C’est Tylor qui a constitué, dans ses traits essentiels, la théorie animiste
Pour être en droit de voir dans les croyances et les pratiques animistes la forme primitive de la vie religieuse, il faut satisfaire à un triple desideratum : 1° puisque, sans cette hypothèse, l’idée d’âme est la notion cardinale de la religion, il faut montrer comment elle s’est formée sans emprunter aucun de ses éléments à une religion antérieure ; 2° il faut faire voir ensuite comment les âmes devinrent l’objet d’un culte et se transformèrent en esprits ; 3° enfin, puisque le culte des esprits n’est le tout d’aucune religion, il reste à expliquer comment le culte de la nature est dérivé du premier.
L’idée d’âme aurait été suggérée à l’homme par le spectacle, mal compris, de la double vie qu’il mène normalement à l’état de veille, d’une part, pendant le sommeil, de l’autre. En effet, pour le sauvage
Ce double reproduit naturellement tous les traits essentiels de l’être sensible qui lui sert d’enveloppe extérieure ; mais en même temps, il s’en distingue par plusieurs caractères. Il est plus mobile, puisqu’il peut parcourir en un instant de vastes distances. Il est plus malléable, plus plastique ; car, pour sortir du corps, il faut qu’il puisse passer par les orifices de l’organisme, le nez et la bouche notamment. On se le représente donc comme fait de matière, sans doute, mais d’une matière beaucoup plus subtile et plus éthérée que toutes celles que nous connaissons empiriquement. Ce double, c’est l’âme. Et il n’est pas douteux, en effet, que, dans une multitude de sociétés, l’âme n’ait été conçue comme une image du corps ; on croit même qu’elle en reproduit les déformations accidentelles, comme celles qui résultent des blessures ou des mutilations. Certains Australiens, après avoir tué leur ennemi, lui coupent le pouce droit afin que son âme, privée par contre-coup de son pouce, ne puisse lancer le javelot et se venger. Mais en même temps, tout en ressemblant au corps, elle a déjà quelque chose d’à demi spirituel. On dit « qu’elle est la partie la plus subtile et la plus aérienne du corps », « qu’elle n’a ni chair, ni os, ni nerfs » ; que, quand on veut la saisir, on ne sent rien ; qu’elle est « comme un corps purifié
D’ailleurs, autour de cette donnée fondamentale du rêve, d’autres faits d’expérience venaient tout naturellement se grouper qui inclinaient les esprits dans le même sens : c’est la syncope, l’apoplexie, la catalepsie, l’extase, en un mot tous les cas d’insensibilité temporaire. En effet, ils s’expliquent très bien dans l’hypothèse que le principe de la vie et du sentiment peut quitter momentanément le corps. D’un autre côté, il était naturel que ce principe fût confondu avec le double, puisque l’absence du double pendant le sommeil a quotidiennement pour effet de suspendre la vie et la pensée. Ainsi des observations diverses semblaient se contrôler mutuellement et confirmaient l’idée de la dualité constitutionnelle de l’homme
Mais l’âme n’est pas un esprit. Elle est attachée à un corps d’où elle ne sort qu’exceptionnellement ; et, tant qu’elle n’est rien de plus, elle n’est l’objet d’aucun culte. L’esprit, au contraire, tout en ayant généralement pour résidence une chose déterminée, peut s’en éloigner à volonté et l’homme ne peut entrer en relations avec lui qu’en observant des précautions rituelles. L’âme ne pouvait donc devenir esprit qu’à condition de se transformer : la simple application des idées précédentes au fait de la mort produisit tout naturellement cette métamorphose. Pour une intelligence rudimentaire, en effet, la mort ne se distingue pas d’un long évanouissement ou d’un sommeil prolongé ; elle en a tous les aspects. Il semble donc qu’elle aussi consiste en une séparation de l’âme et du corps, analogue à celle qui se produit chaque nuit ; seulement, comme, en pareil cas, on ne voit pas le corps se ranimer, on se fait à l’idée d’une séparation sans limite de temps assignable. Même, une fois que le corps est détruit et les rites funéraires ont en partie pour objet de hâter cette destruction — la séparation passe nécessairement pour définitive. Voilà donc des esprits détachés de tout organisme et lâchés en liberté à travers l’espace. Leur nombre augmentant avec le temps, il se forme ainsi, tout autour de la population vivante, une population d’âmes. Ces âmes d’hommes ont des besoins et des passions d’hommes ; elles cherchent donc à se mêler à la vie de leurs compagnons d’hier, soit pour les aider, soit pour leur nuire, selon les sentiments qu’elles ont gardés pour eux. Or leur nature en fait, suivant le cas, ou des auxiliaires très précieux ou des adversaires très redoutés. Elles peuvent, en effet, grâce à leur extrême fluidité, pénétrer dans les corps et y causer toute espèce de désordres, ou bien, au contraire, en rehausser la vitalité. Aussi prend-on l’habitude de leur attribuer tous les événements de la vie qui sortent un peu de l’ordinaire : il n’en est guère dont elles ne puissent rendre compte. Elles constituent donc comme un arsenal de causes toujours disponibles et qui ne laissent jamais dans l’embarras l’esprit en quête d’explications. Un homme paraît inspiré, il parle avec véhémence, il est comme élevé au-dessus de lui-même et du niveau moyen des hommes ? C’est qu’une âme bienfaisante est en lui et l’anime. Un autre est pris par une attaque, saisi par la folie ? C’est qu’un esprit méchant s’est introduit dans son corps et y a apporté le trouble. Il n’y a pas de maladie qui ne puisse être rapportée à quelque influence de ce genre. Ainsi, le pouvoir des âmes grandit de tout ce qu’on leur attribue, si bien que l’homme finit par se trouver le prisonnier de ce monde imaginaire dont il est cependant l’auteur et le modèle. Il tombe sous la dépendance de ces forces spirituelles qu’il a créées de sa propre main et à sa propre image. Car si les âmes disposent à ce point de la santé et de la maladie, des biens et des maux, il est sage de se concilier leur bienveillance ou de les apaiser quand elles sont irritées ; de là, les offrandes, les sacrifices, les prières, en un mot tout l’appareil des observances religieuses
Voilà l’âme transformée. De simple principe vital, animant un corps d’homme, elle est devenue un esprit, un génie, bon ou mauvais, une divinité même, selon l’importance des effets qui lui sont imputés. Mais puisque c’est la mort qui aurait opéré cette apothéose, c’est, en définitive, aux morts, aux âmes des ancêtres que ce serait adressé le premier culte qu’ait connu l’humanité. Ainsi, les premiers rites auraient été des rites mortuaires ; les premiers sacrifices auraient été des offrandes alimentaires destinées à satisfaire aux besoins des défunts ; les premiers autels auraient été des tombeaux
Mais parce que ces esprits étaient d’origine humaine, ils ne s’intéressaient qu’à la vie des hommes et n’étaient censés agir que sur les événements humains. Il reste à expliquer comment d’autres esprits furent imaginés pour rendre compte des autres phénomènes de l’univers et comment, par suite, à côté du culte des ancêtres, se constitua un culte de la nature.
Pour Tylor, cette extension de l’animisme serait due à la mentalité particulière du primitif qui, comme l’enfant, ne sait pas distinguer l’animé de l’inanimé. Parce que les premiers êtres dont l’enfant commence à se faire quelque idée sont des hommes, à savoir lui-même et ses proches, c’est sur le modèle de la nature humaine qu’il tend à se représenter toutes choses. Dans les jouets dont il se sert, dans les objets de toute sorte qui affectent ses sens, il voit des êtres vivants comme lui. Or le primitif pense comme un enfant. Par suite, il est, lui aussi, enclin à doter les choses, mêmes inanimées, d’une nature analogue à la sienne. Une fois donc que, pour les raisons exposées plus haut, il fut arrivé à cette idée que l’homme est un corps qu’anime un esprit, il devait nécessairement prêter aux corps bruts eux-mêmes une dualité du même genre et des âmes semblables à la sienne. Toutefois, la sphère d’action des unes et des autres ne pouvait être la même. Des âmes d’hommes n’ont d’influence directe que sur le monde des hommes : elles ont pour l’organisme humain une sorte de prédilection, alors même que la mort leur a rendu la liberté. Au contraire, les âmes des choses résident avant tout dans les choses et sont regardées comme les causes productrices de tout ce qui s’y passe. Les premières rendent compte de la santé ou de la maladie, de l’adresse ou de la maladresse etc. ; par les secondes, on explique avant tout les phénomènes du monde physique, la marche des cours d’eau ou des astres, la germination des plantes, la prolifération des animaux, etc. C’est ainsi que cette première philosophie de l’homme qui est à la base du culte des ancêtres se compléta par une philosophie du monde.
Vis-à-vis de ces esprits cosmiques, l’homme se trouva dans un état de dépendance encore plus évident que vis-à-vis des doubles errants de ses ancêtres. Car, avec ces derniers, il ne pouvait avoir qu’un commerce idéal et imaginaire, tandis qu’il dépend réellement des choses ; pour vivre, il a besoin de leurs concours ; il crut donc avoir également besoin des esprits qui passaient pour animer ces choses et en déterminer les manifestations diverses. Il implora leur assistance, il la sollicita par des offrandes, par des prières, et la religion de l’homme s’acheva dans une religion de la nature.
Herbert Spencer objecte à cette explication que l’hypothèse sur laquelle elle repose est contredite par les faits. On admet, dit-il, qu’il y eut un moment ou l’homme ne saisit pas les différences qui séparent l’animé de l’inanimé. Or, à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, on voit grandir l’aptitude à faire cette distinction. Les animaux supérieurs ne confondent pas un objet qui se meut de lui-même et dont les mouvements sont ajustés à des fins, avec ceux qui sont mus du dehors et mécaniquement. « Quand un chat s’amuse d’une souris qu’il a attrapée, s’il la voit demeurer longtemps immobile, il la touche du bout de sa griffe pour la faire courir. Évidemment, le chat pense qu’un être vivant qu’on dérange cherchera à s’échapper
Suivant Spencer qui, sur ce point, mais sur ce point seulement, s’écarte de Tylor, ce passage serait bien dû à une confusion, mais d’une autre sorte. Ce serait, en majeure partie tout au moins, le résultat d’innombrables amphibologies. Dans beaucoup de sociétés inférieures, c’est un usage très répandu de donner à chaque individu, soit au moment de sa naissance soit plus tard, le nom d’un animal, d’une plante, d’un astre, d’un objet naturel quelconque. Mais, par suite de l’extrême imprécision de son langage, il est très difficile au primitif de distinguer une métaphore de la réalité. Il aurait donc vite perdu de vue que ces dénominations n’étaient que des figures, et, les prenant à la lettre, il aurait fini par croire qu’un ancêtre appelé Tigre ou Lion était réellement un tigre ou un lion. Par suite, le culte dont cet ancêtre était jusque-là l’objet se serait reporté sur l’animal avec lequel il était désormais confondu ; et la même substitution s’opérant pour les plantes, pour les astres, pour tous les phénomènes naturels, la religion de la nature aurait pris la place de la vieille religion des morts. Sans doute, à côté de cette confusion fondamentale, Spencer en signale d’autres qui auraient, ici ou là, renforcé l’action de la première. Par exemple, les animaux qui fréquentent les environs des tombes ou les maisons des hommes auraient été pris pour des âmes réincarnées et on les aurait adorés à ce titre
Nous devions rapporter cette théorie afin que notre exposé de l’animisme fût complet ; mais elle est trop inadéquate aux faits et, aujourd’hui, trop universellement abandonnée pour qu’il y ait lieu de s’y arrêter davantage. Pour pouvoir expliquer par une illusion un fait aussi général que la religion de la nature, encore faudrait-il que l’illusion invoquée tînt elle-même à des causes d’une égale généralité. Or, quand même des méprises comme celles dont Spencer rapporte quelques rares exemples pourraient expliquer, là où on les constate, la transformation du culte des ancêtres en culte de la nature, on ne voit pas pour quelle raison elles se seraient produites avec une sorte d’universalité. Aucun mécanisme psychique ne les nécessitait. Sans doute, le mot, par son ambiguïté, pouvait incliner à l’équivoque ; mais d’un autre côté, tous les souvenirs personnels laissés par l’ancêtre dans la mémoire des hommes devaient s’opposer à la confusion. Pourquoi la tradition qui représentait l’ancêtre tel qu’il avait été, c’est-à-dire comme un homme ayant vécu une vie d’homme, aurait-elle partout cédé au prestige du mot ? D’autre part, on devait avoir quelque mal à admettre que des hommes aient pu naître d’une montagne ou d’un astre, d’un animal ou d’une plante ; l’idée d’une telle exception aux conditions ordinaires de la génération ne pouvait pas ne pas soulever de vives résistances. Ainsi, bien loin que l’erreur trouvât devant elle un chemin tout frayé, toutes sortes de raisons semblaient devoir en défendre les esprits. On ne comprend donc pas comment, en dépit de tant d’obstacles, elle aurait pu triompher aussi généralement.