La première page de l’histoire de la vie des Roumains au XIXe siècle est remplie de récits de brigands. Les écrits antérieurs à 1830, les dépêches consulaires de l’époque, les souvenirs des gens du temps en sont pleins. Des brigands, des êtres indisciplinés et sans aveu, qui aiment à faire trembler leurs contemporains, à disposer de leur fortune et de leur vie, au mépris de l’ordre établi et des lois, on en voit dans tous les pays et à toutes les époques de l’histoire, mais ils n’ont été nulle part aussi caractéristiques. Ils sont l’exception, et non la règle, ils présentent de l’intérêt considérés individuellement, et non pas comme représentants significatifs de toute une société et de toute une période. En Moldavie et en Valachie, au contraire, ils sont caractéristiques, car ils ne forment point l’exception, mais la règle. Quelques-uns d’entre eux étaient, de leur vivant, plus célèbres et sont restés plus populaires que les princes dont ils troublèrent les règnes ; tels furent Beilicciul et Fedeleş, Diamandi, Grégoire Talpă et Iordaki Măgureanu, surnommé Hassanaki, en Moldavie ; lancu Jianu et son compagnon Frangule, dont la bande aurait compris soixante individus, d’après d’autres trois cents, Siméon et ses amis Ghiță Olteanu et Christea, Macedonski en' Valachie. Des Albanais, des Arnautes, des Serbes, des Bulgares, des Tziganes, des Grecs hétairistes, des émigrés de Bessarabie, et même des indigènes et des Turcs forment leur escorte, ou s’adonnent, pour leur propre compte, à ce métier... On explique leur présence par la pauvreté du pays, au lendemain de la double révolution grecque et roumaine, et par l’anarchie qui y régna pendant toute la durée de l’occupation militaire turque. « La misère est grande » dit un contemporain « et tant d'individus sans pain remplissent la principauté que nous devons craindre plus encore lorsque les forêts auront pris leur verdure ». — Mais, d'autre part, la faiblesse de l’administration est comme un stimulant pour ces divers malfaiteurs. Le prince de Moldavie Jean Sturdza prit, en vérité, quelques mesures contre eux : il envoie de loin en loin quelque « hatman » ou quelque « paharnic » à la tête d’un certain nombre de « nefers » avec ordre d’arrêter ces criminels ; en 1826, il divisa, pour plus de facilité, sa principauté en quatre circonscriptions, ayant chacune son chef et quatre gendarmes. On s’aperçut que ces mesures étaient insuffisantes : les brigands sont plus forts que lui ; ils occupent beaucoup sa « potera » ou ses « Kir-Serdar » et, une fois pris, ils s'échappent en chemin... En Valachie, le prince Grégoire Ghika avait, malheureusement, avant de monter sur le trône, fait vœu de ne jamais punir personne de mort et, une fois prince, il eut l’idée encore plus malencontreuse de tenir son serment. Il se contentait de faire battre les coupables dans les rues, de leur faire couper les mains et, quelquefois, les oreilles. « Je n’ose dire — dit un consul — si ce fut un acte de sévérité ou de clémence ». Sa « Maison de recherches », instituée pour découvrir et arrêter les voleurs, est inutile et ne rend guère service qu’à ses fonctionnaires... Les Turcs opèrent de temps en temps quelques arrestations, surtout dans les premiers temps de leur occupation : mais ils sont gauches et, avec le temps, ils s’adonnent eux-mêmes aux mêmes méfaits... Des caravanes de marchands, ayant à peine dépassé les barrières de la capitale ou sur le point de gagner la frontière, des boyars allant passer les fêtes sur leurs terres, des fermiers en train de vaquer à leurs travaux des champs, sont assaillis, pillés, battus, brûlés... parfois, en plein jour... On trouve des cadavres dans les fossés et dans les couvents... Parfois on attaque même les couvents. On épargne à peine les maisons consulaires et les sujets étrangers.
« Aucun propriétaire n’ose plus résider sur ses terres. Si l’on quitte Bucarest, on doit se faire escorter jusqu’à quelques lieues de la ville. En ville, on « est obligé de porter une lanterne de huit heures à dix heures du soir, sous peine de prison ou même de punition corporelle. Après dix heures la patrouille turque arrête les passants » ... Si après cette heure, on a besoin du médecin, de la sage-femme ou du pharmacien, on doit se faire escorter par un homme de la garde voisine.
Aux malfaiteurs des campagnes, il faut ajouter ceux des villes, aux voleurs et aux meurtriers, les incendiaires. « La capitale et les districts sont pleins d’une foule de vagabonds sans aveu ou protégés par des gens qui eux-mêmes ne sont tolérés que sous la garantie d’autrui ». Ne possédant rien sur terre, leur principal métier est de brûler ce qu’y possèdent les autres. D’un bout à l’autre des deux provinces, mais surtout dans les deux capitales, on n’entend parler que d’incendies, dont on soupçonne presque toujours, mais dont on ne découvre presque jamais les véritables auteurs ; ce sont : l’incendie de Jassy et les deux incendies de Bucarest, en 1822, les cinq autres incendies de Bucarest, en 1823 : pendant celui du mois d’avril, qui ruina tout « le quartier du Pont de Beilik », cent cinquante maisons furent détruites, d’autres disent cinq cents, — et pendant celui du mois de mai, cent dix-huit maisons furent consumées par les flammes... On mentionne encore trois autres grands désastres à Bucarest, en 1824, en 1825, en 1826. An cours du deuxième, l’intéressant théâtre qu’avait fait bâtir la princesse Ralu, fille du Prince Caradja, près de la « Fontaine rouge » (Cişmeaua roşie), — seule construction de ce genre dans les deux principautés — fut également brûlé. Mais rien ne saurait donner une idée du ton désolé des écrits du temps qui relatent le grand, le terrible incendie qui éclata le 19 juillet 1827 à Jassy et qui détruisit en quelques heures le tiers de cette ville : la cour princière, magnifique construction qui avait coûté plus de douze mille ducats, l’Église métropole, l’Église catholique, la maison du vice-consulat de Prusse, le riche monastère des Trois Saints, « Trei-Ierarchi », la curieuse auberge dite « turque », de très grandes maisons de boyars. Une soixantaine de personnes périrent dans les flammes. On ne retrouva plus qu’une vingtaine de registres parmi les deux cents qui remplissaient les grandes armoires du palais et qui formaient comme des archives princières. Le professeur Georges Assaki eut a déplorer la destruction de ses traductions d’Alzire et de Saül (d’après Voltaire et Alfieri), une tragédie originale, « Le Prince Michel-le-Brave », une Histoire des Empereurs romains, des « poésies lyriques » un recueil de fables, son cours de mathématiques. Une partie de la petite fortune du hospodar en place disparut... « Quelques heures après mon installation à la campagne » — écrit un ancien émigré, qui vient de rentrer dans son pays — « me trouvant assis devant ma croisée, j’aperçus une longue et épaisse colonne de fumée qui s’élevait derrière une colline. L’ayant fait remarquer à mon beau-frère, il s’écria que le feu était à Jassy ; c’était dans l’après-midi de la veille de St-Hélie. Nous nous acheminâmes vers un point d’où l’on découvrait la ville : là, le spectacle d’un effroyable incendie se déroula à nos regards. Toute la grande rue, à partir des édifices où est actuellement l’Académie et jusqu’au palais princier, était embrasée. Un vent furieux avait dissipé en a un clin d’œil les débris enflammés du toit où le feu avait pris naissance, et avait allumé un foyer qui n’avait pas moins de cent à mille toises de parcours. Il arriva, dans cette tourmente, que des maisons intermédiaires sont restées intactes, bien que le feu se fût propagé par dessus leur toit, tandis que d’autres, dont les propriétaires se croyaient loin du danger, se consumaient inopinément jusqu’à donner à peine le temps à leurs « habitants de les quitter... »
Des incendiaires essayèrent de détruire aussi la cour princière de Bucarest, en Avril 1828. Un tonneau où l’on mettait les „massala » (sorte de flambeaux de cérémonie, composés de chiffons imbibés d’asphalte) y prit feu, on ne sut comment. Mais la police valaque s’en aperçut à temps...
Ces incendies sont trop fréquents et trop considérables pour être imputés au seul hasard. Lls caractérisent les règnes des premiers princes indigènes, comme les pillages et les assassinats imputables aux brigands. On se figurerait difficilement une époque où l’ordre ait moins régné !