Cette doctrine repose, en partie, sur un certain nombre de postulats linguistiques qui ont été et qui sont encore très discutés. On a contesté la réalité de beaucoup de ces concordances que Max Müller croyait observer entre les noms qui désignent les dieux dans les différentes langues européennes. On a surtout mis en doute l’interprétation qu’il en a donnée : on s’est demandé si, loin d’être l’indice d’une religion très primitive, elles ne seraient pas le produit tardif soit d’emprunts directs, soit de rencontres naturelles
Que l’homme ait intérêt à connaître le monde qui l’entoure et que, par suite, sa réflexion s’y soit vite appliquée, c’est ce que tout le monde admettra sans peine. Le concours des choses avec lesquelles il était immédiatement en rapports lui était trop nécessaire pour qu’il n’ait pas cherché à en scruter la nature. Mais si, comme le prétend le naturisme, c’est de ces réflexions qu’est née la pensée religieuse, il est inexplicable qu’elle ait pu survivre aux premiers essais qui en furent faits et la persistance avec laquelle elle s’est maintenue devient inintelligible. Si, en effet, nous avons besoin de connaître les choses, c’est pour agir d’une manière qui leur soit appropriée. Or, la représentation que la religion nous donne de l’univers, surtout à l’origine, est trop grossièrement tronquée pour avoir pu susciter des pratiques temporellement utiles. Les choses ne sont rien moins que des êtres vivants et pensants, des consciences, des personnalités comme celles dont l’imagination religieuse a fait les agents des phénomènes cosmiques. Ce n’est donc pas en les concevant sous cette forme et en les traitant d’après cette conception que l’homme pouvait les faire concourir à ses fins. Ce n’est pas en leur adressant des prières, en les célébrant par des fêtes ou des sacrifices, en s’imposant des jeûnes et des privations qu’il pouvait les empêcher de lui nuire ou les obliger à servir ses desseins. De tels procédés ne pouvaient réussir que très exceptionnellement et, pour ainsi dire, miraculeusement. Si donc la raison d’être de la religion était de nous donner du monde une représentation qui nous guidât dans notre commerce avec lui, elle n’était pas en état de s’acquitter de sa fonction et les peuples n’auraient pas tardé à s’en apercevoir : les échecs, infiniment plus fréquents que les succès, les eussent bien vite avertis qu’ils faisaient fausse route, et la religion, ébranlée à chaque instant par ces démentis répétés, n’eût pu durer.
Sans doute, il arrive parfois qu’une erreur se perpétue dans l’histoire ; mais, à moins d’un concours de circonstances tout à fait exceptionnelles, elle ne peut se maintenir ainsi que si elle se trouve être pratiquement vraie, c’est-à-dire si, sans nous donner des choses auxquelles elle se rapporte une notion théoriquement exacte, elle exprime assez correctement la manière dont elles nous affectent soit en bien, soit en mal. Dans ces conditions, en effet, les mouvements qu’elle détermine ont toutes chances d’être, au moins en gros, ceux qui conviennent et, par conséquent, on s’explique qu’elle ait pu résister à l’épreuve des faits
Ainsi, c’est seulement en apparence que le naturisme échappe à l’objection que nous adressions naguère à l’animisme. Lui aussi fait de la religion un système d’images hallucinatoires puisqu’il la réduit à n’être qu’une immense métaphore sans valeur objective. Il lui assigne, sans doute, un point de départ dans le réel, à savoir dans les sensations que provoquent en nous les phénomènes de la nature ; mais, par l’action prestigieuse du langage, cette sensation se transforme en conceptions extravagantes. La pensée religieuse n’entre en contact avec la réalité que pour la recouvrir aussitôt d’un voile épais qui en dissimule les formes véritables : ce voile, c’est le tissu de croyances fabuleuses qu’ourdit la mythologie. Le croyant vit donc, comme le délirant, dans un milieu peuplé d’êtres et de choses qui n’ont qu’une existence verbale. C’est, d’ailleurs, ce que reconnaît Max Müller lui-même, puisqu’il voit dans les mythes le produit d’une maladie de la pensée. Primitivement, il les avait attribués à une maladie du langage ; mais comme, suivant lui, langage et pensée sont séparables, ce qui est vrai de l’un est vrai de l’autre. « Lorsque, dit-il, j’ai tenté de caractériser brièvement la mythologie dans sa nature intime, je l’ai appelée maladie du langage plutôt que maladie de la pensée. Mais, après tout ce que j’avais dit, dans mon livre sur La science de la pensée, de l’inséparabilité de la pensée et du langage et, par conséquent, de l’identité absolue d’une maladie du langage et d’une maladie de la pensée, il semble qu’aucune équivoque n’était plus possible... Se représenter le Dieu suprême comme coupable de tous les crimes, trompé par des hommes, brouillé avec sa femme et battant ses enfants, c’est sûrement un symptôme de condition anormale ou maladie de la pensée, disons mieux, de folie bien caractérisée »
Max Müller, il est vrai, a cru échapper à l’objection, dont il sentait la gravité, en distinguant radicalement la mythologie de la religion et en mettant la première en dehors de la seconde. Il réclame le droit de réserver le nom de religion aux seules croyances qui sont conformes aux prescriptions de la saine morale et aux enseignements d’une théologie rationnelle. Les mythes, au contraire, seraient des développements parasitaires qui, sous l’influence du langage, seraient venus se greffer sur ces représentations fondamentales et les dénaturer. Ainsi la croyance à Zeus aurait été religieuse dans la mesure où les Grecs voyaient en Zeus le Dieu suprême, père de l’humanité, protecteur des lois, vengeur des crimes, etc. ; mais tout ce qui concerne la biographie de Zeus, ses mariages, ses aventures, ne serait que mythologie
Mais la distinction est arbitraire. Sans doute, la mythologie intéresse l’esthétique en même temps que la science des religions, mais elle ne laisse pas d’être un des éléments essentiels de la vie religieuse. Si de la religion on retire le mythe, il faut également en retirer le rite ; car les rites s’adressent le plus généralement à des personnalités définies qui ont un nom, un caractère, des attributions déterminées, une histoire, et ils varient suivant la manière dont sont conçues ces personnalités. Le culte qu’on rend à la divinité dépend de la physionomie qu’on lui attribue : et c’est le mythe qui fixe cette physionomie. Très souvent même, le rite n’est pas autre chose que le mythe mis en action ; la communion chrétienne est inséparable du mythe pascal de qui elle tient tout son sens. Si donc toute mythologie est le produit d’une sorte de délire verbal, la question que nous posions reste entière : l’existence et surtout la persistance du culte deviennent inexplicables. On ne comprend pas comment, pendant des siècles, les hommes ont pu continuer à faire des gestes sans objet. D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les traits particuliers des figures divines qui sont ainsi déterminés par les mythes ; l’idée même qu’il y a des dieux, des êtres spirituels, préposés aux divers départements de la nature, de quelque manière qu’ils soient représentés, est essentiellement mythique
Cependant, dira-t-on, de quelque manière qu’on explique les religions, il est certain qu’elles se sont méprises sur la nature véritable des choses : les sciences en ont fait la preuve. Les modes d’action qu’elles conseillaient ou prescrivaient à l’homme ne pouvaient donc avoir que bien rarement des effets utiles : ce n’est pas avec des lustrations qu’on guérit les maladies ni avec des sacrifices ou des chants qu’on fait pousser la moisson. Ainsi l’objection que nous avons faite au naturisme semble s’appliquer à tous les systèmes d’explication possibles.
Il en est un cependant qui y échappe. Supposons que la religion réponde à un tout autre besoin que celui de nous adapter aux choses sensibles : elle ne risquera pas d’être affaiblie par cela seul qu’elle ne satisfait pas ou satisfait mal ce besoin. Si la foi religieuse n’est pas née pour mettre l’homme en harmonie avec le monde matériel, les fautes qu’elle a pu lui faire commettre dans sa lutte avec le monde ne l’atteignent pas à sa source, parce qu’elle s’alimente à une autre source. Si ce n’est pas pour ces raisons qu’on est arrivé à croire, on devait continuer à croire alors même que ces raisons étaient contredites par les faits. On conçoit même que la foi ait pu être assez forte, non seulement pour supporter ces contradictions, mais pour les nier et pour empêcher le croyant d’en apercevoir la portée ; ce qui avait pour effet de les rendre inoffensives pour la religion. Quand le sentiment religieux est vif, il n’admet pas que la religion puisse être coupable et il suggère facilement des explications qui l’innocentent : si le rite ne produit pas les résultats attendus, on impute l’échec soit à quelque faute d’exécution soit à l’intervention d’une divinité contraire. Mais pour cela, il faut que les idées religieuses ne tirent pas leur origine d’un sentiment que froissent ces déceptions de l’expérience ; car alors d’où pourrait leur venir leur force de résistance ?