II

§ 4. — C’était pour la première fois que la France s’intéressait directement aux Principautés danubiennes, qu’elle se décidait à y envoyer un représentant officiel. Si la France républicaine, tant par curiosité que par intérêt, avait porté ses regards vers ces provinces du Sultan, la France royaliste n’avait guère eu de telles curiosités. Les Français du XVIIe et du XVIIIe siècle manquaient d'idées précises sur les peuples de l’Orient européen; la science géographique était loin de considérer en ce temps-là tous les points de la terre comme également intéressants. Malgré tant de découvertes, on ne connaissait que les peuples avec lesquels on était en contact immédiat, chaque grand peuple se considérait toujours comme le centre du monde. Un livre imprimé à Paris, vers la fin du XVIIe siècle, dédié à M. le Chancelier et honoré du privilège du Roi, nous édifie à cet égard. C’est une sorte de catéchisme géographique intitulé Le parfait géographe par le sieur Lecoq. Voici ce qu’on y apprend, et ce que l’on savait probablement alors sur la Moldavie et la Valachie :

— Qu’est-ce que la Valachie?

— C'est une Principauté, qui faisait autrefois une portion de la Dacie. Elle se divise en deux parties : sçavoir la Valachie proprement dite ou occidentale et la Valachie basse qu’on appelle autrement Moldavie. Ses bornes sont la Pologne, la Bessarabie (sic), la Bulgarie et la Moldavie (sic)

— Où fait-il (le Prince) sa résidence?

— A Jassy, Jassium, ville sur la rivière du Pruth; les cartes la montrent mal à propos dans la Moldavie(sic).

— Nommez-moi encore quelque place.

—Chorczin(?), Chetimia(?), petite ville proche de Niester, ad Tyram etc., etc.

Les notions sur la Moldavie sont aussi amusantes :

— Qu’est-ce que la Moldavie?

— C’est la basse Valachie, située entre le Danube, la Bulgarie, la Transylvanie et la Hongrie(rie). — Quelle est sa capitale?

— Bucherest, Bucheresta (?).

— Combien le Danube a-t-il de bouches?

— Eratosthène, chez Strabon, luy en donne cinq, Ptolémée six, Ovide sept et les modernes deux.

— Quels peuples habitent dans ce pays?

— Les Tartares de Budziac qui sont sons la protection du Turc, etc., etc.

Quoi qu’il en soit, c’était pour la première fois, en 1798, que la France témoignait un intérêt direct aux Principautés par l’envoi d’un consul. La Maison de France ne s’était jamais occupée de ces provinces qu’indirectement, par suite de sa rivalité avec la Maison d’Autriche ou de son amitié avec le Grand Turc.

Si François Ier avait réussi à faire agréer aux Turcs la candidature de son fils Charles d’Orléans au trône de Hongrie, il est fort probable que la Moldavie et la Valachie y auraient été annexées, et l’histoire consacrerait aujourd’hui tout un chapitre à l’influence franco-hongroise dans les deux Principautés.

Catherine de Médicis qui dirigea pendant longtemps les affaires étrangères de la France fit entrer les Principautés dans presque toutes les combinaisons politiques que lui suggérait son imagination d’Italienne, élève de Machiavel. En 1566 (sous Charles IX), l’ambassadeur de France à Constantinople, Grantrye de Grand-champs, roulait dans son esprit deux grands projets : le premier, c’était, ni plus ni moins, d’épouser la soeur du prince régnant de Valachie, Petru Şchiopul (Pierre le Boîteux), pour devenir, à ce que disent les dépêches diplomatiques du temps, le successeur au trône de ce prince chétif. Mais si bizarre que fût ce projet, il n’était rien à côté d’un autre, sorti de l’imagination de la reine mère elle-même : il s’agissait de coloniser les Principautés avec quelques centaines de milliers de colons huguenots. On avait songé tour à tour à l’île de Chypre, à l’Algérie, à la Floride, où même un certain nombre du huguenots allèrent se faire pendre par les Espagnols. On s’arrêta sur les Provinces danubiennes. Pourquoi perdre tant de forces vives du royaume? Exilés près du Danube, les huguenots auraient pu être Ies plus grands amis de la France. Au lieu d’une France divisée an point de vue de la religion, il y en aurait eu deux, alliées en politique, prenant entre deux feux la Maison d’Autriche. Pour persuader les Turcs, on se servit d’arguments qui nous semblent aujourd’hui extraordinaires, mais qui étaient, peut-être, sincères ; les huguenots professent une religion touts proche de celle des Turcs, ils n’ont dans leurs temples ni images, ni statues, et ils n’adorent qu’un seul Dieu ! Ils pourraient aider lu Grand Sultan dans ses luttes contre l’Empereor.

Mais aucun des projets de M. de Grandchamps ne devait réussir. Les « colons » huguenots vinrent habiter, d’eux-mêmes, l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre et la Suisse. Quant au projet de mariage de l’ambassadeur, il ne réussit pas mieux. La princesse Kiajna, sorte de Catherine de Médicis valaque, qui dirigeait les affaires sous le prince infirme et imbécile Petru Şchiopul, s’empressa de renvoyer à l’ambassadeur tous ses cadeaux de noce. Tout ce que put faire celui-ci fut de faire déposer, deux ans après, le prince Petru Şchiopul, en se servant des intrigues du prince de Transylvanie qu’il attira par une promesse de mariage, avec Marguerite de Valois, soeur de Charles IX, et par l'appât des Principautés moldo-valaques.

En 1573, la reine mère tourne encore ses yeux vers ces provinces. Elle brigue le trône de Pologne pour son fils Henri d'Anjou et réclame en même temps les provinces qui « autrefois faisaient partie de la Pologne », la Moldavie et la Valachie. Naturellement, les Turcs ne voulurent rien entendre sur ce dernier point. Mais une fois Henri installé sur la trône de Pologne, le prince de Moldavie, Ion cel cumplit (Jean le Terrible), impatient du joug du Turc, commença à lui faire des avances. Il était trop tard. En 1574, Henri Ier de Pologne, aprèe un règne d’un an, prenait le chemin de Paris, où il allait devenir Henri H1 de France.

En cette qualité, il témoigna — paraît-il — une grande sympathie pour Ie Valaque Petru Cercel (Pierre Boucle-d’Oreille), qui avait visité la Cour de Paris et dont la candidature au trône de la Valachie fut soutenue pendant neuf ans de suite, depuis le 2 mai 1579, jusqu’au 4 janvier 1589, par l’ambassadeur du roi à Constantinople.

Quoi qu’il eu soit, après comme avant, les Principautés roumaines restèrent peu connues en France : on sut d’elles, qu’elles étaient placées quelque part en Orient et soumises au Grand Turc. Le bruit des victoires sur les Turcs de Michel le Brave (1593-1601), qui réalisa par son épée le plus beau rêve de la nation roumaine, la réunion sous un seul sceptre des trois Principautés de la Valachie, Transylvanie et Moldavie, paraît être parvenu un instant jusqu’à Henri IV. Mais Michel le Brave (frère de Petru Cercel) était aussi mauvais diplomate que bon général et s’enfonçant de plus en plus dans la politique de la Maison d’Autriche, ne sut pas conserver ses États et trouva sa perte.

A partir de ce moment, il n’est plus question des Principautés dans les combinaisons de la diplomatie française en Orient. Richelieu et Mazarin tournèrent de préférence leurs regards du côté de la Transylvanie qu’il voulaient employer contre la Maison d’Autriche. Bethlen Gabor (1630) et Georges Ier Rakoczy († vers1640) furent attirés dans les coalitions contre l’Empereur. Le premier se montra assez docile et parie dans les traités avec la France de certains principe s conf a edera t i qui lutteraient à côté de lui. S’agit-il, sous cette dénomination, des princes de Moldavie et de Valachie? Rakoczy Ier et, plus tard, son fils, Rakoczy II, répondirent plus mal aux avances de Mazarin : ils se rapprochèrent de l’Autriche et entrèrent dans une ligue chrétienne contre la Turquie.

Louis XIV continua la politique de Mazarin. En 1677, il voulait donner la Valachie à son allié Apafi, de Transylvanie. Mais six ans plus tard, il se ravise et ses ambassadeurs à Constantinople commencent toute une campagne pour faire déposer le prince régnant Braâncoveanu et faire nommer à sa place, en Valachie, Tököly, chef des révoltés hongrois. Malheureusement Brâncoveanu était le prince le plus riche et le plus rusé que la Valachie ait connu. L’aventurier Tökoöly alla mourir obscurément à Nicomédie, quelques années après que Bràncoveanueut été décapité pour ses intrigues avec l’Autriche (1711).

Quand en 1750, Kaunitz réussit à rapprocher les Maisons d'Autriche et de France, par un traité qu'il considère, à juste titre, comme son chef-d'œuvre, le rôle de la France s’effaça en Orient. Entre Louis XIV et cette époque, il n’y a d'intéressant que le projet du magnat hongrois Disloway, en 1732, projet aussi étonnant par sa teneur que par la foi qu’il trouva quelque temps auprès de l’ambassadeur de France à Constantinople, M. de Villeneuve. Il s’agissait de nouveau de créer en Orient un grand État chrétien sujet du Grand Turc, « sur le terriritoire fort étendu et presque désert, qui se trouve sur les confins de la Transylvanie et de la Hongrie, et qui dépend actuellement des princes de Moldavie et de Valachie ». — Ce projet fait songer au Parfait géographe » du sieur Lecoq. MM.Disloway et de Villeneuve oubliaient que toute combinaison de cette nature, avant de satisfaire les vieilles traditions de la diplomatie française ou les vues ambitieuses d’un aventurier, devait satisfaire la géographie.

C’est peu après le projet Disloway que les ambassadeurs du roi à Constantinople eurent l’idée d’envoyer auprès des hospodars phanariotes, qui avaient commencé à régner dans les deux Principautés, les secrétaires, dont l’étude occupe une partie d’un de nos précédents chapitres. Nous avons voulu donner ici une vue d’ensemble complète, quoique nécessairement brève de la politique française vis-à-vis des Principautés roumaines, avant la grande Révolution.

§ 5. — Bien que la nomination des consuls dans les Principautés ne date que de 1798, on peut dire que la Révolutîon s’occupa presque dès le premier instant de la propagande de ses principes jusque dans ces provinces reculées, et la période de 1793 à 1798 est remplie des tentatives faites par elle pour y établir un agent officiel. On peut en voir la première trace dans le projet rédigé en 1793 par les naturalistes Brugnère et Olivier :

« Observations sur la mission de ces citoyens chargés par le gouvernement français de recueillir des notions relatives au commerce, aux arts, à l’agriculture, à l'histoire naturelle, à la médecine, et même à la politique... (Ils se chargeaient de chercher à connaître, dans les pays qu’ils parcourront) : 1° Les dispositions des Princes et de leurs agents à l’égard de la Révolution française ; 2° de se procurer des connaissances sur la nature des gouvernements et les moyens de réussir dans les négociations qu’on jugerait à propos d’entamer ; 3° de s’informer exactement de la manière dont les agents de la République remplissent leurs fonctions; 4° enfin, de propager les vrais principes parmi leurs concitoyens établis dans ces climats... »

Jusqu’au Directoire, l’affaire resta en suspens. Ces deux années ne furent pas perdues par les ennemis de la France à Constantinople. La présence de deux ambassadeurs, dont l’un était « l’Ambassadeur du Roy » et l'autre « le citoyen représentant de la République » n’avait pas peu nui à l’autorité de la France, et les Russes, les pires ennemis de la Révolution, y dictaient leurs lois. — D’autre part, si la nation grecque avait été gagnée de loin aux idées de la Révolution, les Phanariotes, c’est-à-dire les Grecs les plus instruits et les plus influents, négligés par la France, continuaient de suivre leur ancienne politique, balançant habilement entre les Turcs et les Russes. Ce fut un Grec natif de Constantinople, enthousiaste des idées de la Révolution française et naturalisé Français, Constantin Stamaty, qui prit, en 1795, l’initiative de la fondation d’un consulat républicain dans la Moldo-Valachie. Nommé vice-consul à Hambourg, les autorités allemandes l’avaient emprisonné comme agent des Jacobins. En reconnaissance de ses services, on le chargea d’une mission en Orient pour observer les forces, l’influence et les projets des Russes. Dans trois mémoires consécutifs (des 7, 9 et 11 février 1695), il conclut à la création d’un consulat de la République dans la Moldo-Valachie, ayant Jassy ou Bucarest pour résidence. Les raisons qu’il allègue rappellent à s’y méprendre les discours des « secrétaires » : Etudier de près et en permanence les forces de mer ou de terre de la Russie, — étudier les véritables dispositions des peuples qui gémissent sous le sceptre de cette puissance, — examiner et affermir, à l’aide d’un ingénieur français, tous les points de défense de la Turquie, — épier les pachas et les fonctionnaires turcs dans l’accomplissement de leur devoir et dans leurs sentiments envers la Turquie, — attacher les habitants Moldo-Valaques à la France, — préparer la voie au commerce français dans les Principautés danubiennes. A part cela, comme ce sont les Hospodars phanariotes qui dirigent réellement la politique extérieure de la Turquie, — Bucarest ou Jassy s’imposaient comme résidence d’un consul de la République. De plus, les principaux adversaires de la République étant l’Autriche et la Russie, Bucarest et Jassy étaient tout désignés comme centre d’action pour produire une diversion en soulevant la Hongrie et la Pologne. C’était surtout la Pologne qui intéressait Stamaty. Il proposa au Comité du Salut public de former en Moldavie une confédération polonaise. — Il se proposa lui-même, naturellement, pour être nommé consul. Cinq mille livres lui suffiraient, à la rigueur. Ces raisons persuadèrent le gouvernement français. Le passé de Stamaty, sa qualité de Grec, bien faite croyait-on pour lui concilier les Phanariotes, ses prétentions pécuniaires décidèrent le Comité de Salut public à le nommer lui-même, d’abord « agent secret », puis « consul général de la Répubique », le 8 février 1796.

Malheureusement Stamaty n’avait pas su s’attirer, parmi ses maîtres et ses compatriotes, la même sympathie que son « parfait civisme » lui avait gagnée chez les républicains français. Pendant les quatre ou cinq mois que durèrent à Constantinople les négociations pour sa nomination, tout le monde fut contre lui. D’abord ses compatriotes mêmes, qui ne comprenaient pas sa sympathie pour les Turcs et ne voulaient pas admettre qu’un de leurs égaux occupât parmi eux une pareille place. Puis, les princes phanariotes qui ne voulaient point auprès d’eux de surveillant, surtout au nom d’une République. S’ils avaient bien accueilli, en effet, les consuls de Russie ou d’Autriche, c’est que leurs principes pouvaient s’accorder avec ceux de ces puissances, c’est qu'ils savaient qu’avec des cadeaux on pourrait toujours se rendre favorables ces représentants. Dans les deux ou trois dernières années surtout, ils s’étaient trop visiblement jetés dans les bras de la Russie, et ne tenaient pas à voir un tiers surveiller leur politique extérieure. Enfin, ils détestaient particulièrement Stamaty, Grec de basse naissance, avec lequel ils auraient eu à compter. — De leur côté les Turcs ne voulaient admettre qu’un « raïa » vint traiter avec eux d’égal à égal : depuis que le Grec Lascarov, le premier consul russe, leur avait fait tant de mal, ils avaient fait une loi interdisant formellement aux « raïas » l’accès du consulat étranger. — Il ne manquait plus qu’une voix contre Stamaty, c’était celle des Français établis en pays turcs. Elle se fit entendre. — « N’y avait-il point un Français qui pût remplir cette fonction ? » — Stamaty fut écarté. Il n’en continua pas moins à servir la France. En 1796, on le voit rédiger les Instructions pour le secrétaire de l’ambassade de Constantinople, Carra Saint-Cyr, qui ira remplir provisoirement à Bucarest le poste de consul. En 1798, il fait partie, à Ancône, d’une commission s’occupant de pousser les Grecs à la révolte.

Quoi qu’il en soit, Stamaty avait démontré la nécessité de nommer un citoyen représentant de la République dans les Principautés. — Le citoyen Verninac, ambassadeur à Constantinople, considérait la chose comme tout à fait pressante. Pendant qu’on négociait encore pour la nomination de Stamaty, il prit sur lui d’envoyer à Bucarest, comme intérimaire, un de ses secrétaires, Émile Gaudin, âgé de vingt-cinq ans, auquel il adjoignit Jacques Montal, encore plus jeune. Gaudin avait un traitement de sept mille cinq cents livres et l'obligation de nourrir et loger son secrétaire Jacques Montal, qui n’avait que douze cents livres. On comprend que l'année suivante, quand il fut révoqué de cette fonction, il ait à peine osé quitter Constantinople, tant il était criblé de dettes.

Les Instructions dont on munit Gaudin ue différaient en rien de celles que Stamaty s'était imposées à lui-même quelques mois auparavant : songer, avant tout, à la conduite des hospodars grecs, observer ce qui se passe en Pologne et en Hongrie; il verra si le mécontentement des Hongrois est général, s’il provient de la faiblesse de l’Autriche, d’une hausse quelconque des impôts et de la conscription militaire, ou bien d’un désir déterminé d'indépendance; — il s’abstiendra de s’immiscer dans ce qui pourrait nuire au succès de sa mission ; — il veillera à la prospérité du commerce français dans les Principautés. — A ces recommandations s'en ajoute une autre où l’on voit comme la République française connaissait bien les Phanariotes :

Parmi les moyens à employer pour gagner la confiance du Prince de Valachie, et pour lui suggérer, à l’égard de la République française, les dispositions favorables que nous lui desirons, celui d’émouvoir son intérêt particulier ne serait peut-être pas un des moins efficaces. En conséquence, le citoyen Gaudin pourrait insinuer adroitement au Prince que, dans le cas où l’expérience de l’administration de la Valachie lui aurait fait naître des idées d’amélioration, la République se ferait un plaisir de concourir à les faire adopter par la Sublime Porte. C’était bien là le moyen, par « l’insinuation des réformes », qu’on pouvait gagner la confiance d'un Hospodar ! — Le citoyen Gaudin qui avait résidé pendant six ans dans l'empire turc et dans les Principautés, et qui était un garçon intelligent, ne prit de ces instructions que ce qu'il fallait en prendre.

Il n’eut guère le temps de s’occuper que de la « prospérité du commerce français dans les Principautés ». Les moyens dont il se servit pour réussir, en cette difficile allure, et l’opuscule qu'il publia quelques années plus tard, Soulèvement des nations chrétienne s de la Turquie d'Europe, — nous montrent Émile Gaudin comme un esprit observateur et pratique. Son mémoire au Prince régnant Alexandre Moruzzi en faveur de la maison de commerce Pellet et Hortollan, établie à Bucarest depuis deux ans, est un chef-d’œuvre dans son genre. D'un coup d'œil, il avait deviné le caractère du Prince et de la cour qui l’entourait. Il comprit que « émouvoir son intérêt particulier », cela voulait dire surtout toucher son orgueil oriental, flatter sa vanité : c’est ce qu'il fit et ce qui lui réusssit à merveille. Jamais un mémoire pareil au sien n’aurait été toléré auprès d’une autre cour que celle des Phanariotes : — La France, dit-il, est l’amie de la Turquie, elle a, au moins, autant de droits que la Russie et l’Autriche qui ont toujours été les pires ennemies de cette puissance. — que si l’affaire ne s'arrange point, les négociants étrangères auront toujours des préventions contre le pays qu administre le hospodar...; les gouvernements les plus éclairés ont toujours attiré et fixé dans le pays des négociants étrangers, témoin : la Perse du temps des Sophis, témoin : l’Indoustan dans les premiers temps de la dynastie mongole. — Les fleurs de rhétorique n'y manquèrent point :

Votre Altesse sait qu’une plante exotique ne peut s’élever et vivre sous un climat et sur un sol différents de ceux qui l’avaient nourrie jusqu’alors, qu’à force de ménagements et même de secours. Le vent le plus léger, s’il est contraire à son tempérament, suffit pour la flétrir et la priver de l'existence.

Enfin, cette péroraison qui certainement enleva la réussite :

Songez, Prince, qu’on lira un jour dans les fastes du commerce fran çais : « Ce fut sous la première principauté d'Alexandre Moruzzi que les négociants français du Levant pensèrent pour la première foie à former et formèrent un établissement en Valachie. La guerre terrible qu'une partie de l'Europe, injustement conjurée, faisait à la République Française, réduit le commerce et les commerçants Français à an état d'impuissance et de détresse qui semblaient les menacer d'une destruction prochaine. Ce Prince éclairé et ami des hommes accueillit de la manière la plus flatteuse les citoyens Pellet et Hortollan qui vinrent les premiers se fixer à Bucarest, sa capitale ; il les protégea efficacement et encouragea, aida même leurs spéculations, en leur accordant des concessions d’un genre nouveau et délicat... etc., etc... » Ou le soussigné se trompe fort ou le cœur d’un Moruzzi ne peut être insensible à cette sorte de gloire, la plus durable de toutes...

La vanité d’Alexandre Moruzzi ne resta point insensible à cette sorte de flatterie, bien que le Hospodar ne renonçât pas tout à fait au bénéfice de ses douanes. Il se contenta désormais de prélever 3 p. 100 sur les marchandises importées de Turquie, à l'exception des marchandises françaises qui avaient déjà payé à Constantinople.

Peut-être le citoyen Gaudin aurait-il pu, avec le temps, obtenir du prince Moruzzi et de ses successeurs, d’autres concessions.

Peut-être aurait-il pu répandre son influence au delà du Prince, sur le monde des boyars... Mais il n’était destiné à remplir ses fonctions que par intérim et pendant très peu de temps. Au mois de juin 1796, Verninac annonçait au Ministère des Affaires étrangères, sa révocation : malgré l’enthousiasme avec lequel il prononçait les noms de « citoyen » et de « République », Gaudin était un émigré, un émigré avéré, ancien officier au régiment d’Alsace. Il portait encore la cocarde blanche à Constantinople et ne fréquentait que des émigrés. C’est pour l'éloigner et arrêter ses intrigues dans la colonie française que le citoyen Verninac l’avait envoyé en Valachie.

Gaudin quitta Bucarest vers la fin du mois de mars 1796, non sans emmener sa femme, une Smyrnienne qu’il avait épousée dans sa vie aventureuse en Orient et dont il était, parait-il, très jaloux.

Je ce laisserai pas ma femme dans cette ville eu règne un luxe effréné, où la vertu est pour ainsi dite inconnue, où la débauche domina dans presque tous les cœurs, où l’occupation habituelle des hommes et des femmes est le jeu...

Le citoyen Carra Saint-Cyr, premier secrétaire de l’ambassade de Constantinople, fut chargé de remplacer, toujours comme intérimaire, l’émigré Gaudin. Pendant les deux mois qu’il géra les affaires de ce « consulat » encore à créer, il fut étonné de voir les confédérés polonais accourir en foule à Bucarest, comme s’ils avaient deviné les intentions secrètes de la République. Les rapports qu’il en fit décidèrent le gouvernement républicain à hâter les pourparlers pour la création du consulat.

§ 6. — Enfin, après toute une année de négociations (1797), on obtint de la Sublime Porte un bérat de nomination pour un consul Français d’origine à Bucarest, et même un second bérat pour un second consul à Jassy. Ces agents devaient correspondre directement avec le gouvernement central de Paris. Le citoyen Flùry fut nommé à Bucarest, le citoyen Parrant à Jassy, le premier avec Maurice Dubois, le second avec Jacques Ledoulx, comme secrétaires.

La situation des deux consuls n’était pas des plus faciles. Leurs instructions leur recommandaient de montrer la plus grande déférence aux Turcs et d’épier les Russes, les plus grands ennemis de la République. Être hostile aux Russes et ami des Turcs n’était guère le moyen de plaire aux princes russophiles, non plus qu’aux bourgeois grecs qui comprenaient la « Liberté » de la Révolution, dans un sens politique, ni aux boyars indigènes, dont les uns attendaient leur salut des Russes, et les autres espéraient être affranchis de la Turquie avec l’aide de la France. C’est à Jassy surtout que l’esprit public était favorable aux Russes, qu’on attendait leur règne prochain comme un événement sûr : les vieillards jouaient toujouis aux cartes, la jeunesse et les femmes n’avaient dans l’esprit que le souvenir des fêtes et des danses russes. Les amis de la France étaient plus nombreux à Bucarest, où des boyars comme le ban Démètre Ghica et Brâncoveenu donnaient le ton. Mais pour les deux partis, les avances que les consuls devaient faire aux Turcs ne pouvaient que nuire au prestige de la France. Ce qui rendait encore la situation plus difficile aux consuls, c’était leur traitement par trop modique. Le citoyen FIury n’avait que sept mille cinq cents livres par an, et il lui fallait là-dessus payer et nourrir son secrétaire ; le citoyen Parrant avait en tout quatre mille cinq cents livres. C’était ridiculement insuffisant dans un pays « où le luxe est un objet de première nécessité », au milieu d’êtres aussi superficiels et aussi vaniteux, et surtout en présence des consuls d’Autriche et de Russie qui déployaient un faste presque princier. Enfin Bucarest était le rendes-vous des étrangers venus de Constantinople ; on s ’y rendait , et Ies consuls étaient moralement obligés de traiter tout au moins les amis de la France, qui passaient par là. De cette situation embarrassante, les deux consuls tâchèrent de se tirer comme ils purent, chacun selon son tempérament et selon les circonstances. À Jassy, l’influence française n’y gagna rien ou presque rien. La situation était plus difficile qu’à Bucarest. Le vice-consul, jeune homme de vingt-quatre ans, caractère plus réfléchi qu'énergique, était peu fait pour gagner les esprits, dans une société telle que la société moldave d’il y a cent ans. Tout ce qu’il put faire, en intellectuel qu’il était, fut d’observer la société qui l'entourait et d’envoyer mémoires sur mémoires à Talleyrand, de faire des prodiges d’habileté, pour déguiser sa misère effective, sous les dehors séduisants de la modestie républicaine ».

Il est dommage que Parraat n’ait pas vécu plus longtemps au milieu de la société moldave. Un livre de lui serait devenu le document fondamental sur la société phanariote. Déjà ses mémoires officiels dénotent un esprit sérieux, observateur et critique, fin mots vifs, caractéristiques, il dépeint la société du temps, l’esprit qui l’anime, les passions qui l'agitent, l’influence qu'exercent sur elle les idées nouvelles. Les « Notes sur la géographie, l’administration et la population de la Moldavie » sont tout à fait remarquables. Ce qu'il dit du Hospodar résume admirablement la situation :

Puisqu’on est ici à parler des vices du gouvernement en Moldavie, il en est encore un capital, qu'on ne doit pas laisser échapper, c'est que le Prince est à la fois esclave et despote. Il a à Constantinople autant de maîtres qu'il a à Jassy de sujets. A Constantinople, il baise humblement la robe au dernier musulman; à Jassy, il fait respectueusement baiser la main au premier des boyars, et c'est per cette humilité flétrissante, qu’il impose aux Moldaves, que l’orgueil grec se nourrit encore et pense se dédommager de son humilité servile envers Ies Turcs.

Et plus loin :

On peut dire que les princes de Moldavie, à quelques égards, sont souverains; mais, à beaucoup d’autres, ils sont dans la dernière dépendance ; ils peuvent à leur gré ruiner, désoler les familles, disposer même de leur vie; il ne leur est pas permis de songer à la moindre institution sociale, aux plus légères innovations. Un pas utile, fait sans les ordres de la Porte, peut devenir pour eux un crime de mort. Ces princes, en un mot, presqu’absolus dans le mal, sont entièrement enchaînés dans le bien qu’ils pourraient par hasard avoir envie de faire.

Ailleurs, il s'exprime ainsi sur l'état des esprits en Moldavie :

Il n’y a point en Moldavie d'esprit public, il n’y a pas une idée de gouvernement, pas un sentiment de liberté; on y est esclave sans même y penser, et si I’on y hait les Turcs, qu'on y craint encore davantage, c’est plutôt par erreur, par un préjugé qua par un raisonnement. Les Russes se sont emparés dans ce pays de tous les esprits, et cela n'est point étonnant; la religion, ce moyen toujours victorieux auprès de’ignorance, a ouvert tous les coeurs.

Pourtant, il ne peut pas s'empêcher de reconnaître l’influence, même à Jassy, de la Révolution française :

Quoi qu'il en soit, cet amour des Russes n'est pas tout à fait général ; ils ont fait quelques mécontents... Il est même à remarquer que Ia Révolution Française, pour la petite portion de ceux des boyars qui savent raisonner, n’est pas absolument sans charmes ; ils aiment qu'on leur en parle; ils ne sauraient s'empêcher de l'approuver en partie, d'en admirer du moins les progrès; et, avec le temps, Ia jeunesse surtout, continuant les études auxquelles elle commence à se livrer, il n'y a point à douter que les principes français n’exercent enfin, ici comme ailleurs, leur douce et bienveillante influence. Le Vice Consul de le République y jouit déjà, comme tel, de toute l’estime et de toute la considération possibles. Il est reçu partout avec accueil et distinction....

Mais cet homme d’une intelligence si vigoureuse, était un timide quand il s'agissait de l’action. Il savait bien observer une société, mais il ne savait pas quelle conduite tenir vis à vis d’elle. L'histoire des temps phanariotes s’éclaire vivement par les Mémoires de Parrant, mais leur auteur n'a su exercer aucune in fluence sur les boyars moldaves qu'il a si bien appris à connaître. Du reste, toutes les circonstances semblaient s’être réunies contre le malheureux vice-consul. Il ne lui suffisait pas d’avoir un traitement modique ; il fallut encore que, arrivé à Jassy, le gouvernement l'oubliât totalement pendant cinq trimestres, et qu’un aventurier français, Durosy, lui volât toute sa garde-robe; — ce n’était pas assez de tomber au milieu d’une pareille société et dans une situation aussi délicate ; il fallait encore que la peste se déclarât dans la ville, qu’il vit mourir, jusqu’au dernier, tous ses domestiques français, et que « le grand Serdar », pour être agréable aux Russes, inventât, sous prétexte de quarantaine, de le traiter « d'une manière indécente et barbare... »

Tandis que Parrant, dans un milieu hostile, faisait appel à la résignation „républicaine » et aux mémoires, pour supporter sa situation difficile, Flùry, placé dans un milieu plus favorable, esprit pratique et énergique à la fois, sut mieux se tirer de la situation. Pour contrebalancer l’influence des consuls autrichien et russe, pour relever le prestige du nom français, il ne recula devant aucun moyen. Dès son arrivée, il comprit qu'il lui fallait, avant tout, agir sur les sens, parier haut. Il fit arborer le drapeau tricolore sur la maison consulaire, et trouva moyen de s’acheter une voiture. Son prédécesseur Carra Saint-Cyr lui avait présenté vingt-cinq personnes, qui se trouvaient alors sons la protection française à Bucarest, dont deux citoyens français, deux Arméniens, plusieurs Zantiotes et Corfiotes et autres étrangers qui, n’ayant point de consul, se trouvaient, en vertu des capitulations, sous la protection de la France. Dès qu’il apprit la conclusion du traité de Campo-Formio, il s’empressa de convoquer tous les Grecs des Iles Ioniennes et leur annonça qu’ils jouiraient dorénavant des mêmes avantages, droits et immunités que les citoyens français. Cette nouvelle se répandit dans tout le monde grec de Bucarest et y ralluma l’enthousiasme pour la France. Flùry ne le laissa point s’éteindre. Il chercha au contraire toutes les occasions de montrer que la protection française était vraiment quelque chose de réel. Un protégé français ayant été battu et volé par un garde du Prince, il exigea: 1° que le chef de la garde vint faire ses excuses à la maison consulaire, pour l’outrage « fait à la nation française » ; 2° que l’insulteur fût dépouillé de son grade: 3° qu’il remboursât à sa victime les deux cents cinquante piastres dérobées. — Une autre fois, le gouvernement avait fait fermer la boutique d’un « citoyen » de Corfou; — l’énergique Flùry exigea encore trois choses : 1° que le grand fonctionnaire qui avait fait fermer la boutique du Corfiote fût tenu de se rendre à l’instant même à la maison consulaire « pour y faire une réparation de l’outrage fait à la nation française »; 2° qu’il payât au « citoyen » lésé six piastres par jour d’indemnité; 3° qu’il envoyât son chancelier ouvrir la boutique « au nom de la République française ». « Toutes ces conditions, écrit Flury à son gouvernement, furent accordées et exécutées », et l’on se figure l’effet produit par de pareils incidents à la cour d’un hospodar phanariote. — D’un autre côté, chaque fois qu’un « citoyen français » manquait aux lois du pays, le consul s’empressait de le punir avec rigueur. Il aurait même un jour exprimé l’intention, vers le mois de mars 1798, d’assembler tous les citoyens français, et, sous le drapeau tricolore, de leur faire jurer attachement à leur patrie, haine pour la royauté et pour toute espèce de tyrannie et de leur apprendre enfin « les vrais devoirs d’un républicain français en vers la patrie et son gouvernement . »

En même temps, il observait constamment le prince Han-

gherliu qui régnait alors en Valachie, et « quoiqu’un Grec soit bien difficile à connaître », il arriva à le connaître assez bien.

Ce Prince n’a aucune prédilection pour aucune autre nation et son attachement aux intérêts de la Porte seul peut le porter à aimer et à servir la Puissance qui soutiendra et prolongera l’existence de l’Empire ottoman.

Il ne perdait aucune occasion de frapper son imagination. Au lendemain du traité de Campo-Formio, il lui faisait parvenir l’arrêté du Directoire enjoignant à tout fonctionnaire public de ne recevoir d’autre titre, en pays étranger, que celui de « citoyen”. Peu après, vers le mois de mai, Flùry demande à être reçu par le Prince en une audience solennelle « telle qu’elle fût digne de la grande nation que je représente* », On lui répondit qu'il n'y avait point de précédent, mais « le citoyen » insista, et, comme on ne savait pas comment s'y prendre, il régla lui-méme le cérémonial.

Le 24 floréal, à l’aube du jour, le pavillon national fut hissé sur la maison consulaire, où se réunirent tons les citoyens français ou protégés par la République française. A dix heures, un officier de la Cour vint prévenir le Consul que le Hospodar était prêt à le recevoir, et bientôt après, le cortège se mit en marche dans l’ordre suivant:

Le « Polkovnic de la ville » avec 90 Cosaques;

Le « Capitaine des Darabans » avec 90 Derabans et leurs officiers, tous en grande tenue;

Deux petits « Postelnics », un de chaque côté;

Un second « Pitar »;

Le deuxième « Comis » et le troisième « Postelnic »;

Le chef des Portiers;

Le « Grand Portier » accompagné de tous les « petits portiers »; etc...

Dans la voiture hospodariale, attelée de six chevaux, et précédée de « citoyens français » à cheval, avait pris place le Consul, accompagné de son secrétaire et de l’officier du hospodar. Le secrétaire portait ostensiblement deux sachets de satin renfermant la lettre de créance et le bérat de la Porte.

Venait ensuite la voiture du Consul, vide; une seconde voiture du Hospodar, et le cortège était terminé par six voitures de protégés de la France.

On juge quelle impression dut produire un pareil cortège dans les rues de Bucarest!

À la cour, le Consul fut reçu, en descendant de voiture, par le « Second Postelnic » et les premiers officiers du Prince, et, en haut de l'escalier, par le « Grand Postelnic » qui l’introduisit dans la salle d’audience... — Le hospodar, entouré de toute sa cour, avec les grands boyars et l’Archevêque, était sur son trône, devant lequel étaient placés deux sièges, pour le Consul et son secrétaire. Il se découvrit à l’entrée du Consul, qui lui remit aussitôt son bérat et sa lettre de créance. Puis, après un discours de Flùry auquel il répondit brièvement, le Prince se couvrit et s’assit, ainsi que le Consul et le secrétaire, avec qui il engagea une conversation particulière.

Le même cortège reconduisit chez lui le Consul. — « Ainsi finit cette cérémonie, qu’un temps superbe et une grande affluence de spectateurs avaient rendue très brillante”. Elle produisit un grand effet sur tout le monde, mais surtout sur le Prince qui, un mois après, écrivait lui même à Talleyrand : « Je suis enchanté de cet agent qui a montré toujours la plus grande intelligence et la plus grande fermeté possible ». — D’après un document du 14 avril 1799, le Prince aurait même été déposé et tué, en partie à cause des intrigues des Russes, qui ne pouvaient lui pardonner de s’être montré favorable aux Français.

Mais le citoyen Flùry ne voulait pas seulement faire la conquête du Prince. Il voulait surtout se concilier les boyars, déjà préparés aux idées « nouvelles » par l’Hétairie de Rhigas. De même que le Prince Hangherliu, il les avait « épiés » longtemps. Il avait deviné que les deux ressorts principaux de leur caractère étaient la vanité et l’intérêt. Il alla donc, accompagné de son secrétaire, faire des visites aux boyars de la « Protipenda », il en invita quelques-uns à dîner, il leur donna une petite fête.

En même temps, il cherchait, à l’exemple des Russes et des Autrichiens, à avoir un correspondant dans la seconde ville de la Valachie, Craiova. N’ayant pas d’argent pour en entretenir un lui-même, il y fit envoyer comme médecin du hospodar un homme dont il croyait être sûr, et on le voit demander pour lui à Paris « une montre en or avec sa chaîne ». Il en réclame en même temps deux autres « de chez Lépine », l’une pour le « grand Camarache chargé des Relations extérieures », l’autre pour un médecin « qui jouit à la cour de Bucarest et dans tout le pays de la plus grande considération »

Avec une telle connaissance de son entourage et un tel savoir-faire, on comprend l'influence exercée par Flury. Il fut l'enfant gâté de la société bucarestoise. Non seulement les boyars lui rendirent sa visite, mais ils vinrent tous à la fête qu’il leur donna, — et ils y vinrent, ce qu’ils n’avaient encore fait que pour le prince de Ligne, avec leurs femmes. « Cela a fait fumer les consuls russe et allemand, qui n'ont jamais pu réussir à attirer chez eux, dans les fêtes qu’ils ont données, une femme de boyar valaque, et cependant le consul allemand et son chancelier sont mariés... » Après Pâques, le personnel du Consulat fut invité à aller dans toutes les campagnes de ces messieurs ». Brâncoveanu, un des premiers boyars du pays, donne une chasse sur ses terres, à la quelle il convie le Consul et son « chancelier. » — Il faut dire encore que la fête et la chasse eurent lieu dans les premiers mois, peu avant la fameuse cérémonie : « Jugez ce que ce sera », — écrit ce citoyen à son gouvernement, — « quand nous aurons pris l’audience du prince! Nous avons réservé de mettre nos grands uniformes pour ces jours-là... »

Flury eût réussi à Jassy même, dans le monde difficile où le jeune Parrant n’avait que faire de son esprit d’observation. A Bucarest, son succès dépassa toutes les prévisions. Le respect et la sympathie qu’il sut inspirer aux boyars se reportèrent naturellement sur la puissance qu’il représentait. La rue d’où partit, à l’aube du 6 floréal 1798, le Consul de la République française et son secrétaire, pour se rendre en audience auprès du hospodar, s’appela depuis, pendant plus d’un demi-siècle, la « Rue Française » (Ulița franțuzească). — Pendant les derniers mois du séjour de Flury, il semble que l’esprit public à Bucarest fasse un nouveau pas. Du sein du parti grec, commence à se détacher un groupe dont les aspirations et le programme vont bientôt se préciser de plus en plus. C’étaient les boyars hétairistes échappés à la tutelle de Rhigas, qui, pour la première fois, l'année même de la mort de ce héros, prenaient le nom, nouveau dans la Principauté, de Parti National . Le nombre des adeptes de ce nouveau parti, que ses ennemis appellent par ironie le Parti français, va croître de jour en jour. Comme les Grecs, c’est de la France qu’ils attendent la réalisation de leurs rêves. Mais ces rêves ne sont rien moins que la fin du règne des Grecs et l’administration de la Principauté par les boyars indigènes. Des vices de l’administration, pas un mot, pas une seule pensée d’amélioration sociale. Pour les boyars des Principautés, comme pour tous les Orientaux, la Révolution française n’impliquait pas d’antre idée que celle de changements politiques. Mais c’est le moment où le consulat français touchait à sa fin. Sur la côte nord de l’Afrique, un grand événement venait de s'accomplir, que la Turquie ne pouvait plus pardonner à la France, surtout après le traité de Campo-Formio. C'était l'expédition d’Égypte. Les raisons de l’amitié séculaire entre la France et la Turquie avaient cessé. La France était, depuis un an, l’alliée de l’Autriche, et Napoléon allait chercher en Egypte de nouveaux débouchés au commerce français, de quoi remplacer tant de colonies devenues la proie de l’Angleterre... « L’Europe est une taupinière », disait-il souvent. A cette nouvelle, toute la Grèce se remua. Les Turcs ne se laissèrent pas prendre aux explications de l’ambassadeur français, qui prétextait une simple intervention contre les Mameluks. Ils se jetèrent dans les bras de la Russie. Dès lors ce sera l’ambassadeur russe qui fera, pour quelques années, la loi à Constantinople. C’est la main de la Russie qu’on sentira de plus en pins dans les affaires intérieures de l’Empire ottoman.

Aussi, par ordre de la Porte, Flùry à Bucarest et Parrant à Jassy, le premier d’une façon courtoise, l’autre d’une façon brutale, furent d’abord gardés à vue dans leur maison ; puis, le 17 octobre 1798, conduits, sous bonne escorte, à Constantinople, et enfermés aux Sept-Tours, avec leurs secrétaires, les citoyens Maurice Dubois et Jacques Ledoulx.

C’est ainsi que finit ce qu’on pourrait appeler le second acte de l’influence des idées nouvelles dans les Principautés roumaines. On se contenta pour quelque temps des services d’un certain « marquis » de Poullio, Grec de Macédoine et admirateur enthousiaste de la Grande Révolution, qui se chargea, moyennant trois cents francs par mois, d’entretenir en Allemagne des correspondances avec la Grèce, le Levant et les Principautés danubiennes.

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