournies. On attache ces sortes de pendentifs à un de ces bandeaux de tête que les femmes portent communément et on y ajoute des plumes de kakatoès blanc et de perroquet. Ces préparatifs terminés, les femmes s’assemblent dans leur camp. Elles se peignent le corps de couleurs différentes suivant leur degré de parenté avec la défunte. Après s’être tenues embrassées les unes les autres pendant une dizaine de minutes, tout en faisant entendre un gémissement ininterrompu, elles se mettent en marche pour le tombeau. À une certaine distance, elles rencontrent un frère de sang de la morte, qu’accompagnent quelques-uns de ses frères tribaux. Tout le monde s’assied par terre et les lamentations recommencent. Un pitchi

Chez les Warramunga, le rite final présente des caractères assez particuliers. Les effusions de sang ne semblent pas y tenir de place ; mais l’effervescence collective se traduit d’une autre manière.

Chez ce peuple, le corps avant d’être définitivement enterré, est exposé sur une sorte de plate-forme que l’on place dans les branches d’un arbre ; on le laisse s’y décomposer lentement jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les os. On les recueille alors, et, à l’exception d’un humérus, on les dépose à l’intérieur d’une fourmilière. L’humérus est enveloppé dans un étui d’écorce que l’on orne de différentes manières. L’étui est apporté au camp au milieu des cris et des gémissements des femmes. Pendant les jours qui suivent, on célèbre une série de cérémonies totémiques qui se rapportent au totem du défunt et à l’histoire mythique des ancêtres dont le clan est descendu. C’est quand toutes ces cérémonies sont terminées qu’on procède au rite de clôture.

Une tranchée, profonde d’un pied et longue de quinze, est pratiquée sur le terrain cérémoniel. Auparavant, on a exécuté sur le sol, à quelque distance de là, un dessin totémique qui représente le totem du mort et certains des endroits où l’ancêtre a séjourné. Tout près de ce dessin, une petite fosse a été creusée dans la terre. Dix hommes décorés s’avancent alors les uns derrière les autres et, les mains croisées derrière la tête, les jambes écartées, ils se tiennent au-dessus de la tranchée. À un signal donné, les femmes accourent du camp dans le plus profond silence ; une fois à proximité, elles se mettent en file indienne, la dernière tenant entre ses mains l’étui qui contient l’humérus. Puis, toutes se jettent par terre et, marchant sur les mains et sur les genoux, elles passent, tout le long de la tranchée, entre les jambes écartées des hommes. La scène dénote un grand état d’excitation sexuelle. Aussitôt que la dernière femme a passé, on lui enlève l’étui, on le porte vers la fosse auprès de laquelle se tient un vieillard ; celui-ci, d’un coup sec, brise l’os et on enterre précipitamment les débris. Pendant ce temps, les femmes sont restées plus loin, le dos tourné à la scène qu’il leur est interdit de regarder. Mais quand elles entendent le coup de hache, elles s’enfuient en poussant des cris et des gémissements. Le rite est accompli ; le deuil est terminé

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