II

Reste la théorie de Tylor dont l’autorité est toujours grande. Ses hypothèses sur le rêve, sur la genèse des idées d’âmes et d’esprit sont encore classiques ; il importe donc d’en éprouver la valeur.

Tout d’abord, on doit reconnaître que les théoriciens de l’animisme ont rendu un important service à la science des religions et même à l’histoire générale des idées en soumettant la notion d’âme à l’analyse historique. Au lieu d’en faire, avec tant de philosophes, une donnée simple et immédiate de la conscience, ils y ont vu, beaucoup plus justement, un tout complexe, un produit de l’histoire et de la mythologie. Il n’est pas douteux, en effet, qu’elle ne soit chose essentiellement religieuse par sa nature, ses origines et ses fonctions. C’est de la religion que les philosophes l’ont reçue ; aussi ne peut-on comprendre la forme sous laquelle elle se présente chez les penseurs de l’antiquité, si l’on ne tient pas compte des éléments mythiques qui ont servi à la former.

Mais si Tylor a eu le mérite de poser le problème, la solution qu’il en donne ne laisse pas de soulever de graves difficultés.

Il y aurait, tout d’abord, des réserves à faire sur le principe même qui est la base de cette théorie. On admet comme une évidence que l’âme est entièrement distincte du corps, qu’elle en est le double, et qu’en lui ou hors de lui elle vit normalement d’une vie propre et autonome. Or, nous verrons

Mais admettons que l’idée d’âme soit réductible à l’idée de double et voyons comment se serait formée cette dernière. Elle aurait été suggérée à l’homme par l’expérience du rêve. Pour comprendre comment, alors que son corps restait couché sur le sol, il pouvait voir pendant son sommeil des lieux plus ou moins distants, il aurait été amené à se concevoir comme formé de deux êtres : son corps d’une part, et, de l’autre, un second soi, capable de quitter l’organisme dans lequel il habite et de parcourir l’espace. Mais d’abord, pour que cette hypothèse d’un double ait pu s’imposer aux hommes avec une sorte de nécessité, il eût fallu qu’elle fût la seule possible ou, tout au moins, la plus économique. Or, en fait, il en est de plus simples dont l’idée, semble-t-il, devait se présenter tout aussi naturellement aux esprits. Pourquoi, par exemple, le donneur n’aurait-il pas imaginé que, pendant son sommeil, il était capable de voir à distance ? Pour s’attribuer un tel pouvoir, il fallait de moindres frais d’imagination que pour construire cette notion si complexe d’un double, fait d’une substance éthérée, à demi invisible, et dont l’expérience directe n’offrait aucun exemple. En tout cas, à supposer que certains rêves appellent assez naturellement l’explication animiste, il en est certainement beaucoup d’autres qui y sont absolument réfractaires. Bien souvent, nos rêves se rapportent à des événements passés ; nous revoyons ce que nous avons vu ou fait, à l’état de veille, hier, avant-hier, pendant notre jeunesse, etc. ; et ces sortes de rêves sont fréquents et tiennent une place assez considérable dans notre vie nocturne. Or, l’idée du double ne peut en rendre compte. Si le double peut se transporter d’un point à l’autre de l’espace, on ne voit pas comment il lui serait possible de remonter le cours du temps. Comment l’homme, si rudimentaire que fût son intelligence, pouvait-il croire, une fois éveillé, qu’il venait d’assister réellement ou de prendre part à des événements qu’il savait s’être passés autrefois ? Comment pouvait-il imaginer qu’il avait vécu pendant son sommeil une vie qu’il savait écoulée depuis longtemps ? Il était beaucoup plus naturel qu’il vît dans ces images renouvelées ce qu’elles sont réellement, à savoirs des souvenirs, comme il en a pendant le jour, mais d’une particulière intensité.

D’un autre côté, dans les scènes dont nous sommes les acteurs et les témoins tandis que nous dormons, il arrive sans cesse que quelqu’un de nos contemporains tient quelque rôle en même temps que nous : nous croyons le voir et l’entendre là ou nous nous voyons nous-même. D’après l’animisme, le primitif expliquera ces faits en imaginant que son double a été visité ou rencontré par celui de tel ou tel de ses compagnons. Mais il suffira qu’éveillé il les interroge pour constater que leur expérience ne coïncide pas avec la sienne. Pendant le même temps, eux aussi ont eu des rêves, mais tout différents. Ils ne se sont pas vus participant à la même scène ; ils croient avoir visité de tout autres lieux. Et puisque, en pareil cas, de telles contradictions doivent être la règle, comment n’amèneraient-elles pas les hommes à se dire qu’il y a eu vraisemblablement erreur, qu’ils ont imaginé, qu’ils ont été les dupes de quelque illusion ? Car il y a quelque simplisme dans l’aveugle crédulité qu’on prête au primitif. Il s’en faut qu’il objective nécessairement toutes ses sensations. Il n’est pas sans s’apercevoir que, même à l’état de veille, ses sens le trompent quelquefois. Pourquoi les croirait-il plus infaillibles la nuit que le jour ? Bien des raisons s’opposaient donc à ce qu’il prît trop aisément ses rêves pour des réalités et à ce qu’il les interprétât par un dédoublement de son être.

Mais de plus, alors même que tout rêve s’expliquerait bien par l’hypothèse du double et ne pourrait même s’expliquer autrement, il resterait à dire pourquoi l’homme a cherché à en donner une explication. Sans doute, le rêve constitue la matière d’un problème possible. Mais nous passons sans cesse à côté de problèmes que nous ne nous posons pas, que nous ne soupçonnons même pas tant que quelque circonstance ne nous a pas fait sentir la nécessité de nous les poser. Même quand le goût de la pure spéculation est éveillé, il s’en faut que la réflexion soulève toutes les questions auxquelles elle pourrait éventuellement s’appliquer ; celles-là seules l’attirent qui présentent un intérêt particulier. Surtout quand il s’agit de faits qui se reproduisent toujours de la même manière, l’accoutumance endort aisément la curiosité et nous ne songeons même plus à nous interroger. Pour secouer cette torpeur, il faut que des exigences pratiques ou, tout au moins, un intérêt théorique très pressant viennent stimuler notre attention et la tourner de ce côté. Voilà comment, à chaque moment de l’histoire, il y a tant de choses que nous renonçons à comprendre, sans même avoir conscience de notre renoncement. Jusqu’à des temps peu éloignés, on a cru que le Soleil n’avait que quelques pieds de diamètre. Il y avait quelque chose d’incompréhensible à ce qu’un disque lumineux d’une aussi faible étendue pût suffire à éclairer la Terre : et cependant, pendant des siècles, l’humanité n’a pas pensé à résoudre cette contradiction. L’hérédité est un fait connu depuis longtemps ; c’est tout récemment qu’on a essayé d’en faire la théorie. Certaines croyances étaient même admises qui la rendaient tout à fait inintelligible : c’est ainsi que, pour plusieurs sociétés australiennes dont nous aurons à parler, l’enfant n’est pas physiologiquement le produit de ses parents

Tout tend donc à prouver que la théorie animiste de l’âme, malgré le crédit dont elle jouit encore, doit être révisée. Sans doute, aujourd’hui, le primitif attribue lui-même ses rêves, ou certains d’entre eux, aux déplacements de son double. Mais ce n’est pas à dire que le rêve ait effectivement fourni des matériaux avec lesquels l’idée de double ou d’âme fût construite ; car elle peut avoir été appliquée, après coup, aux phénomènes du rêve, de l’extase et de la possession, sans, pourtant, en être dérivée. Il est fréquent qu’une idée, une fois constituée, soit employée à coordonner ou à éclairer, d’une lumière parfois plus apparente que réelle, des faits avec lesquels elle était primitivement sans rapports et qui ne pouvaient la suggérer d’eux-mêmes. Aujourd’hui, on prouve couramment Dieu et l’immortalité de l’âme en faisant voir que ces croyances sont impliquées par les principes fondamentaux de la morale ; en réalité, elles ont une tout autre origine. L’histoire de la pensée religieuse pourrait fournir de nombreux exemples de ces justifications rétrospectives qui ne peuvent rien nous apprendre sur la façon dont se sont formées les idées ni sur les éléments dont elles sont composées.

Il est, d’ailleurs, probable que le primitif distingue entre ses rêves et qu’il ne les explique pas tous de la même manière... Dans nos sociétés européennes, les gens, nombreux encore, pour qui le sommeil est une sorte d’état magico-religieux, dans lequel l’esprit, allégé partiellement du corps, a une acuité de vision dont il ne jouit pas pendant la veille, ne vont pourtant pas jusqu’à considérer tous leurs rêves comme autant d’intuitions mystiques : tout au contraire, ils ne voient, avec tout le monde, dans la plupart de leurs songes que des états profanes, de vains jeux d’images, de simples hallucinations. On peut penser que le primitif a toujours fait des distinctions analogues. Codrington dit formellement des Mélanésiens qu’ils n’attribuent pas à des migrations d’âmes tous leurs rêves indistinctement, mais ceux-là seuls qui frappent vivement leur imagination

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