Nous avons vu que le postulat sous-entendu de l’animisme est que la religion, à son origine tout au moins, n’exprime aucune réalité expérimentale. C’est du principe contraire que part Max Müller. Pour lui, c’est un axiome que la religion repose sur une expérience dont elle tire toute son autorité. « La religion, dit-il, pour tenir la place qui lui revient comme élément légitime de notre conscience, doit, comme toutes nos autres connaissances, commencer par une expérience sensible »
Mais quelles sont les sensations génératrices de la pensée religieuse ? Telle est la question que l’étude des Vedas devait aider à résoudre.
Les noms qu’y portent les dieux sont généralement ou des noms communs, encore employés comme tels, ou d’anciens noms communs dont il est possible de retrouver le sens originel. Or, les uns et les autres désignent les principaux phénomènes de la nature. Ainsi Agni, nom d’une des principales divinités de l’Inde, ne signifiait d’abord que le fait matériel du feu, tel que les sens le perçoivent et sans aucune addition mythologique. Même dans les Vedas, il est encore employé avec cette acception ; en tout cas, ce qui montre bien que cette signification était primitive, c’est qu’elle s’est conservée dans d’autres langues indo-européennes : le latin ignis, le lituanien ugnis, l’ancien slave ogny sont évidemment proches parents d’Agni. De même, la parenté du sanscrit Dyaus, du Zeus grec, du Jovis latin, du Zio du haut allemand, est aujourd’hui incontestée. Elle prouve que ces mots différents désignent une seule et même divinité que les différents peuples indo-européens reconnaissaient déjà comme telle avant leur séparation. Or Dyaus signifie le ciel brillant. Ces faits et d’autres semblables tendent à démontrer que, chez ces peuples, les corps et les forces de la nature furent les premiers objets auxquels se prit le sentiment religieux : ils furent les premières choses divinisées. Faisant un pas de plus dans la voie de la généralisation, Max Müller s’est cru fondé à conclure que l’évolution religieuse de l’humanité en général avait eu le même point de départ.
C’est presque exclusivement par des considérations d’ordre psychologique qu’il justifie cette inférence. Les spectacles variés que la nature offre à l’homme lui paraissent remplir toutes les conditions nécessaires pour éveiller immédiatement dans les esprits l’idée religieuse. En effet, dit-il, « au premier regard que les hommes jetèrent sur le monde, rien ne leur parut moins naturel que la nature. La nature était pour eux la grande surprise, la grande terreur ; c’était une merveille et un miracle permanent. Ce fut seulement plus tard, quand on découvrit leur constance, leur invariabilité, leur retour régulier, que certains aspects de ce miracle furent appelés naturels, en ce sens qu’ils étaient prévus, ordinaires, intelligibles… Or c’est ce vaste domaine ouvert aux sentiments de surprise et de crainte, c’est cette merveille, ce miracle, cet immense inconnu opposé à ce qui est connu… qui donna la première impulsion à la pensée religieuse et au langage religieux »
Cependant elles n’y étaient qu’en germe
On s’explique aisément que, intrigués par ces forces merveilleuses dont ils se sentaient dépendre, les hommes aient été incités à y réfléchir ; qu’ils se soient demandé en quoi elles consistaient et aient fait effort pour substituer, à l’obscure sensation qu’ils en avaient primitivement, une idée plus claire, un concept mieux défini. Mais, dit très justement notre auteur
Penser, en effet, c’est ordonner nos idées ; c’est, par conséquent, classer. Penser le feu, par exemple, c’est le ranger dans telle ou telle catégorie de choses, de manière à pouvoir dire qu’il est ceci ou cela, ceci et non cela. Mais, d’un autre côté, classer, c’est nommer ; car une idée générale n’a d’existence et de réalité que dans et par le mot qui l’exprime et qui fait, à lui seul, son individualité. Aussi la langue d’un peuple a-t-elle toujours une influence sur la façon dont sont classées dans les esprits et, par conséquent, pensées les choses nouvelles qu’il apprend à connaître ; car elles sont tenues de s’adapter aux cadres préexistants. Pour cette raison, la langue que parlaient les hommes, quand ils entreprirent de se faire une représentation élaborée de l’univers, marqua le système d’idées qui prit alors naissance d’une empreinte ineffaçable.
Nous ne sommes pas sans avoir quelque chose de cette langue au moins pour ce qui regarde les peuples indo-européens. Si lointaine qu’elle soit, il en reste, dans nos langues actuelles, des souvenirs qui nous permettent de nous représenter ce qu’elle était : ce sont les racines. Ces mots-souches, d’où dérivent les autres vocables que nous employons et qui se retrouvent à la base de tous les idiomes indo-européens, sont considérés par Max Müller comme autant d’échos de la langue que parlaient les peuples correspondants avant leur séparation, c’est-à-dire au moment où se constitua cette religion de la nature qu’il s’agit précisément d’expliquer. Or les racines présentent deux caractères remarquables qui, sans doute, n’ont encore été bien observés que dans ce groupe particulier de langues, mais que notre auteur croit également vérifiables dans les autres familles linguistiques
D’abord, les racines sont typiques ; c’est-à-dire qu’elles expriment non des choses particulières, des individus, mais des types et même des types d’une extrême généralité. Elles représentent les thèmes les plus généraux de la pensée ; on y trouve, comme fixées et cristallisées, ces catégories fondamentales de l’esprit qui, à chaque moment de l’histoire, dominent toute la vie mentale et dont les philosophes ont, bien des fois, tenté de reconstituer le système
En second lieu, les types auxquels elles correspondent sont des types d’action, non d’objets. Ce qu’elles traduisent, ce sont les manières les plus générales d’agir que l’on peut observer chez les vivants et, plus spécialement, chez l’homme : c’est l’action de frapper, de pousser, de frotter, de lier, d’élever, de presser, de monter, de descendre, de marcher, etc. En d’autres termes, l’homme a généralisé et nommé ses principaux modes d’action avant de généraliser et de nommer les phénomènes de la nature
Grâce à leur extrême généralité, ces mots pouvaient aisément s’étendre à toute sorte d’objets qu’ils ne visaient pas primitivement ; c’est d’ailleurs cette extrême souplesse qui leur a permis de donner naissance aux mots multiples qui en sont dérivés. Quand donc l’homme, se tournant vers les choses, entreprit de les nommer afin de pouvoir les penser, il leur appliqua ces vocables bien qu’ils n’eussent pas été faits pour elles. Seulement, en raison de leur origine, ils ne pouvaient désigner les différentes forces de la nature que par celles de leurs manifestations qui ressemblent le plus à des actions humaines : la foudre fut appelée quelque chose qui creuse le sol en tombant ou qui répand l’incendie, le vent quelque chose qui gémit ou qui souffle, le soleil quelque chose qui lance à travers l’espace des flèches dorées, la rivière quelque chose qui court, etc. Mais, parce que les phénomènes naturels se trouvaient ainsi assimilés à des actes humains, ce quelque chose à quoi ils étaient rapportés fut nécessairement conçu sous la forme d’agents personnels, plus ou moins semblables à l’homme. Ce n’était qu’une métaphore, mais qui fut prise à la lettre ; l’erreur était inévitable puisque la science qui, seule, pouvait dissiper l’illusion, n’existait pas encore. En un mot, parce que le langage était fait d’éléments humains qui traduisaient des états humains, il ne put s’appliquer à la nature sans la transfigurer
Là, d’ailleurs, ne s’arrêta pas son action. Une fois que des mots eurent été forgés pour désigner ces personnalités que l’imagination populaire avait mises derrière les choses, la réflexion s’appliqua à ces mots eux-mêmes : ils posaient toute sorte d’énigmes et c’est pour résoudre ces problèmes que les mythes furent inventés. Il arriva qu’un même objet reçût une pluralité de noms, correspondant à la pluralité d’aspects sous lesquels il se présentait dans l’expérience ; c’est ainsi qu’il y a plus de vingt mots dans les Vedas pour désigner le ciel. Parce que les mots étaient différents, on crut qu’ils correspondaient à autant de personnalités distinctes. Mais en même temps, on sentait forcément que ces personnalités avaient un air de parenté. Pour en rendre compte, on imagina qu’elles formaient une même famille ; on leur inventa des généalogies, un état civil, une histoire. Dans d’autres cas, c’étaient des choses différentes qui étaient désignées par un même terme : pour expliquer ces homonymies, on admit que les choses correspondantes étaient des transformations les unes des autres, et on forgea de nouvelles fictions pour rendre intelligibles ces métamorphoses. Ou bien encore un mot qui avait cessé d’être compris fut l’origine de fables destinées à lui donner un sens. L’œuvre créatrice du langage se poursuivit donc en constructions de plus en plus complexes et, à mesure que la mythologie vint doter chaque dieu d’une biographie de plus en plus étendue et complète, les personnalités divines, d’abord confondues avec les choses, achevèrent de s’en distinguer et de se déterminer.
Voilà comment se serait constituée la notion du divin. Quant à la religion des ancêtres, elle ne serait qu’un reflet de la précédente