Chapitre III La Révolution française et les Principautés.

Idées politiques.

§1. — Les Phanariotes et les Russes avaient appris aux boyars des deux Principautés à parler et à bien prononcer le français, à se former des bibliothèques qu’un petit nombre seulement d’entre eux lisaient ou étaient préparés à lire, à danser les polkas, les valses et les quadrilles français, à imiter en tout les manières et les mœurs françaises. Ce n’était encore qu’une connaissance bien indirecte et bien superficielle de la France; de plus, ce que l’on croyait connaître et ce que l’on voulait surtout imiter n’était guère que l'ancienne France, la France des salons aristocratiques et de lacour de Versailles. Les circonstances se chargèrent de complé ter l'œuvre des Phanariotes et des Russes : à celte connaissance superficielle et indirecte de la vieille France, elles ajoutèrent une connaissance plus directe et plus efficace de la France nouvelle : à la langue et aux gestes français, elles adjoignirent des idées et des aspirations françaises. Au commencement de l’année 1791, la Moldavie et la Valachie étaient en proie à la plus grande agitation. Les Russes avaient franchi le Dniester, les Autrichiens les Carpathes, Jassy et Bucarest étaient entre les mains des envahisseurs. Aux vexations des armées ennemies s’ajoutait le fléau de la peste. Il n’y avait plus de hospodars; celui de Moldavie avait été chassé par les Russes, celui de Valachie décapité par l’ordre du Grand Vizir. On s’entretenait de temps en temps du souvenir de ce dernier, Nicolas Mavrogheni, prince démocrate à sa manière, prince original s’il en fut, exemple unique dans toute la série des princes phanariotes, en ce que, fils d’un simple pêcheur de l’île de Paros, il était devenu par ses mérites drogman du capitan-pacha. Il avait anobli une quantité de marchands du pays et de paysans. Mais il avait anobli aussi son cheval !... On rappelait encore, en hochant la tête, sa tenue débraillée en public, sa façon de faire exécuter les ordres les plus extravagants, en invoquant I’archange qui les lui avait dictés pendant la nuit, sa manière effrayante et toute particulière de rouler les yeux.

Mais ce qui faisait diversion surtout aux atrocités de la guerre, c'étaient certains bruits qu'on répandait dans le pays. Le monde des marchands et des boyars grecs ne s’entretenait plus que de ces événements étranges, on les voyait distribuer en cachette brochures et journaux étrangers, chanter des choses inaccoutumées, ils avaient tous l’air de tramer quelque complot. On parlait d’un grand bouleversement, d’une grande Révolution, d’uue ἐπανάστασις dans un des plus grands États de l’Europe. Au delà de la Hongrie et de l’Autriche, au delà des nombreux États allemands, — à six semaines de chemin — chez le peuple le plus calme et le plus monarchique de l’Europe, cette révolution était en train de bouleverser complètement l’ancien ordre de choses. Ces bruits, ces « racontars », ces « légendes », auxquels on ne voulait ajouter d’abord aucune foi et qui n’occupent tout d’abord qu un petit nombre d’esprits, vont bientôt grossir, devenir une histoire aussi vraie que merveilleuse, qui s’emparera pour longtemps des esprits. Dans leurs réunions en cercle, au palais, les boyars commencèrent à s’occuper d’autre chose que de leurs querelles, ils se mirent à s’entretenir de la grande Révolution, à « arranger » — comme on disait alors — « les affaires de l’Europe ». Les publications qui s’introduisaient dans les Principautés, les journaux surtout leur fournirent, pendant de nombreuses années, matière à conversation et à rêveries. — Que lisaient-ils dans ces journaux? que comprenaient-ils à tous ces événements?

Chez les Français, une Assemblée de plus de mille hommes, représentant « le peuple », s’est soulevée et dicte ses lois par la voix de ses orateurs. Il n’y a plus de « nobles » ni de « sots », il n’y a que le « peuple », que des « frères », que des « citoyens ». Celte Assemblée est soutenue et poussée à ses actes par un grand nombre d’autres réunions ou institutions populaires, par les « clubs », par la « commune » ou l’administration de la ville, par un nombre infini de journaux. Parfois le « peuple » du dehors envahit l’Assemblée et lui impose ses lois. Les biens de l’Église, qui occupent dans ce pays le tiers du territoire, ont été déclarés « biens du peuple », de l’État, — « sécularisés ». Une armée populaire a démoli une vieille forteresse nommée « la Bastille » où l’on détenait des condamnés politiques ou des innocents. Le Roi du pays, qui a voulu s’opposer aux dérisions du peuple, a été jugé par lui et mis à mort. On a déclaré la « République » ou le gouvernement du peuple. Les symboles de cette République sont la cocarde, que tout le monde porte, et un drapeau tricolore. La devise de cette nouvelle forme de gouvernement consiste en trois mots : « Liberté, Égalité, Fraternité », qui sont partout affichés et criés dans les rues. Après la mort du Roi, chose étonnante et effroyable ! l’Assemblée et le « peuple” ont condamné bien d’autres gens à mort, et, parmi eux, beaucoup de députés et de gens du peuple, — mais ce sont surtout les nobles qui payent de leur vie les vices de l’ancien état de chose. De nouveaux meneurs surgissent sans cesse du peuple, poussant toujours plus loin dans la voie nouvelle.

Tout cela n’était encore que curieux, mais les plus intelligents s’aperçurent bientôt que cette Révolution prétendait réformer plus que la France seule. L’Assemblée a déclaré qu’elle appuierait toute nation qui voudrait la liberté. Les orateurs parlent moins des souffrances passées et des droits du peuple français que des souffrances et des droits des hommes en général, de I’humanité tout entière. Ils passent sans transition de l’objet spécial qui les préoccupe à la formule qui enveloppe le monde. L’un d’entre eux, en accusant le Roi, a parlé du crime de tous les rois, du crime d’être roi, du crime de la royauté : un de leurs « clubs » veut guérir le monde du mal des rois. Un de leurs grands tribuns appelle l’univers à la liberté, à l’égalité! Il semble que ce soit un modèle de gouvernement que le peuple français propose à tous les peuples. C'est comme une sorte de religion universelle, dont les Français sont les prêtres et dont l'Évangile est une suite de préceptes qui s’appelle « les Droits de l’homme et du citoyen...”

Est-ce parsuite de cet esprit généralisateur de leur nation, est-ce pour créer des difficultés aux grands peuples qui les entourent et les menacent, que les républicains français déclarèrent vouloir répandre partout leurs idées révolutionnaires ? Les Orientaux ne se posèrent point ce problème. Mais ils n'en furent que plus frappés du fait. Leur étonnement et leur attention redoublèrent à la nouvelle des premières victoires des armées françaises. Tout ce qu’il y avait de vieux, de traditionnel, de monarchique en Europe, le pape, l’Angleterre, l’Autriche, In Russie, tous les grands peuples et toutes les vieilles institutions avaient pris les armes pour rétablir les rois en France. Mais les armées républicaines sont partout victorieuses, comme si elles étaient guidées par un esprit invisible... Ce fat comme la troisième phase du bruit concernant la Révolution. Les Français ont franchi leurs frontières et portent la guerre chez leurs ennemis. Cette Révolution qu’on croyait un fait local et lointain prenait dans les esprits des proportions colossales. Ou eut le vertige. Comme les soldats de Macbeth croyant voir s'approcher d’eux la forêt de Birnam, tels les Orientaux crurent voir la France se déplacer et s’approcher d’eux. Les rumeurs redoublent d’intensité : tout le monde a pris les armes, enfants, vieillards, femmes... Les généraux malheureux ou indociles sont décapités. C’est le secret de ces victoires innombrables. Les Français sont accueillis à bras ouverts par tout ce qu'il y a d’opprimés, de peuples aspirant à une vie meilleure. Sur leur passage naissent les républiques. Des Anglais, des Allemands, des Belges courent à Paris et se font naturaliser Français pour propager les nouvelles idées... Enfin la lumière devient plus éblouissante, tous ces principes, toutes ces aspirations, toutes ces lois, toutes ces victoires se résument, s’incarnent en un seul homme, et deviennent par cela même plus à la portée de l’intelligence imaginative des peuples de l’Orient. Un homme invincible, qui fait trembler du bruit de ses victoires toutes les vieilles monarchies de l’Europe et qui menace de les dissoudre, qui bat les plus grands généraux sur tous les points du continent, auquel on prête les projets les plus grandioses, dont dépend le sort de tous les peuples, et qui rappelle les pins héroïques souvenirs du monde d’autrefois... Napoléon Bonaparte !

§2. — On peut dire que, vu la largeur des principes de la Révolution française, la rapidité et l’enthousiasme avec lesquels ils ont été prêchés, on n’a en nulle part le tempe de se rendre un compte exact de leur signification, que chaque peuple et chaque nation les a entendus à sa manière et suivant ses besoins. D’une façon générale, les États de l’Occident, plus éclairés, plus près de la France, les ont envisagés plutôt dans le sens français, c'est-à-dire dans un sens social, tandis que, au contraire, les peuples de l’Orient, ignorants, éloignés, ployé sons le joug de quelque grande puissance, y ont attaché, avant tout, une signification politique. C’est ainsi qu’en Hongrie l’émancipation politique allait de pair, dans l’esprit des patriotes hongrois, avec le statu quo de la situation sociale. La diète de 1790 décréta que la couronne de Saint-Étienne resterait à Buda et que le roi devait y résider et y couvoquer la diète tous les trois ans, qu’il ne pouvait s’occuper des affaires hongroises qu’avec des conseillers magyars ; mais, quand on en vint à la question des paysans, les nobles ne voulurent rien céder de leurs privilèges, et ce fut l’empereur qui représenta contre eux l’esprit libéral. De même la Pologne rêva son affranchissement et sa réorganisation, mais elle ne fit rien pour l’égalisation des classes sociales, et si la diète supprima le liberum veto, ce fut une mesure politique.

De tous les peuples de l’Orient, celui qui comprit le mieux la portée de la Révolution française, fut le peuple le plus fin et le plus imaginatif de la Péninsule des Balkans. Les Grecs avaient presque prévu la Révolution. Dès l’ouverture de l'Assemblée nationale, ils avaient pris leurs mesures pour être tenus au courant de tout. Un livre paraissait dès 1793, sur la vie et la mort du roi Louis XVI. On retrouva une prophétie disant qu’un grand empire serait renversé en 1799, et que ce serait l’affranchissement de la Grèce. Les livres français et les publications françaises de toutes sortes inondèrent tous les pays où l’on parlait grec. On se mit à traduire les chefs-d’œuvre de la littérature française, les tragédies de Racine, de Corneille et de Voltaire, le Télémaque de Fénelon, les ouvrages de Montesquieu. Des œuvres originales inspirées du français s’y ajoutèrent. En vingt ans, plus de trois mille ouvrages ou traductions en grec parurent à Paris, à Vienne, à Venise, à Leipzig, à Moscou, à Jassy, à Bucarest, à Constantinople. En 1790 même, un riche Zantiote, Georges Vendotis, fonde la première imprimerie hellénique à Vienne et se met lui-même à traduire des livres en grec. Pour la première fois la littérature néo-hellénique sortit de son ornière d’érudition byzantine et de subtilités grammaticales et logiques. On commença à comprendre qu’il y avait quelque chose de plus intime et de plus profond dans les vieilles œuvres ; ce fut la littérature classique française qui ramena les Grecs au véritable sentiment de leur propre littérature. En même temps, les Grecs de Turquie, quoique peu lettrés en général, comprenaient la nécessité d’instruire leurs compatriotes. On comptait par vingtaines le nombre des jeunes gens qui étudiaient, aux frais de riches commerçants, dans les universités d’Allemagne, d’Italie, de France. Ces jeunes gens étaient élevés dans les principes de la Révolution française : par leur correspondance, par les journaux qu’ils envoyaient, par les traductions qu'ils faisaient, ils tenaient leurs compatriotes au courant du mouvement. En même temps, on fondait partout de nouvelles écoles et on améliorait celles qui existaient déjà. On porta surtout son attention sur les Principautés, où se trouvait tout ce qu’il y avait de plus riche et de plus influent dans le monde grec. C’est là aussi qu’on recevait, qu’on lisait, qu'on commentait les nouvelles de l’Occident. Au lendemain de la Révolution, on entendait dans les rues et dans les maisons de Bucarest, prononcés à la grecque : « Allons, enfants de la Patrie », ou bien la Carmagnole : « Vive le son, vive le son du canon... » Quand, en 1793, un négociant français républicain, Hortollan, eut l’idée de venir s’établir dans les Principautés, il fut émerveillé : « Tous les habitants d’ici » écrit-il, en forçant la note, à un de ses amis de Constantinople, « sont des sans-culottes ».

La renommée de Napoléon, le bruit de ses victoires et de ses projets, vont encore enflammer la bourgeoisie grecque et rappeler le souvenir de la fameuse prophétie. On se prit à croire que le moment de la délivrance était arrivé et que Napoléon en devait être l’instrument désigné par le destin. Il avait l’air en effet de s’intéresser beaucoup aux Grecs, faisait étudier avec soin la topographie de la Péninsule. De leur côté les Grecs ne manquaient pas une occasion de manifester le respect touchant à l’adoration qu'ils avaient conçu pour lui. Des chansons furent composées en son honneur. Pendant les négociations d’Udine, ils lui envoyèrent une députation qu’il reçut avec bienveillance. A une foire de Leipzig, un marchand grec acheta trois cents gravures de son portrait pour les distribuer dans le pays de Larissa, dans les cantons les plus éclairés de la Macédoine. Les femmes maïnotes, nous assure un écrivain du temps, tenaient une lampe allumée devant cette image « comme devant celle de la Panaghia ». Un livre très curieux, publié à Paris, en l’an VIII, Voyage de Dimo et de Nicolo Stephanopou li , pendant les années V et VI, nous apprend à la fois l’intérêt particulier que Bonaparte semblait porter aux Grecs, et l’enthousiasme de ceux-ci pour lui. Stephanopouli, se rendant en Grèce « d'après une mission du gouvernement français » rencontre à Milan Bonaparte qui le fait dîner chez lui, lui donne une ordonnance de cinq mille francs, et le charge d’une lettre pour le chef des Maïnotes :

... Ce n’est pas assez — lui aurait-il dit — de porter vos recherches sur les plantes et les diverses productions des îles du Levant qui nous appartiennent : il est une tâche bien plus utile que vous pouvez remplir, celle de répandre les semences de la véritable liberté, de rendre les enfants de la Grèce dignes de leurs ancêtres et de la grande nation qui vient de briser ses chaînes...

La lettre produisit dans la Maïna un effet considérable.

Quel est donc, s’écria le plus jeune des enfants du bey, quel est donc ce Bonaparte qui, du bruit de sa renommée remplit toute la terre? Est-ce un Grec? — Non, répond Stéphanopouli, c’est un Corse né dans la même ville que nous : il est pourtant Athénien pour la politique, Spartiate pour le courage, et Thébain pour la valeur militaire. — Est-il vrai que la victoire ne l’a jamais abandonné? — Oui, parce qu’il commandait à des Français... etc., etc.

Arrive la descente en Égypte, l’annexion des îles Ioniennes à la France. Le drapeau tricolore flotte sur cette terre grecque devenue le « Département de la mer Égée ». Alors l’euthousiasme des Grecs ne connaît plus de bornes. Une légende se forme autour du nom de Bonaparte :

C’est un Grec. Il est né en Corse, d’une famille originaire de Maïna, chassée par les Génois au XVIIe siècle, en Corse, dans la ville de Paomia, près Ajaccio. — « Bonaparte », ajoutaient les Grecs de Bucarest, plus bavards et plus versés dans la philologie, veut dire καλο μέρος, il n’y a donc pas à douter de son origine ».

Le nom de Calomeros était, en effet, très répandu dans la Morée. C’est le moment du plus grand essor de la littérature et de l’enseignement grecs. Les étudiants grecs en France deviennent de plus en plus nombreux, les livres et les publications françaises plus répandus. Les aspirations se précisent. Celte idée se forme dans tous les esprits : s’emparer, avec l’aide de la France et de Bonaparte, de la Péninsule des Balkans, reconstituer, après s’étre rendus indépendants, l’ancien Empire de Byzance. Mais pour cela, il fallait d’abord helléniser toute la Péninsule. C’est vers ce but que tendent dorénavant tous les efforts de la nouvelle génération.

La Révolution française eut donc pour premier effet, dans la péninsule des Balkans et dans les Principautés, de réveiller, et, jusqu’à un certain point, de moraliser la nation grecque. Car elle assigna, au moins, aux Grecs, un but dans la vie. Jusqu'à présent, leur seule aspiration était de passer le Danube, pour faire fortune si possible, à la cour du Hospodar. D’autres considérations plus élevées les guideront désormais « au delà du Danube ». Un enthousiasme, un désir sans pareil de s’instruire, d’être utile, s’empare de tous les esprits, et un mot surgit au fond de toutes les consciences : « la patrie ». Cet événement se passa, dès le début, sous les yeux et autour des boyars moldaves et valaques. Est-il besoin d’ajouter que ce mouvement fut, avant tout, le fait de la bourgeoisie grecque, et qu’il faut, comme toujours, distinguer nettement le peuple grec et les hospodars phanariotes? Ceux-ci étaient en effet peu préparés, par leur éducation et leurs intérêts, à comprendre les principes de la Révolution française. Leur idéal avait toujours été et restait d’occuper le trône d’une des Principautés. Peut-être même le réveil et l’indépendance de la nation grecque étaient plutôt faits pour leur nuire. Au contraire, les bourgeois grecs de la Péninsule avaient tout intérêt à embrasser les idées nouvelles. Méprisés par les Turcs, incertains des biens et de la vie, tout les poussait à réver la liberté. Une fois de plus, les Phanariotes et leurs compatriotes se trouvèrent en conflit d'idées, d’intérêts et de sentiments.

§ 3. — Tout ce mouvement, toutes ces aspirations se concentrèrent en un seul homme, qui passa les années les plus importantes de sa vie à Bucarest, et dont l’influence devait s'exercer sur tout sur les boyars grecs et indigènes des deux Principautés. Ce fut le jeune Thessalien, Rhigas de Velestin. Né vers 1753, il fit ses pre mières études à l’école de Zagora, une des meilleures de la Théssalie, dirigée alors par « le célèbre Constantinos ». De là il passa à Constantinople, où il eut le bonheur de connaîtra le fameux Phanariote Alexandre Ypsilanti qui l’éleva comme son propre fils, le prit comme secrétaire et en fit même son confident politique. On sait que le prince Alexandre Ypsilanti, enthousiaste de la civilisation et de l’éducation occidentales, ne se piquait point d’être fidèle à la Turquie et penchait plutôt vers l'Autriche. Rhigas profita de l'éducation française mieux que les propres fils du Hospodar, il ne prit des idées politiques de celui-ci que le côté négatif, c’est-à-dire la haine de la Turquie. Vers 1786, Rhigas quitta Constantinople pour gagner Bucarest, alors la véritable capitale de l’hellénisme. Ses connaissances, sa nature ardente l’y firent accueillir avec enthousiasme, et un boyar indigène, Brâncoveanu, le prit comme secrétaire. Rhigas fréquenta ce qu’il y avait de plus instruit à Bucarest et surtout le jurisconsulte grec Démètre Catargi, auquel il dut de parler et d’écrire le français comme sa propre langue. L’année même de son arrivée, le prince Nicolas Mavrogheni refusa les services du Français La Roche pour le prendre comme secrétaire. En récompense de ses services, il le nomma gouverneur de la Petite Valachie. Nous ne savons rien sur l’administration de Rhigas. Mais l’expérience qu’il dut y acquérir pendant l’invasion autrichienne, compléta sans doute son éducation politique. Les Turcs lui parurent encore plus odieux qu'auparavant. La connaissance qu’il fit des Russes et des Autrichiens lui apprit qu’il n’y avait pas à compter sur eux pour la délivrance de la Grèce. Il s’enfonçait de plus en plus dans une sorte de scepticisme voltairien, quand les bruits de la Révolution française se répandirent dans les deux Principautés. Ce fut pour Rhigas comme un trait de lumière. Par son tempérament, par son éducation toute française il était prédisposé, plus que tout autre, à suivre de près toutes les phases de cette Révolution, et à y voir aussitôt la délivrance du peuple grec. Il se mit en correspondance avec Émile Gaudin, secrétaire à l’Ambassade de France, qu'il avait connu à Constantinople. Il fit son ami du citoyen Hortollan, et devint correspondant bénévole du citoyen Descorches, ambassadeur de la République française. Il se rapprocha surtout de Démètre Tyrnovilis, Grec naturalisé Français, qui servait les intérêts de la République à un moment où elle n’avait pas encore de représentant officiel auprès des hospodars. En mime temps, il recevait régulièrement les journaux français, soit par la voie de Marseille, soit par l’entremise des jeunes Grecs étudiant à Paris. Devenu gros marchand à Bucarest, il avait du loisir : il partageait son temps entre son commerce, ses rêves politiques et l’instruction de la jeunesse de la capitale, car il était aussi professeur de français au Collège national de Bucarest.

Délivrer la Grèce à l’aide de la France, rendre ses compatriotes dignes de la liberté, — telles étaient les idées qui agitaient l'âme de Rhigas, et qui prenaient chez lui une forme plus précise que chez aucun de ses compatriotes. Peu à peu, il arriva à se tracer un plan d’action aussi clair que possible. La Grèce, telle qu’il l’entendait, ce n’était pas seulement l'ancienne Grèce, c’était tout l’ensemble des pays où vivent les Grecs et où se parle la langue grecque. Cette Grèce nouvelle serait organisée à la façon des petites républiques de l’ancienne Grèce. La « Liberté », l’« Égalité », la « Fraternité » devenaient les symboles et la promesse de la régénération des peuples de l'Orient. La « Liberté », c’était tout d'abord l’indépendance politique, l’« Égalité » signifiait, non seulement l’abolition des castes, mais de toute distinction de race; enfin « la Fraternité », c’était la participation de tous les peuples chrétiens ou musulmans aux bienfaits du Régime nouveau. C’est en vue de ces projets, c’est pour y préparer l'esprit des populations balkaniques et, en première ligne, des Grecs, que Rhigas entreprit la plupart de ses ouvrages et fonda à Bucarest celte société littéraire et politique, qui était destinée, dans son esprit, à délivrer la Grèce, I’ « Hétairie des amis » : Ἠ έταιρία των φίλων.

Rhigas a beaucoup écrit. Mais la littérature et la science étaient, entre ses mains, des armes politiques. La plupart de ses écrits sont traduits du français ou inspirés des idées nouvelles. Un Abrégé de Physique, « à l'usage des jeunes Grecs », traduit du français ; le Voyaye d’Anacharsis, traduit de I’abbé de Barthélémy, qu’il avait peut-être connu personnellement à Constantinople. Il traduisit encore un Traité de tactique militaire, l’École des amants délicats, la Bergère des Alpes de Marmontel, les Olympiens de Métastase. On lui doit un Vade-mecum du soldat, poème, les Règlements politiques provisoires, une grande Carte de la Grèce, un projet de Carte de la Moldavie. Enfin, il composa un grand nombre d’Hymnes et de Chansons qui ne virent le jour que vingt ans plus tard, en 1814, imprimés clandestinement à Jassy, mais qui devinrent aussitôt populaires. Parmi ces chansons, les unes célèbrent l'ancienne Grèce, d'autres les aspirations de la Grèce nouvelle, d'autres les principes de la Révolution française, il y en a qui sont dédiées à Bonaparte. 

Celle qui eut le plus de vogue fut sans doute La Marseillaise des Grecs.

Δεῦτε παῖδες τῶν Έλλὴνων
Ό χαιφος τῆς δόξης ἤλθεν

Quant à la Société secrète fondée par Rhigas, elle fit, de 1791-1794, des progrès extraordinaires.

Rhigas était bien fait pour réussir duns cette entreprise : il joignait à ses talents et à son instruction étendue, l'expérience de la vie et la connaissance de toutes les classes sociales de la péninsule : en Thessalie, il avait connu les Palicares ; à Constantinople, les prélats,l es archontes du Phanar, à la cour de Brâncoveau, les boyars indigènes valaques; à celle de Mavrogheni, les riches marchands, les professeurs, les médecins ; à Craiova, de hardis matelots, des capitaines de l'Archipel, etc. Les membres de son Hétairie furent recrutés dans tout ce monde-là. A la fin de 1794, la Société avait des ramifications partout où il y avait des Grecs et des oppresseurs : jusqu’à Alexandrie, à Livourne, à Trieste, à Vienne. — Le centre du mouvement politique fut toujours Bucarest, foyer intellectuel de la Grèce et résidence des Grecs les plus riches et les plus influents de l’Europe.

Le résultat en fut aussi curieux que des circonstances aussi singulières pouvaient le faire prévoir : à la faveur de l’étourdissement et du vertige que la guerre, l’enthousiasme des Grecs, les nouvelles confuses de la Révolution avaient provoqué dans les Principautés, on vit, à côté des Grecs, des Albanais, des Serbes, des Bulgares, — un bon nombre de grands boyars valaques entrer dans l’Hétairie. On y vit figurer de grande noms comme les Ghica, les Dudescu, les Câmpineanu, les Sturdza, les Brâncoveanu .

On pourrait se demander ce que cherchaient ces boyars valaques dans une société secrète dont le bot était de donner aux Grecs l’hégémonie de toute la péninsule des Balkans, et dont le résultat ne pourrait être que malheureux, pour leur pays comme pour eux-mêmes, soit en cas de réussite, soit en cas de défaite. Mais c'est peut-être demander trop que de demander de la précision à un premier pas fait dans une voie meilleure, surtout quand il s’agit d'êtres aussi primitifs et aussi ignorants que l’étaient, il y a cent ans, les grands boyars de la Valachie. Dans leur adhésion à L’Hétairie, peut-être ne faut-il voir que le résultat de l’ascendant d’une personnalité forte et sympathique.

C’est aussi là la reconnaissance vague et tacite que tout ne marchait pas à souhait dans leur pays, qu’il y avait quelque chose à changer, dont, à proprement parler, ils n’étaient point encore préparés à se rendre un compte exact. Peut-être enfin, faut-il y voir comme le premier tressaillement de l’âme roumaine vers quelque chose qui la dépassait, vers « la Liberté ». Peut-être que, au fond des consciences des boyars, commençait à se desssiner l'image encore vague de « la Patrie » — Mais comment les grands boyars valaques auraient-ils pu résister à l’entraînement des principes proclamés par Rhigas ou à son infuence personnelle, quand des Turcs même se laissaient séduire par lui? Tel le fameux pacha de Viddin Paswan-Oglou, auquel il avait sauvé jadis la vie, à Craiova, qui se déclarait „l’ami fidèle de la France », et témoigne dans une série de lettres à Rhigas, une admiration profonde pour les idées de la Révolution française. Il est vrai qu’il les entendait à sa manière. Pour inaugurer sa révolte contre le Sultan, il jeta au feu les firmans, déclarant ne reconnaître que « la volonté du peuple et son épée »*... et il se jeta sur la Valachie qu’il mit à feu et à sang.

En 1794, Rhigas quitta Bucarest pour aller s’établir à Vienne, plus loin des Turcs, plus près des grands événements de l’Europe. Son biographe et élève Perrhévos, qui l’avait accompagné, veut que, l'année d'après, 1795, Rhigas eût résolu d'aller voir Bonaparte en Italie, que même il y eut été appelé par le vainqueur de l’ltalie, après avoir été pendant plusieurs mois en correspondance régulière avec lui. Le fait est curieux et même extraordinaire. Il n’en est resté aucune trace et nous ferons remarquer que la campagne de Bonaparte commence à la fin de 1795. On ne trouve même pas prononcé le nom de Rhigas dans la correspondance de Bonaparte. Ce qui a pu autoriser ce récit, c'est l'intérêt que Bonaparte à fréquemment montré pour les Grecs. N'était-ce pas vers cette même époque que Bonaparte se faisait remettre des mémoires sur la Grèce? où les Stephanapouli osent publier à Paris leur livre sur le voyage qu’ils avaient entrepris en Grèce, « d’après deux missions », dont l'une du général Bonaparte »? — Toujours est-il que le Moniteur Universel du 1er messidor, an VI, raconte, avec regret, le meurtre de Rhigas par des soldats turcs auquels l'avaient livré les autorités autrichiennes de Trieste, quand sa conspiration fut découverte.

Avec la mort de Rhigas finit cette première phase de l’influence des idées nouvelles dans les Principautés, qu’on pourrait appeler la phase grecque. Mais l’année même de sa mort, 1798, partaient de Constantinople les premiers agents officiels de sa République française auprès des hospodars de Moldavie et de Valachie, ce qui allait donner à l’influence de la Révolution une nouvelle impulsion.

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