III

§ 7. — La conduite, sous escorte, des consuls français aux Sept-Tours, avait singulièrement compromis les progrès accomplis par l’influence française. Mais cette impression dura peu. La renommée de Napoléon allait recommencer, pour une troisième fois, à attirer tous les regards vers la France. L’action fugitive que les Grecs, par leur exemple, et les consuls, par leur attitude, n’avaient exercée que sur un petit nombre d'esprit, le Consulat et l’Empire purent, grâce à leur prestige, la continuer d’une façon plus suivie, plus intense et plus large. Tel était l’état de la civilisation dans les Principautés et telle est l’imagination orientale que le bruit des exploits d’un seul homme devait plus fasciner les esprits que la propagande d'idées nouvelles et abstraites.

Après le coup d’Etat du 18 Brumaire, et surtout après Marengo, le « Parti National » ou français de la Valachie tourna vers le Premier Consul les espérances qu’il avait formées. Ce parti se composait en ce moment surtout de grands boyars valaques, parmi lesquels les vornics Scarlat Câmpineanu et Ştirbei, le logothète Băleanu, les Nicolas Dudescu et les Grégoire Ghica, les bans Văcărescu et Démètre Ghica : ce dernier était le chef du parti. Quelques grands boyars moldaves s’y étaient associés comme les Catargi, les Sturdza, les Beldiman. lls voulaient tous l’indépendance de leur Principauté et mettaient tout leur espoir dans la France. Cette puissance n’était-elle pas en vérité trop loin des Principautés pour songer jamais à s’en emparer, comme la Russie, comme l’Autriche ? n’était-elle pas en hostilité permanente avec la Russie ? Et prête à rompre, à chaque instant, avec la Porte ?

L’Autriche, autre ennemie des Principautés, était aussi l’ennemie de la France, qui l’avait écrasée maintes et maintes fois, depuis que Napoléon se trouvait à la tête des armées françaises. Enfin les Phanariotes, ces créatures de la Russie ou de l’Autriche, qui ne pouvaient plus s’entendre avec leurs compatriotes, s’étaient compromis aussi vis-à-vis de la France. — Ce sont ces idées qui devaient germer dans l’esprit des boyars du « Parti National », du moins d’une façon inconsciente, et que nous révèlent la plupart de leurs actes. Après Marengo, le bruit circulait dans tout le pays que Napoléon avait embrassé à Jaffa la religion musulmane pour tromper les Turcs et qu’il avait l’intention de monter sur le trône des Sultans à « Tarigrad » (Constantinople): il en avait le droit, car il descend, comme disent les Grecs, des Calomeri Porphyrogénètes. On le voit, la légende avait fait des progrès en passant chez les Moldo-Valaques. Ces bruits et ces aspirations firent qu’en une nuit, pendant l’hiver de 1800, les quelques boyars moldaves et valaques qui composaient le « Parti National » résolurent, à l’unanimité, d’exposer la situation au Premier Consul, et ils envoyèrent à cette fin, à Paris, le boyar Nicolas Dudescu, celui qui savait le mieux le français. Pour accomplir sa mission, le boyar Dudescu engagea et perdit toute son immense fortune, qui consistait surtout en terres et en maisons. Au bout de quelques années toutes ses propriétés étaient aux mains de ses créanciers, en même temps qu'à Paris la cherté de la vie et sa furie de dépenses lui avaient coûté tout son argent comptant. Le jeune boyar Golescu, envoyé pour découvrir ses traces, raconta des histoires extraordinaires de ce bon et naïf boyar Dudescu. Il avait songé que, comme il n’aurait jamais ni assex de courage ni assez d’esprit pour aborder en face le Premier Consul, le mieux était de chercher à s’attirer au moins les grands personnages de son entourage, tels que Mme de Staël, Mme Récamier ou le général Poniatowski, alors à Paris. Pour cela, le meilleur moyen c'était sans doute de leur donner une idée des grandes richesses d’un boyar. La légende, qui court encore aujourd’hui en Roumanie, veut qu’il se soit donné le plaisir de faire saupoudrer de sucre toute une partie des Champs-Élysées et d’y inviter la noblesse française à se promener en traîneau, au milieu de l’été de 1801... Elle parle encore de grandes fêtes, de banquets surtout, où Mesdames Récamier et de Staël trouvaient toujours quelque bijou caché dans leur serviette... On prétend même que le général Poniatowski se serait engagé à amener Bonaparte à passer par les Principautés si, comme tout le faisait prévoir, la France allait porter la guerre en Russie. Toujours est-il que, peu de temps après, le Prince Alexandre Sutu de Moldavie, connu pour son attachement à la France, pays où il avait fait ses études, fut nommé en même temps en Valachie sur l’insistance de l’ambassadeur français à Constantinople. — Ce fut ainsi que, pour un court moment, les deux Principautés se trouvèrent réunies sous un seul Prince, et, fait rare durant la domination phanariote, sous un Prince ami des Français.

Mais cette situation ne dura pas longtemps. L'Ambassade de France avait d’ailleurs agi de son propre mouvement et à l’insu du Premier Consul. Celui-ci était loin d’avoir, en ce moment-là, des idées bien arrêtées sur le sort des Principautés. Il ne les connaissait qu’imparfaitement et, comme il ne songeait pas encore à affermir la Russie en Orient, il se demandait s’il valait mieux les rendre indépendantes ou les donner à l’Autriche, avec laquelle il venait de conclure le traité de Lunéville : c'était, dans les deux cas, frapper, à la fois, la Porte et la Russie. Le tribun Félix Beaujour, chargé de s’occuper de l’affaire, lui remit, le 10 juin 1802, un mémoire qui se prononçait dans le second sens : l’Autriche s’interposera de la sorte entre la Turquie et la Russie. Ce sera aussi plus tard l’avis de Talleyrand. Mais le « Parti National » aurait goûté plutôt la première solution, il ne comprenait rien aux réponses vagues du boyar Dudescu, à l’abandon où la République laissait son ami des Principautés Alexandre Şutu, dont le « Parti National » avait approuvé la nomination comme un pis-aller. En moins de deux mois, par suite du silence de la France, la Russie avait regagné du terrain. L’ambassadeur russe avait fait des observations à la Turquie sur sa politique dans les Principautés, la Sublime Porte avait dû révoquer le Prince Şuțu, et le remplacer en Valachie par une créature des Russes, — Constantin Ypsilanti ; elle dut s’estimer heureuse de pouvoir nommer en Moldavie Alexandre Morunzz.

Le «Parti National » trouva la situation insupportable. Le jour même de la nomination des nouveaux un bon nombre de grands boyars, ayant en tête quelques archevêques, émigrèrent dans le Banat et en Transylvanie. Ils donnèrent pour prétexte qu’ils ne pouvaient plus supporter d’être gouvernés par un prince grec. De Cronstadt, tout ceux d’entre eux qui savaient le français, les Ghica, les Brâncoveanu, les Câmpineanu, parmi les Valaques, — les Catargi, les Sturdza, les Beldiman, parmi les Moldaves, prièrent le comte de Champagny, ambassadeur à Vienne, de transmettre une supplique à Napoléon. Cette supplique s’est perdue, des notices vagues et la tradition saules en ont conservé le contenu. II parait que les boyars de Cronstadt se sentirent très embarrassés quand il leur fallut formuler d’une façon précise les plaintes du pays et leurs propres aspirations. Ils réclamèrent la « protection du Premier Consul contre le brigandage... des Turcs », ils lui demandaient « l’autorisation pour leur pays de se constituer... en républiques ». Le Premier Consul n’y comprit rien. Il répondit brusquement et avec mépris à Champagny : « Écrire à ces individus qu’ils me fassent connaître ce que je pourrai faire pour leur service ».

Ceux du « Parti National » qui n’émigrèrent point en Transylvanie avaient des projets encore plus grandioses. Ils avaient l’intention de se transporter avec leurs biens et leurs familles en France et de s’y fixer. Le boyar Ghica, qui était l’âme de ce petit groupe était en butte à toutes les vexations du prince Constantin Ypsilanli, écarté de tout emploi et surveillé d’une façon sévère dans sa conduite. Ce ne fut qu’en 1803 qu’il put profiter du passage du général Brune par Bucarest pour lui remettre une lettre dans ce sens au Premier Consul.

Mais un autre événement allait, l’année d’après, rendre le courage aux amis de Ghica et les ramener à d’autres idées. Ce fut la nomination de nouveaux agents français à Bucarest et à Jassy. Le général Brune, ambassadeur à Constantinople, jugea qu’il était temps de mettre un terme aux intrigues contre la France du prince de Valachie Constantin Ypsilanti, ami des Russes, et de s’assurer de la fidélité du prince de Moldavie, Alexandre Moruzzi, qui n'était déjà rien moins que certaine. A cet effet, il envoya comme « commissaires provisoires pour les relations commerciales » le jeune Saint-Luce à Bucarest et Méchain à Jassy. Pour écarter tout soupçon, les deux hospodars, Ypsilanti surtout, leur firent les réceptions les plus magnifiques. Rien de tout ce qui peut frapper les yeux et en imposer ne fut négligé.

Voiture du consul attachée de six chevaux blancs, cent hommes d’armes, moitié cavalerie, moitié à pied, précédant la voiture soutenue à chaque portière par douze huissiers en blanc, — dans la cour du palais, la garde princière portant les armes, le « Grand Camarache” en grand costume, recevant au bas de l’escalier l’agent de la République, toute une assistance se tenant debout dans la salle de réception, sauf le Prince et, à côté de lui, le représentant de la France, — ... à l’entrée du consul, deux pages le précèdent, portant des cassolettes où brûlent des parfums, ... — à la première salle, le „Grand Postelnic », l’« Aga », le « Grand Logothète », tous en grand costume, le recevant..., — rien ne fut oublié, — ni les confitures, ni le tabac, ni les paroles amicales.

« Le Premier Consul lui-même a vu avec satisfaction l’accueil fait aux commissaires ». Voici ce qu’on écrira du gouvernement central à l’ambassade de Constantinople :

Je vous invite à cultiver les bonnes dispositions de ces deux princes qui, par leur situation géographique et par les relations avec la Porte et la Russie, ont des droits particuliers à l’intention et aux droits du Gouvernement.

Saint-Luce, un jeune homme intelligent et habile, ne se laissa pas séduire par les protestations d’amitié du bospodar. En un clin d’œil, il devina l’homme et la situation. Les rapports ou mémoires qu’il envoie, à ce propos, au gouvernement central de Paris, sont de véritables pages d’histoire. Ils nous apprennent que le « Parti National » était loin d’avoir émigré totalement à l’étranger. A côté des manifestations d’amitié peu sincères du Prince, l’agent français en vit de plus dignes d’attention.

Les boyars s'empressaient autour de moi et c'était à qui me ferait des protestations d’amitié pour les Français et peur l’Ambassadeur de France ... „Les Boyars, remarque encore cet agent, souffrent difficilement qu’un Grec les gouverne... »

On veut que l’un de ces boyars, nommé Faca, se soit permis, l’année d’après, d’écrire une lettre au Premier Consul... Dane cette lettre, il aurait découvert à Napoléon toutes les manœuvres du Prince qui ouvraient les Principautés aux Russes; il y aurait appris encore au Premier Consul que les Valaques et les Moldaves sont Latins d’origine et « qu’ils attendent le Premier Consul et les armées françaises à bras ouverts... » On ne sait quel fut le sort de la lettre. Mais le boyar qui, du reste, était un ennemi personnel du hospodar, fut exilé au couvent « parce que l’insensé faisait des correspondances et des choses contre son devoir et au-dessus de sa condition... »

Les quelques « nationaux » de Moldavie inquiétaient le métropolitain Benjamin Costaki, partisan du progrès à bien des égards, comme on le verra, mais ami de l’ancien état de choses en politique et partisan des Russes. Il envoya un homme de confiance à Saint-Pétersbourg pour y demander conseil à propos d’une révolution probable des paysans et des boyars du second état... On ne sait ce qui lui fut répondu. Mais on a un brouillon de lettre d’un boyar moldave de Saint-Pétersbourg, interprète probable du métropolitain...

Espérons, dit-il, que la mauvaise graine de la Révolulion française ne prendra point et qu'elle ne portera point de feuilles et de fruits dans notre pays.

§ 8. — La proclamation de l’Empire français et surtout ses premières victoires contre l’Europe coalisée, excitèrent de nouveau l’enthousiasme pour Napoléon et pour la France. A côté des Grecs et des Moldo-Valaques, un autre peuple se remua dans la Péninsule, dont l’ardeur devait paraître d’autant plus curieuse qu’il semblait plus difficile à émouvoir, le peuple turc. Chacun de ces peuples s’excitait, on le comprend, pour des raisons différentes. Ainsi les Turcs se remettaient à songer à leur vieille alliance avec la France. Après Austerlitz, le sultan Sélim III, malgré les efforts de l’ambassadeur russe Italinski, reconnait à Napoléon le titre d’empereur ; et, après léna, il envoie des présents « au Padischah des Français ». II n’y eut peut-être de mécontents en ce moment-là dans la Péninsule que les partisans de la Russie, parmi lesquels, en première ligne, les deux hospodars, qui, depuis le commencement de leur règne, n’avaient rien négligé de ce qui pouvait nuire à la France ni de ce qui aurait pu cacher leurs véritables sentiments. Leurs protestations d’amitié et de fidélité, l’accueil magnifique fait aux consuls et au général Brune, leur entourage français, leur éducation française auraient pu tromper tout le monde. On sait que le prince Constantin Ypsilanti, un des fils révoltés et fugitifs de 1782, avait reçu une éducation soignée chez son père Alexandre Ypsilanti, et qu’il avait appris le français avec le sieur Linchou, Il avait pris comme « ministre des affaires étrangères” « un certain comte Luce Gaspari de Belleval, » qui se donnait pour partisan des Français, mais n’était, en réalité, qu’un émigré et ne se présentait jamais devant le Prince, sans la croix de Saint-Louis. Pour précepteur de ses enfants, il avait pris un autre Français, le marquis Beaupoil de Saint-Aulaire, également émigré. Quand le courrier Besançon, qui portait les dépêches françaises de Constantinople, tomba malade, en passant par la Valachie, le Prince lui fit prodiguer toutes sortes de soins, non sans s’en vanter à Constantinople: Il oublia seulement de dire qu'il avait lu les dépêches, avant de les envoyer par un courrier exprès à Vienne. Le prince Moruzzi, de son côté, se fait envoyer de Constantinople un instituteur français nommé Clémaron; il avait des amis à Paris, oè il avait lui-méme séjourné et avait appris merveilleusement la langue et les manières françaises. Dans ces conditions, il est difficile de dire lequel de ces deux princes était le plus hostile aux intérêts de la France : « Il est si difficile de connaître un Grec », disait si justement Flûry, avant d’être enfermé aux Sept-Tours.

Le prince Ypsilanti était pourtant connu dopuis longtemps pour ses sentiments à l’égard de la France. En 1798, lors de la déclaration de guerre entre la France et la Turquie, il était drogman de la Porte. II s’était emparé de tous les papiers de la chancellerie de l'ambassade, de tous les comptoirs, de tous les effets en or, argent ou pierres précieuses qu’il put trouver, et fit maltraiter et piller toute la colonie française. Sa nomination en Valachie avait été comme une revanche prise par le consul russe Tamarra au sujet de la nomination du prince Alexandre Şuțu qui l’avait précédé. Un peu avant la proclamation de l’Empire français, pour brouiller ensemble la France et la Turquie, ce hospodar inventa un stratagème qu’il fut furieux de voir échouer. Il manda à Constantinople que l’agent Saint-Luce avait demandé la permission d’aller voir à Viddin le pacha ennemi de la Porte, Paswan-Oglou : le Reiss-Effendi étonné en informa l’ambassadeur Brune, qui demanda des explications précises à son agent. On découvrit que la nouvelle était fausse et le hospodar fut obligé, pour se disculper, d’avoir recours à un nouveau mensonge : il prétendit avoir simplement demandé : « Quelle conduite il aurait à tenir s’il arrivait que le commissaire français demandât à faire un tel voyage » Enfin, on sait de source certaine que ce prince avait écarté de tout emploi public et persécuté en secret les boyars gallophiles et fait enfermer au couvent Sinaia le boyar Faca, cet « insensé » qui avait osé se plaindre dans une lettre au Premier Consul. Nous aurons, du reste, à revenir maintes fois sur cette figure si curieuse.

Le prince Alexandre Moruzzi était un autre personnage. Drogman de la Porte, en 1793, il avait commencé par se montrer l’ami des Français, en faisant reconnaître par la Porte la nouvelle République. Sa nomination en Moldavie avait fort mécontenté le consul russe Tamarra. Mais une fois arrivé dans sa province, loin de toute influence française, il changea vite de sentiments et semble avoir voué à la France une haine acharnée, d’autant plus redoutable qu’elle ne se manifestait que par des manœuvres cachées, selon l'habitude des Moruzzi. C’est lui qui, de concert avec son collègue Ypsilanti, répandit à Constantinople un prétendu discours de Talleyrand au Sénat, où les Grecs et les autres « raïas » étaient peints sous les couleurs les plus odieuses. C’est à lui et à ses frères, Démètre et Panaïotaki, que les Principautés devront la perte de la Bessarabie et la France, en 1810, l’alliance de la Turquie avec l’Angleterre. C’est encore le même trio qu’on voit, de 1802 à 1806, faisant l’impossible pour perdre le prince Alexandre Şuțu, le seul Phanariote réellement attaché à la France. La Turquie aura grande confiance dans les Moruzzi jusqu’en 1812, moment de la perte de la Bessarabie. Mais déjà, à partir de 1804, la diplomatie française n'était plus leur dupe.

A cette époque, 1805-1806, les deux hospodars comptaient sur la défaite des Français dans la lutte contre la coalition. Aussi l’annonce de la victoire d’Austerlitz (2 décembre 1803) éclata-t-elle comme un coup de foudre dans les Principautés. Le prince Ypsilanti fut comme en proie à une sorte de démence. Il parlait de faire assassiner le consul de France s’il interdit aux boyars toute relation avec lui, « attendu que les Français étaient sur le point d’envahir l’empire ottoman », et défendit aux marchands de lui vendre autre chose que les denrées indispensables, et à des prix exorbitants. Dans son affolement, il nomma son médecin, « Aga » ou chef de la police et comme « grand Postelnic” un jeune Grec enfermé depuis deux ans pour cause de folie. Enfin, il sortit furieux, un matin, de son palais, se rendit à un quart de lieue de la ville, s’assit au bord d’un lac et fit, à coupe de fusil, la guerre aux poissons... Le peu de présence d’esprit qui lui restait, il l’employa à essayer de cacher l'événement à la Porte, puis, d’en diminuer, au moins, la portée. De concert avec Moruzzi, il alla jusqu’à répandre le bruit que Napoléon, battu par les Prussiens, était en retraite sur Paris...

Tous ces faux rapports ne servirent à rien, car les Bulletins de la Grande Armée ne tardèrent point à être connus et lus à Constantinople. Le sultan Sélim III prescrivit la fermeture des détroits et restreignit les privilèges des protégés, mesures qui lésaient les intérêts de là Russie. Même, le 10 juillet 1806, il osa violer les stipulations du traité de Jassy et remplacer les hospodars « traîtres et rebelles » par le prince gallophile Alexandre Şutu, en Valachie, et par le prince Calimaki, en Moldavie, devenu gallophile pour la circonstance.

Mais, avant deux mois, il fut obligé de replacer les princes « traîtres et rebelles » sur leur trône. La Russie, en effet, se déclara insultée par la Turquie et, tandis que Napoléon marchait contre la Prusse, trente-cinq mille hommes, sous la commande du général Michelson, passèrent la frontière de la Moldavie. En même temps l’ambassadeur britannique, dont on avait repoussé les bons offices, quittait Constantinople avec éclat. La flotte turque était battue devant les Dardanelles. Sélim III dut céder.

Pourtant, de ses quartiers d’Allemagne, le « Padischah des Français », Napoléon, n’oubliait pas de stimuler sans relâche son allié. Il nomme Sébastiani ambassadeur à Constantinople, met fin à l’intérimat des consulats, par la nomination de Parrant à Bucarest et de Reinhardt à Jassy, et ne cesse pas d’écrire au Sultan, durant toute l’année 1806. A défaut de connaissances géographiques précises sur les Principautés, il s’était fait donner de précieux renseignements sur leur état politique.

20 juin 1806 :

Quant à la Moldavie et à la Valachie, si Votre Hautesse veut que ces deux provinces ne lui échappent pas, elle doit saisir toutes les occasions favorables d’y rappeler les anciennes maisons; les princes grecs qui les gouvernent actuellement sont les agents des Russes...

Les princes grecs furent chassés. Rappelés, grâce à l’invasion russe, ils firent un magnifique accueil aux consuls titulaires... — Après Iéna, le Sultan reprit courage... Sébastiani l’aidait à fortifier Constantinople, Napoléon se rapprochait toujours...

Berlin, 11 novembre 1806 :

Je suis à Berlin, à Varsovie. Je poursuis avec trois cent mille hommes mes avantages et je ne ferai la paix que lorsque vous serez en possession de vos Principautés par le rétablissement des deux hospodars Calimaki et Alexandre Soutzo...

Posen, 1er décembre 1806. Au général Sébastiani :

Les Russes ont été battus et chassés... Las Polonais se lèvent... Il faut que les hospodars du choix de la Porte soient rétablis et les partisans des Russes chassés... Vous êtes autorisé à signer un traité secret offensif et défensif, par lequel je garantirai à la Porte l'intégrité de ses provinces de Moldavie et de Valachie... Pressez-la de réunir des troupes du côté de Choczim, et je m’engagerai à ne faire la paix que de concert avec elle. Faites ce qui vous sera possible pour sortir la Porte de son engourdissement...

Et le même jour au sultan Sélim :

« La Prusse qui s’était liguée avec la Russie a disparu... Mes armes sont sur la Vistule, et Varsovie est en mon pouvoir... Chasse les hospodards rebelles, que la plus injuste violence t’a obligé de rétablir au mépris de ton firman qui les avait déclarés traîtres... Remets en place tes vieux serviteurs et les hospodars de ton choix... Fais marcher les troupes sur Choczim; tu n'as plus rien à craindre de la Russie... »

Toutes ces promesses, tous ces encouragements, les victoires continuelles de l’Empereur et ses troupes avançant toujours vers l’est finirent non seulement par faire « sortir la Porte de son engourdissement », mais par exciter parmi les Turcs la plus vive sympathie pour les Français, la plus grande admiration pour la personne de l’Empereur. Du reste, cet enthousiasme était universel dans la Péninsule. Grecs, Valaques, Moldaves, Turcs en étaient atteints. Les officiers turcs passant par Bucarest répétaient à qui voulait les entendre : « Les Français verront de quoi nous sommes capables. Nous formerons la droite de l’armée de Pologne ; nous nous montrerons dignes d’étre loués par l'Empereur Napoléon !... » Au milieu de cette situation confuse, les Russes occupant le territoire, les Turcs soutenant le prince Şuțu ancien candidat du « Parti National », on vit les membres de ce parti, en Valachie, faire sincèrement canse commune avec la Turquie. Ils passèrent le Danube et se groupèrent autour du candidat gallophile, qui avait établi sa résidence à Roustchouk. Le bruit des victoires du « Grand Empereur » et de l’insurrection des Polonais excitaient chaque jour davantage l’enthousiasme et l'admiration... Ledoulx, fils d’un confiseur français de Moscou, ennemi irréconciliable des Russes, qni venait de remplacer Parrant au consulat de Bucarest, avait dû aussi se réfugier à Roustchouk, où il entretenait l’agitation et les espérances des boyars.

Quant aux hospodare « traîtres » et « rebelles », le prince Ypsilanti, guéri de sa fureur, après avoir parfaitement accueilli l’ambassadeur Sébastiani et le consul Parrant, gardait l’expectative... on eût dit qu’il regardait pour voir de quel côté il pencherait. — Son collègue de Moldavie, se sachant desservi auprès du Gouvernement français, écrivit un Mémoire à l'Empereur dans lequel il tâchait de le persuader de son inébranlable fidélité... Mais, en même temps, il livrait aux Russes le consul Reinhardt...

§ 9. — Enfin les Français sont victorieux ! après la bataille incertaine d’Eylau, ils ont écrasé définitivement l’ennemi commun à Friedland !... Mais un brait se répand dans les Principautés, plus démoralisant que la nouvelle même d’une défaite. Jamais le « Parti National » n’avait éprouvé un mécompte pareil, pas même lorsqu’ils avaient dû fuir en Transylvanie, en 1802, et passer le Danube, en 1806, pour se grouper sous le drapeau du Sultan... Les Turcs, de leur côté, n’avaient pas été plus déçus après Campo-Formio, après la descente en Égypte. Ce bruit qui déconcertait tous les amis de la France était celui de la paix de Tilsitt... Que s’était-il passé au juste ? On ne le savait pas et l’histoire est encore à l’apprendre. On se disait tout bas qu’un traité allait être conclu sous la haute direction de la France et les Principautés livrées à la Russie... On fut heureux d’apprendre la conclusion d’un armistice, le 23 août 1807, à Slobozia, stipulant tout simplement que les Russes et les Turcs évacueraient les Principautés dans le délai de trente-cinq jours. Il est vrai que Ledoulx assistait aux Conférences, en qualité do consul français, et avait profité de sa connaissance du russe, pour faire glisser des conditions que l’envoyé de l’Empereur, Guilleminot, s’il eût été seul, n’aurait pas acceptées...

Les Turcs eux-mêmes furent très heureux de s’en tirer à si bon compte : ils s’empressèrent d’effectuer la retraite de leurs troupes, d’adhérer au blocus continental. Les habitants des Principautés, assurés que les hostilités ne recommenceraient pas avant le 21 mars 1808, étaient encore plus contents. Mais des bruits vagues continuaient à circuler venant on ne sait d’où : le traité officiel de Tilsitt n’était point le traité véritable, — il y avait d’autres stipulations secrètes, concernant les Principautés, la Turquie, — puis cette phrase qui alla de bouche en bouche : Napoléon aura l’Occident, le tzar Alexandre aura l’Orient, la Turquie et les Principautés...

Ces conjectures n’étaient que trop fondées. Les stipulations concernant la Turquie, qui figuraient aux articles secrets, semblaient, il est vrai, assez vagues. Mais il y était certainement réservé à la Turquie des conditions plus dures que celles de l’armistice de Slobozia. La Turquie avait trois mois pour faire sa paix avec la Russie, et ensuite « les deux hautes Puissances contractantes s’entendront pour soustraire toutes les provinces de l’Empire ottoman, la ville de Constantinople et la Roumélie exceptées, an joug et aux vexations des Turcs ».

Les trente-cinq jours de l’armistice s’écoulèrent, sans que les Russes pensassent à évacuer les Principautés, bien que les Turcs fussent déjà de l’autre côté dn Danube. Mais les bruits sur le traité de Tilsitt prirent encore plus de consistance lorsque l'ambassadeur Sébastiani fut chargé de sonder les esprits des diplomates turcs et de voir « quelles seraient leurs dispositions dans le cas où les Principautés leur seraient enlevées ». « J’ai éprouvé, dans cette circonstance — écrit-il — tout ce que les fonctions d’homme public ont de pénible. » « Les Turcs ne consentiront pas à céder leurs provinces. Ils préfèrent mille fois la guerre à cette humiliation... » « J’ai demàndé à la Porte ce qu’elle ferait si on ne lui rendait pas la Valachie et la Moldavie, et quel moyen elle aurait d’en contraindre l’évacuation. Elle a répondu qu’elle ferait la guerre et a fait une énumération immense de moyens...»

Quant au « Parti National », qui nous intéresse plus particulièrement, si la renommée de Napoléon, si I’écho de ses victoires, si le retentissement des idées libérales — entendues sur tout dans le sens d’« émancipation des peuples » — avaient fait sortir un instant quelques boyars de leur paresse, de leur engourdissement intellectuel, de leurs mauvaises habitudes, et avaient fait surgir devant leurs yeux l’image, encore confuse, de quelque chose qui dépassait leurs intérêts mesquins, l’image de la « Patrie » ou de la « Liberté », — cette vision, ce premier réveil ne durèrent qu'un momeut : l’abandon de la France replongea tout à coup le plus grand nombre dans leur inertie précédente, ils revinrent à leur vie obscure, sans relief, sans aspirations, et ne songèrent plus qu’à leurs petits intérêts du moment. Si la France ne pouvait plus venir en aide à leur pays, s’ils devaient, à tout prix, être tiraillés entre la Turquie et la Russie, autant valait rester à la première de ces Puissances, qui avait déjà les Principautés en sa possession et dont l’influence française les avait rapprochés un instant. « Le Parti français » se scinda, et la ma jorité de ses membres forma le « Parti turc ». Le chef de ce parti, le boyar Filipescu fut chargé de rédiger une protestation de fidélité à la Turquie. Quelques-uns pourtant s’entêtèrent dans leurs rêves, ne voulant point croire aux rumeurs qui circulaient autour d’eux, et se groupèrent, faute de mieux, autour du prince Şuțu. Ils chargèrent le boyar Jean Ghica d’aller trouver l’Empereur en Espagne, où il se trouvait vers la fin de 1807, et de lui remettre une pétition. Cette mission n’était pas destinée à plus de bonheur que celle du boyar Dudescu. Ghica fut arrêté comme suspect à Gap et, après trois mois de prison, expulsé du territoire français. — Ainsi s'effondrèrent pour la deuxième fois les espérances qu’avaient fondées sur la France les quelques membres qui composaient le « Parti National » roumain de la première heure.

Cependant les Russes avaient commencé la conquête en règle de la Moldavie, d’abord par les armes, ensuite par les fêtes, les danses, les jeux... Jamais l’influence française ne fut introduite par eux plus consciemment. Jamais la Moldavie ne fut plus « française » à l’extérieur et, en même temps, jamais les quelques membres du « Parti français » en Moldavie ne se montrèrent plus hostiles à la Russie. Ces commencements de civilisation française, ces dehors français, gagnèrent sûrement beaucoup de sympathies aux Russes. On fit venir des marchands de modes « des boutiquiers de Paris, on remplaça les voitures de forme antique par des calèches élégantes, à la française, les maisons se peuplèrent de domestiques étrangers, on ne dansa plus qu’à la française, on ne parla plus que le français dans les salons et dans les boudoirs ».

« Cependant les Russes, soit qu’ils voulussent aller trop vite, soit qu’ils eussent trop laissé percer leur mépris pour la noblesse moldave, changèrent vite de ton. Ils commencèrent à traiter la Moldavie en pays conquis, à la nommer le « Cnézat » de Moldavie. Il y a des cas, en politique, comme en toutes choses, où la réussite dépend de quelque chose d’indéfinissable, où un moment de précipitation peut gâter tout, où il faut laisser faire au temps. Les boyars russophiles eux-mêmes avaient beau avoir la vague conscience qu’ils étaient destinés à passer un jour à la Russie : il n’en fallait pas moins craindre de les effrayer, en leur présentant cette perspective avec trop de netteté, trop d’empressement surtout. Il fallait se garder, en leur témoignant trop de mépris, de les faire réfléchir à ce qu’il adviendrait de leur situation et de leur rang, après l’annexion. Enfin, car il faut tout faire entrer en ligne de compte, peut-être les Russes excitèrent-ils la jalousie des boyars, par leur empressement trop grand auprès de leurs femmes. Pour ces raisons et d’autres encore peut-être, un sourd mécontentement s’empara de l’âme de la plupart des boyars, quand ils virent se dresser devant eux, sous leur véritable aspect, leurs maîtres de demain. C’est pourquoi, tandis qu’en Valachie, la présence du Turc et le découragement faisaient fondre le « Parti National », — en Moldavie, la mauvaise conduite des Russes, et peut-être aussi le genre « français » de vie que l’envahisseur faisait mener aux habitants, grossissait tous les jours le nombre des membres du même parti, qui s’appelait ici de préférence le « Parti français ». Les Catargi, les Beldiman, les Sturdza, commencèrent à être écoutés. On se déclara, de plus en plus ouvertement, « partisan de la France » et de « l’immortelle Révolution », « républicain », « frondeur », « jacobin » même, malgré le peu de sens qu’on attachait à ces mots, on se montra admirateur du « grand Napoléon », à un moment où l’incertitude sur le véritable esprit du traité de Tilsitt faisait encore exécrer le nom de l’Empereur parmi les soldats et les officiers russes. Des boyars « nationaux » exhumèrent à nouveau les chansons jacobines qu’avait introduites Hortollan, en Valachie, en 1793, et, dans les soirées de Jassy, les officiers russes eurent le plaisir d’entendre la Marseillaise, la Carmagnole et autres refrains de la Terreur. Ce n’était plus le consul russe, mais bien le consul français, M. Lamarre, qu'on fêtait dans les salons.

§ 40. — Pourtant l’Empereur français continuait à laisser faire au Tzar dans les provinces danubiennes. Caulaincourt, son ambassadeur à Saint-Pétersbourg, est chargé de lui transmettre sans cesse des félicitations, mais, chose curieose, il n’y est guère question que des succès du Tzar en Finlande. « Quant à la Suède, je verrais sans difficulté que l’empereur Alexandre s’emparât même de Stockholm » — « Je vois avec plaisir les succès de l’empereur de Russie en Finlande ». — « Faites mes compliments à l’Empereur sur la prise de Sveaborg ». — Voilà la Russie maîtresse d’une province qui est du plus grand résultat pour ses affaires, et dont je ne suis d’aucune manière jaloux... » Encore peut-on se demander si tous ces compliments sont bien sincères. Caulaincourt s'étant permis de remettre un mémoire à l’empereur Alexandre, où il recommandait une pointe audacieuse sur Stockholm : « Je n’approuve point », lui écrit l’Empereur, le 34 mai 1808, « ce que vous avez mis dans votre mémoire. Un ambassadeur de France ne doit jamais écrire que les Russes doivent aller à Stockholm... » En réalité, s’il voulait voir les Russes en Finlande, ce n’était que pour les y occuper. Il se souciait d’autant moins de les faire penser aux Principautés danubiennes, qu’il avait maintenant sur elles d’autres desseins. Un nouveau projet, plus grandiose encore que celui d’un partage de l’Europe, avait germé dans son esprit. Il avait renoncé à croire que l’« Orient » devait appartenir exclusivement au Tzar. Il avait conçu lui- même la convoitise de cet Orient, et ses regards se tournaient vers Constantinople.

A partir de ce moment, la question d’Orient devint pour lui la question du partage de l’Empire ottoman. Seulement, paraît-il, « il n’admettait ce bouleversement qu’à titre éventuel et comme suprême moyen contre l’Angleterre... Son projet ne devait se réaliser que dans le cas où toutes les entreprises qu’il menait actuellement eu Europe ne réussiraient pas à vaincre l’obstination britannique et à procurer la paix... Dans ce cas, pour ravir la Méditerranée aux Anglais et les menacer dans leur empire asiatique, il frappera soudainement la Turquie et s’ouvrira, à travers les ruines de cet Etat, un chemin jusqu’aux frontières de l’Inde ». — Il entama plusieurs fois ce sujet avec Alexandre, d’une façon aussi vague et aussi détournée qu’il put. Le partage de la Turquie entrait aussi dans les rêves du Tzar. Mais les vues arrêtées qu’il montra ne plurent point à Napoléon. « Je n’adopte pas les bases proposées par M. Romantzov... Le fond de la question est toujours là : Qui aura Constantinople ?

Que devenaient les Principautés danubiennes dans le projet de Napoléon? Les aurait-il livrées à la Russie, faisant du Danube la frontière naturélie des deux États? Ou bien les aurait-il fait gouverner par le prince Alexandre Şutu? C’est la troisième fois qu'il aurait changé d’avis sur elles, sans chercher à les connaître de plus près : ce n’est qu’en 1810 qu’il demandera un mémoire à son consul Ledoulx... « Une statistique des provinces de Moldavie et de Valachie, enfin de plus grands détails sur tout cela.” — Toujours est-il qu’il est, par rapport aux Principautés, encore plus réservé qu’au sujet de la Finlande. Il rappelle à l’ambassadeur russe Tolstoi que l’« occupation des Principautés n’est qu’une question de temps », et n’oublie pas de faire connaître à Saint-Pétersbourg toute l’opposition que rencontre à Constantinople la cession des Principautés. C’est, peut-être encore, pour la première raison, qu’il n’avait rien dit contre l’armistice de Slobozia, qu’il ne révoque point le consul Ledoulx, ennemi des Russes et semble même lui montrer toujours plus de confiance. Ledoulx restera consul en Valachie jusqu’en 1812.

§ 11. — Mais le désastre de Baylen vient changer une quatrième fois les dispositions de l’Empereur. Ce qui n’était qu’un pis-aller devient une condition indispensable de son amitié avec le Tzar. Obligé de transporter la majeure partie de ses forces de Prusse en Espagne, au moment même où l’Autriche s’apprête à se soulever contre lui, il condamne de nouveau les petites Principautés. Comme Premier Consul, il les aurait volontiers données à l’Autriche pour brider le Russie; après Friedland, comme Empereur, il songeait à les livrer à la Russie pour neutraliser I’Autriche. Erfurt est la consécration définitive des droits de la Russie sur les Principautés. Dans quelques mois, la Turquie sera sûrement sollicitée par le cabinet de Londres : en janvier 1809, elle recevra un ultimatum de la Russie, se croira abandonnée par la France occupée ailleurs, se jettera dans les bras de l’Angleterre, et la France, profitant de l’occasion, s’empressera de l’abandonner ouvertement. C’était l’article 5 du traité d’Erfurt. « Les hautes Parties contractantes s’engagent à regarder comme une condition absolue de la paix avec l’Angleterre, qu’elle reconnaîtra la Finlande, la Valachie et la Moldavie, comme faisant partie de l’Empire de Russie... ».

A partir de ce moment, le sort de la Turquie était définitivement réglé dans l’esprit de Napoléon. Latour-Maubourg fut chargé de la mission désagréable de préparer les esprits à Constantinople. Aucun des arguments qu’on avait pu invoquer pour la cession des Principautés ne fut négligé.

La Valachie et la Moldavie ne tiennent à la Turquie ni par le contact de territoire, puisqu’elles en sont séparées par le Danube, ni par la religion, ni par les usages, ni par l’affection. Les habitants ont toujours été ennemis secrets des Turcs. Dans chaque guerre, ils favorisent eux-mêmes las invasions de la Russie, et ils ont toujours été conquis. — Les redevances payées à la Turquie pour les deux Principautés n’allaient guère au delà de sept cents piastres turques. La Porte ottomane n’y faisait aucune levée de troupes ; elle n’y exerçait aucune autorité directe ; elle ne pouvait y entrenir aucun officier turc. —Le pouvoir que les Grecs avaient conservé en Valachie et en Moldavie les rendait plus remuants dans le reste de l’Empire. Privée de cet appui, ils deviennent partout plus faciles à contenir. — Le Danube a été dans toutes les guerres la seule ligne de défense qui ait couvert l’Empire ottoman. La force de cet Empire commence aux points où commence la population turque elle-même; en perdant quelque chose en étendue, il concentre mieux ses forcés, et il peut encore être le plus puissant Empire de l’Orient, s’il est gouverné avec sagesse et vigueur. — Que la Porte consulte sa véritable situation : en Europe, la Serbie, la Thessalie, quelques parties de la Macédoine sont révoltées,et la plupart des pachas aspirent déjà à l’indépendance. En Asie, les Vahabis étendent chaque jour leurs progrès. Le Gouvernement doit craindre l’inquiétude des Janissaires. Les Seymens se forment à peine... Avec quelles troupes investies de toute sa confiance, pourrait-il recommencer la guerre... ?

Conclusion : les deux Principautés ne sont nécessaires ni à la prospérité ni à la puissance de cet Empire...

Chose curieuse ! la nouvelle de cet abandon définitif de la France fut presque sans retentissement dans les Principautés. — En Moldavie, elle porta le dernier coup au « Parti français » qui n’avait jamais été bien fort, et commençait à peine à faire quelques progrès. — En Valachie, elle hâta la désorganisation du « Parti National », dont tant de mécomptes avaient fini par détruire une à une toutes les aspirations naissantes et qui se confondait de plus en plus avec le parti sincèrement attaché à la Turquie. De ses anciens rêves, de son aerienne sympathie pour la France, il ne resta plus à ce groupe que le nom impropre de « Parti français », souvent même remplacé maintenant par celui de « Parti turc », — et un attachement tout personnel pour le consul Ledoulx, qui continuait son ancienne politique, sans s’inquiéter des desseins de son maître. Comme premier résultat de l’entente d’Erfurt, lecorps d’occupation russe fut porté de quarante mille à cent vingt mille hommes. Toute l’administration supérieure passa aux mains de généraux ou de hauts fonctionnaires russes. On réserva habilement, il est vrai, les titres honorifiques et les places les plus lucratives aux membres de l’ancien « Parti National ». Mais loin d’abdiquer leur rancune, ses membres profitèrent de tous les avantages de leur situation, pour écarter systématiquement des fonctions publiques, persécuter, exiler même les anciens amis de la Russie. Aucune des anciennes ruses ne fut oubliée; ils ne négligeaient aucun moyen d’intrigue ou de séduction auprès des généraux. Ce fut le moment où le fameux boyar Filipescu faisait de sa fille la maîtresse du général Miloradovitch, uniquement dans le but d’intercepter ses instructions et de les envoyer au camp turc ; où la boyarine Catherine Bals, belle-fille de Filipescu, faisait agréer au même général, comme secrétaire de confiance, un nommé Robert, Français, qui servait d’espion au consul Ledoulx. On peut dire que sous ce règne des Russes, la Valachie ne fut gouvernée que par les ennemis de la Russie.

Pendant les deux années qui suivirent, 1810 et 1811, il est assez difficile, faute de données précises, de suivre les transformations de l’esprit public. On peut conjecturer, d’après les détails qu’on a sur la conduite des Russes, que le mouvement anti-russe se continua... Des dépêches diplomatiques, des mémoires de Langeron, nous apprennent que jamais les armées conquérantes ne s’étaient plus mal conduites. Les paysans fuyaient devant les soldats russes ou facilitaient leur désertion... des commerçants se révoltèrent et on dut en envoyer un certain nombre en Sibérie, pour apaiser les autres... On vit des boyars eux-mêmes, dans les cours de leurs maisons converties de force en hôpitaux, entasser tout leur avoir sur des chariots, pour prendre le chemin de la Transylvanie. La légende veut que les habitants se plaignant au général Kutuzov, celui-ci leur ait répondu « qu’on ne leur laisserait plus que les yeux pour pleurer... »

§ 12. — Les rêves indécis du « Parti National” devaient pourtant renaître encore une fois, sous leur ancienne forme, avant la chute du grand Empereur. Le bruit de la reprise des hostilités entre la France et la Russie, en 1811, arrivant au milieu des vexations de toute sorte des Russes, fut accueilli, dans les deux Principautés, avec enthousiasme. Le courage revint au « Parti turc » qui reprit son ancien nom de « Parti français » ou « Parti National ». A mesure que les hostilités s’accentuaient, le consul Ledoulx devenait l’objet de manifestation sympathiques. A l’occasion de la naissance du Roi de Rome, une fête fut donnée à la maison consulaire, les boyars s’y rendirent en foule, et, comme ils avaient déjà fait pour Flùry, ils s'y rendirent avec leurs femmes. Ces manifestations étaient, peut-être, un peu imprudentes et plutôt faites pour aigrir les rapports entre Russes et Français. Ces derniers étaient devenus assez nombreux dans les derniers temps. Il commencèrent à être mal vus par les autorités russes. On les soumit aux mêmes impositions que les indigènes, malgré les protestations do consul Ledoulx.

Quand le général Kamensky mourut subitement, en 1811, on accusa, naturellement, Μme Ledoulx d'avoir mis du poison dans les confitures qu'elle avait fait offrir à son bal. L’affaire n’eut pas de suite, sauf dans l'esprit de la population de Bucarest qui prodigua au consul, à cette occasion, des marques de sympathies non équivoques. La même année les Russes, ayant essuyé quelques revers à Roustchouk, le « Parti National » répandit le bruit que les Turcs étaient aux portes de Bucarest. Les généraux russes furent obligés de faire passer et repasser par Bucarest des chevaux de régiment pour montrer que leur armée n'était pas détruite. Enfin, les Turcs battus définitivement, on répétait encore que la paix ne serait pas signée... Quand la guerre fut officiellement déclarée entre Français et Russes, et qu’on apprit surtout que Napoléon avait passé le Niémen, l'enthousiasme devint général. Cet enthousiasme fut à son comble lorsqu’on sut que les Russes attaqués chez eux par Napoléon étaient obligés d’évacuer les Principautés. Mais cette fois ce furent les Phanariotes eux-mêmes qui se chargèrent d’arrêter l’enthousiasme. En effet, trompés comme nous l’avons vu par Moruzzi, les Turcs signaient la paix au moment même où ils auraient pu reprendre l’offensive. Les Russes ne devaient s’en aller qu’en emportant un morceau de la terre roumaine : la Bessarabie. Ce dernier coup leur fit perdre définitivement toutes les sympathies. Les Moldaves surtout virent avec confusion où tendaient toutes ces démonstrations d’amitié au nom de la civiliation et de la croix. Le sort d’une moitié de leur territoire leur fit entrevoir celui que les Russes réservaient au reste des deux provinces. Dès le lendemain de l’évacuation, Valaques et Moldaves, « nationaux » et anciens philorusses, se rencontrèrent dans leurs déceptions. Rêves et intérêts se sentirent également lésés. Un grand nombre de boyars osèrent protester contre la cession de la Bessarabie auprès du Grand Seigneur. « On avait cédé à la Russie, lui firent-ils sentir, la partie la plus fertile en terre végétale, en hauts et gras pâturages. La Sublime Porte elle-même, pour laquelle les Principautés étaient comme le grenier de Constantinople, en pâtira... En même temps, il est juste que le tribut soit diminué, maintenant que le territoire est amoindri... la Sublime Porte en pâtira donc deux fois. » Les Moldaves et les Valaques s’habitueront dorénavant à tourner plus souvent leurs regards vers les puissances de l'Europe. Mais d’un autre côté, malgré cet amoindrissement de territoire, les Principautés étaient débarrassées de l’occupation russe, qui aurait peut-être été une prise de possession définitive. En attirant les Russes dans les steppes de leur Empire, Napoléon avait sauvé ces provinces du plus grand péril qu'elles eussent couru jusque-là... C’est ainsi que le grand Empereur, que les Principautés avaient tant aimé, sans qu’il s’en doutât, en qui elles avaient mis tant d’espérances, — et qui les avait tant de fois condamnées à mort, — était destiné à les arracher lui-mème à la mort, sans le vouloir, — et au prix de son propre désastre...

§ 13. — La retraite de Russie, — la bataille des nations, — le traité de Paris, — l’exil à l’île d’Elbe..., puis les Cent jours, la malheureuse bataille de Waterloo..., puis de nouveau l’invasion et l’entrée des alliés à Paris, — tous ces événements impressionnèrent vivement les habitants des deux Principautés. Tout d’abord on ne voulait pas y croire, tellement le nom de Napoléon avait de prestige dans les esprits. Les boyars de Bucarest et le hospodar lui-mème venaient assaillir le consul français de questions indiscrètes. Dans les boutiques des marchands grecs et dans les cercles des boyars au palais, on racontait que Napoléon avait attiré à dessein l’ennemi sur son sol, pour l’anéantir sûrement, par un de ces coups de génie auxquels il avait tant habitué le monde. On attendait avec une curiosité palpitante la nouvelle du désastre des alliés. Mais la nouvelle n’arriva pas. On apprit l’exil à Sainte-Hélène, puis le traité de Vienne. Ce fut le dernier coup porté au « Parti français ». Il en restera comme paralysé pendant nombre d’années.

Il y eut une classe d’hommes dans la péninsule Balkanique que les revers de Napoléon réjouirent peut-être encore plus que les puissances coalisées ou les généraux qui eurent l’insigne gloire de le vaincre. C’étaient les hospodars phanariotes qui avaient tout le temps agi sous main contre la France et qui n’attendaient plus leur salut que de la Russie. Quand, en 1812, après la retraite des Russes, les consuls français Ledoulx et Fornetti regagnèrent leurs anciennes résidences, ils trouvèrent des princes nouveaux : à Bucarest Carageà qui régnait pour la première fois, et à Jassy Calimaki, le prince moldave qui avait si mal reçu le vice-consul Parrant en 1798 et dont les circonstances avaient fait, quelques années plus tard, un ami de la France. Il changea une fois de plus après Waterloo et revint à son ancienne politique gallophobe. Le prince Carageà rivalisa avec son collègue de Jassy de mesures vexatoires à l’égard des Français. Au lendemain de Waterloo, il fit habiller un mannequin en officier français, sans oublier le ruban rouge à la boutonnière, et le mannequin, aux grands éclats de rire de toute la cour, fut renvoyé comme une balle d’un valet à un autre pendant une demi-heure. La femme du consul Ledoulx se vit insultée dans la rue par les gens du Prince, et quand le consul vint lui demander réparation : « Ce n’est plus comme au temps de Napoléon », lui répondit-il ; « maintenant je puis vous faire révoquer, j’écrirai à votre Roi ». Il ne restait à Ledoulx qu’à demander ses papiers et à quitter sa résidence. Tous les Phanariotes suivirent le même changement politique. Le prince Alexandre Şuțu lui-même, que la France avait soutenu tant de fois et qui avait correspondu avec Napoléon, se transforma en ami des Russes, pour recouvrer avec leur aide le trône de Valachie (1818). —- A Constantinople, il était de tradition que le drogman de la Porte se levât à l’entrée de l’ambassadeur de France. Le lendemain de l’abdication de Napoléon, l’ambassadeur de France entrant, le drogman trouva bon de garder sa place. Le nouveau régime, le régisse russe commençait. Mais ce ne furent pas seulement les Phanariotes qui changèrent de politique, ce fut la nation grecque tout entière. Pour la première fois, elle se vit d’accord avec les hospodars phanariotes. Le tzar Alexandre apparaît à ses yeux comme le vainqueur de Napoléon, le libérateur des peuples, le pacificateur de l’Europe, vers qui se tournaient tous les regards. La ressemblance de religion, les anciens rapports d’amitié entre la Russie et les populations balkaniques revinrent ) l’esprit de tous. La Russie remplaça donc la France dans l’affection des Grecs. Quand une nouvelle Hétairie se formera en 1814, elle aura pour centre Odessa, pour but exclusif l’émancipation politique, et, comme premier moyen d’action, de solliciter l’appui du Tzar. Il est vrai que Bucarest étant le centre intellectuel des Grecs, cette hétairie ne tardera pas à revenir sur la terre roumaine, où, pendant des années, s'ourdira de nouveau le projet secret de la résurrection et de la délivrance de la Grèce. Mais pendant les quinze ou vingt ans qui séparent la première Hétairie de la seconde, la conscience nationale avait commencé à se réveiller, on plutôt à se former dans les Principautés, — on avait trop espéré et trop éprouvé de mécomptes, pour n’avoir pas précisé davantage ses aspirations et ses tendances. La cause roumaine ne se confondra plus avec la cause grecque. Ni les chefs du mouvement grec, ni son but, ni la politique russophile des nouveaux hétairistes n'agréeront plus à ceux des Moldo-Valaquee qui réfléchissent on peu et qui seront les éducateurs de la génération nouvelle.

Il est certain que dans ce premier réveil de la conscience nationale en Roumanie, le plus grand rôle a été joué par rétablissement de l’Empire français et par cette figure surhumaine qu’on contemplait de loin, Napoléon. Si les Moldo-Valaques ne l’ont peut-être pas tant aimé que les Grecs, qui furent encouragés par lui un instent, et qui voyaient en lui un descendant des Caloméri Porphyrogénète, il est certain qu’il en a été plus sincèrement admiré. Il exerçait sur eux une véritable fascination. Comme le fer qui suit tous les mouvements de l'aimant et tombe dans l’inertie lorsque l’aimant est brusquement écarté, les membres du « Parti National” naissant suivaient tous les mouvements de là politique du grand Empereur et retombèrent dans leur inertie, lorsqu’il disparut du monde politique. Selon les changements de sa politique, on les voyait devenir tour à tour « Parti National », « parti du prince Alexandre Suțu », « parti turc » même : n’était-on pas toujours, à vrai dire, le « parti français », le « parti napoléonien ? Un mot prononcé par Napoléon en faveur des Principautés, le bruit de ses victoires, son approche des frontières du pays, l’annonce d’une Illyrie heureuse, d’une Pologne que le grand Empereur a l’intention de ressusciter, remplissaient d’une joie folle les membres toujours plus nombreux et plus enthousiastes du « parti français ». Il est le premier étranger dont les chroniqueurs du pays aient parlé longuement. On l’admire d’autant plus qu’il présente pour les boyars du pays quelque chose d’inexplicable : c'est un homme de basse naissance ou, comme on dirait dans le langage naïf de temps, « om prost » (un sot), « de l’île de Corse. » Il occupa pendant plus de quinze ans les entretiens les plus sérieux des grands boyars ; dans leurs salons et dans les cercles qu’ils formaient au vestibule du palais, parmi leurs discussions sans fin sur tel morceau de terre, sur telle femme de la ville, sur telle place publique, et parmi toutes leurs médisances, son nom prenait une place de plus en plus grande, au détriment de toutes les futilités. Ses ennemis mêmes ne voulurent pas croire au déclin définitif de son étoile. Sans s’en douter, il agit, rien que par sa seule présence dans le monde, sur l'imagination, sur la pensée et sur la conduite des boyars et fut le premier qui, sans le vouloir, et sans rien en savoir, purifia leur esprit pour un instant, en plaçant devant leurs yeux cet idéal qui les éclaira pendant une seconde : « la Patrie », « l'Indépendance ». Certes, il n’avait aucune connaissance de tout ce qui se passait au loin, sur les bords du Danube, dans ce pays microscopique qu’il ne connaissait qu’imparfaitement, et, se fût-on adressé cent fois à lui, il aurait toujours répondu avec la brusquerie du génie nerveux qu’on dérange pour des choses sans importance : « Qu’on demande à ces individus ce que je puis faire au juste pour leur pays ». Ces « individus » étaient, il est vrai, des êtres méprisables à bien des points de vue; ils avaient beaucoup de graves défauts, mais chez eux tous les germes du bien n’étaient pas morts, ils avaient même commencé à éclore au contact du grand Empereur. Ces « individus » avaient une admiration profonde pour le grand homme qui avait fait luire dans leur âme quelque chose de supérieur aux bas intérêts qui les avaient guidés jusqu’alors. Enfin ils auront des enfants qui naîtront avec ces notions acquises à si grand’peine, et chez qui ces notions se préciseront et se réaliseront peut-être. — L’avenir en effet devait se charger de réparer l’insouciance du grand Empereur à l’égard du petit peuple qui, à la lumière lointaine de son génie, essayait de se réveiller comme d’un sommeil trop long. Ce sera l'un des héritiers de sa race et de son nom, génie moins grand, mais intelligence et cœur plus larges, qui assurera aux générations plus avancées des Moldo-Valaques, une patrie et la liberté.

Pour l’instant, la conscience nationale roumaine a fait un premier pas. Les notions qui y sont entrées, sont, il est vrai, encore peu positives et la part du sentiment l’emporte de beaucoup. Aucune idée de l’amélioration sociale n’entre pour l’instant dans l’intelligence des Moldo-Valaques. Quelques-uns d’entre eux ont acquis seulement l’idée ou pour mieux dire l’instinct de l’indépendance politique. La logique aurait demandé que cet instinct fût accompagné d’une antipathie, d’une haine irréconciliable contre les Turcs. Mais les circonstances se chargèrent de donner une autre tournure aux choses, et, comme il arrive tant de fois en histoire, les faits eurent, dans leur marche capricieuse, leur logique à eux. Les événements avaient forcé l’esprit roumain à tourner d’un autre côté ses méfiances et ses antipathies : comme ce fut par l’influence de la France que l’esprit national commença à se former, ses sympathies et ses antipathies se tournèrent, dès le premier instant, du même côté que les sympathies et les antipathies de la France à celte époque. C’est pourquoi on trouve, avant tout, dans l’esprit roumain, ces deux sentiments désormais inséparables, parce qu'ils sont nés ensemble et que les circonstances se chargeront de confondre de plus en plus : Amour de la France, Haine de la Russie ! Voilà où en est, au moment de la Restauration, l'esprit public, et voilà de quels éléments se compose principalement la conscience nationale roumaine, faiblement représentée par ce que l'on appelait le « Parti National » ou le « Parti Français ».

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