III

Aux brigands et à la peste il ne faut pas oublier d’ajouter les Turcs. Après les mouvements insurrectionnels d’Alexandre Hypsilantis et de Théodore Vladimirescu, la Sublime Porte fit occuper militairement les deux principautés — On distingue trois moments dans l’histoire de cette occupation:

a) Du 17 mai 1821 — date de l’installation de deux caïmacams Étienne Vogoridès (en Moldavie) et Constantin Negris (en Valachie) — jusqu’à la fin de septembre 1822 — date de l’avènement des deux princes définitifs, il y eut en tout environ douze mille Turcs et Tartares dans les deux provinces roumaines : leur commandant en chef était le féroce Kehaïa-Bey. La prolongation exagérée de cette occupation et les excès sans nombre commis sur les indigènes furent, avec le meurtre du patriarche grec de Constantinople, la cause de la rupture des relations diplomatiques entre la Russie et la Turquie. Bientôt les puissances s’en mêlèrent et « le Protocole sur la question d’Orient » signé à Berlin le 2 mars 1822 par les représentants de la Prusse et de la Russie, suivi, huit jours plus tard, de la note collective des autres puissances, obligèrent les Turcs à évacuer immédiatement la Moldavie et la Valachie. Ils ne l’évacuèrent pas, de peur de se voir supplanter par les Russes, mais ils licencièrent la majeure partie de leurs troupes.

b) Du mois d’octobre 1822 jusqu’en juillet 1824, il n’y eut plus que mille « nefers » turcs dans chacune des provinces, commandés à Bucarest par des chefs comme Khavanos-Oglou (Hassan-Bey), Achmet-Aga, Ibrahim-Aga, à Jassy par Aïp-Aga, Koutehiouk-Achmet, Osman-Aga... Pressés par l’ambassadeur anglais à Constantinople, lord Strangford, d’expliquer le séjour de ces troupes en Moldavie et en Valachie, les Turcs alléguèrent : 1) la nécessité de protéger leurs frontières, du côté russe, contre un nouveau mouvement possible des Hétairistes, 2) la nécessité de contenir les brigands moldaves et valaques, 3) l'insuffisance où se trouvent les principautés d’entretenir des armées nationales, 4) la modération et l’intégrité des commandants en chef de l’armée d’occupation. Lord Strangford eut beau répliquer avec beaucoup de bon sens : 1° que la police russe suffirait pour contenir les quelques centaines d’hétairistes grecs réfugiés en Bessarabie ; 2° que les troupes turques étaient entretenues aux frais de ces mêmes principautés qu’on disait incapables d’entretenir des milices nationales... La Turquie garda ses deux mille « nefers » jusqu’au fort de l’été de 1824.

c) Mais déjà, au mois d’avril de cette année, le prince de Moldavie demanda qu’on réduisît le nombre de mille Turcs qui gardaient sa province. Les Turcs demandèrent à leur tour une garantie aux boyars : qu’en cas de rebellion, sans aucune enquête, la punition suive immédiatement. Nous verrons bientôt à quelle réponse subtile eurent recours les boyars moldaves pour se soustraire à cette lourde responsabilité.... Ce fut au mois d’août 1824, que l’agence d’Autriche prit sur elle de maintenir l’ordre dans les deux principautés et pendant deux ans, on ne compta plus en Moldavie que cinq cents « nefers », chiffre auquel ils venaient d’être réduits, depuis un mois, chez les Valaques.

A partir du milieu de mai 1826, il n’y eut plus que deux cent quarante « Beschli » en Valachie et soixante-et-onze en Moldavie, la moitié seulement — à peine — de ce qu’il y en avait avant la Révolution de 1821 : à leur tête se trouvait un «Basch-Beschli-Aga », sorte de capitaine, nommé directement par chaque prince dans la suite de leur voisin, le pacha de Silistine ; ce furent : Arif-Aga à Jassy, auprès du prince Jean Sturdza ; Tatar-Bacha-lsmaïl à Bucarest, auprès du prince Grégoire Ghika — Ce fut cette dernière réduction des troupes turques qui permit le rétablissement des rapports diplomatiques entre la Turquie et la Russie. Par la conclusion de la Convention d’Akkerman (7 octobre 1826) commença pour les deux principautés roumaines comme une ère nouvelle. Que faut-il penser de cette occupation militaire ? Qu’elle était nécessaire tout d’abord ; qu’en Valachie, il fallait une main autrement énergique que celle du prince pour réprimer les brigandages et qu’en Moldavie l’hostilité des partis politiques, à la formation desquels nous assisterons dans le chapitre suivant, était tellement forte, que, n’eût été la présence des Turcs, ils se seraient peut-être jetés l’un sur l’autre, à ce que nous dit un rapport consulaire... D’autre part, on ne saurait assez faire l’éloge d’un des chefs de l’armée d’occupation turque, de Khavanos-Oglou (Hassan-Bey) : de très bonne famille, frère d’un pacha à trois queues en Asie et qui eût été pacha à trois queues lui-même, s’il l’avait désiré, Turc affable, s’il en fût, discret, ne se mêlant que très rarement des affaires du pays, magnanime, car il distribua force aumônes lors du grand incendie de Bucarest, du mois de mai 1823 — cinq mille piastres environ — et souscrivit cinq cents piastres, autant que le prince de Moldavie, en 1827, lors de la destruction de l’Église catholique de Jassy, Khavanos-Oglou mérite d’être mis à part en cette année 1823, comme plus tard devra l’être la mémoire du général russe Kisseleff. Khavanos fit observer parmi les Turcs une discipline sévère, à telle enseigne qu’on s’aperçut à peine de leur présence; il défendit aux indigènes et à tous les étrangers le port des châles turcs, afin que l’on pût plus aisément reconnaître ses soldats au cours des désordres... Il quitta Bucarest, le 19 septembre 1823 regretté par le prince et par tous les Valaques.

Son règne ne fut entaché que du fait d’un accident, de minime importance aujourd’hui, mais qui à cette époque, scandalisa toute la diplomatie européenne : l’arrestation illégitime du grand boyar Alexandre Villara, neveu du prince. On se demande encore aujourd’hui quelle fut la véritable cause de cette arrestation. Le boyar fut-il arrêté pour un délit politique, comme ancien ami de l’Hétairie et partisan de la Russie ? Mais alors, il était impliqué dans l’amnistie générale, accordée immédiatement après la Révolution aux boyars valaques émigrés en Transylvanie. Etait-il, au contraire, accusé d’un délit de droit commun, le détournement d’une grosse somme appartenant à la « Vestiairie », au moment de la Révolution? Mais alors, il aurait dû être jugé par les tribunaux ordinaires de la principauté... Ce fut, en tous cas, par un abus de pouvoir de la part des Turcs, qu’il fut arrêté au saut du lit, le 5 avril 1829, et conduit sous bonne escorte, d’abord à Silistrie, puis à Constantinople, à la forteresse des Tours. Interrogé sur la raison de cette arrestation Hassan-Bey répondit très catégoriquement : « Nulle autre que l’ordre de la Sublime Porte. » « C’est de mes fenêtres, écrit le consul d’Autriche von Hakenau, que je vois la désolation de la famille et que j’entends nuit et jour les pleurs et les lamentations de la mère et des enfants abandonnés. » Ce consul protesta énergiquement contre cet acte de violence ; une correspondance suivie s’engagea à ce propos entre lui et l’ambassade anglaise à Constantinople. Le boyar Villara qui devait bientôt, à cause de ses souffrances, devenir un personnage considérable en Valachie, sous l’occupation russe, ne revit sa famille qu’un an plus tard, à la suite de l’intervention directe et menaçante, à Constantinople, de lord Strangford.

Ce fut le seul attentat de Khavanos-Oglou en Valachie ; encore ne fit-il qu’exécuter un ordre de la Sublime Porte. Les autres Turcs ne lui ressemblèrent point. Lorsque les actes du temps, rapports consulaires ou souvenirs personnels, parleront de l’aménité et de la modération des troupes turques, il faudra n’accueillir ces mots qu’avec beaucoup de réserve. S’ils se « comportent bien », c’est... en tant que Turcs ; si l’on s’étonne de leur « modération », c’est qu’on croyait leur férocité sans bornes. Ces gardiens de l’ordre donnaient satisfaction, quand ils ne commettaient point de désordres eux-mêmes. On avait les yeux fixés sur eux pis encore que sur les brigands. Voici quelques formules de l’époque, à leur égard : « On leur donne le témoignage que dans toute la marche, ils ont observé la plus grande discipline » ... « Dans leur passage... rien qu’un meurtre, quelques légers incendies et quelques désordres. »

On cacha autant qu’on put leurs excès à toutes les Agences étrangères. Mais l’on apprit que, dans tel cabaret, un soldat de la garnison, s’étant pris de querelle avec un indigène, l’avait tué sans s’émouvoir, parce qu’il n’aimait pas à être contre dit; — que, tout de suite après le départ de Khavanos, un autre Turc entra dans une boutique, y marchanda une étoffe, la fit détailler, puis, la trouvant trop chère, offrit d’abord la moitié du prix convenu, puis « deux bons soufflets en paiement » au pauvre marchand, tout interdit; — que, en novembre 1823 et en janvier 1825, un grand nombre de « nefers » parcouraient par bandes la Valachie, en exerçant le métier de brigands et d’assassins, violant les femmes, en emmenant les garçons et le filles; que le 29 mars 1905, deux Turcs de la suite d’Achmet-Bey allèrent, vers minuit, frapper à la porte d’une femme veuve, mère d’une jeune fille de quatorze a quinze ans : on refusa d’ouvrir; ils tirèrent par la fenêtre un coup de pistolet qui tua raide la jeune fille... Une autre fois, un de ces soldats tira un coup de revolver sur un des courriers du pays qui ne s’empressait pas assez vite de lui montrer le chemin. Le Prince exprima son mécontentement devant le « Kehaïa» d’Achmet-Bey, qui lui répondit par ces paroles mémorables : « Est-ce donc une si grande chose qu’un ou deux hommes tués dans une ville si considérablè ? »

Achmet-Bey était lui-même un personnage assez curieux, pétri d’une pâte toute différente de celle de Khavanos-Oglou, son prédécesseur. A peine fut-il arrivé dans la principauté qu’il fit venir chez lui les principaux boyars et leur adressa des paroles menaçantes. S’il passe en voiture dans la principale rue de la capitale « le Pont de la Mogoşoaia » et qu’un boyar, tout en arrêtant ses chevaux pour lui faire de la place, ne laisse pas une distance assez large entre les deux équipages, il se met en colère et fait battre le boyar; si c'est une boyarine qui passe, il se contente de faire battre le cocher. Les boyars se plaignent au Prince, au début de 1825, de la façon dont ils sont traités par le chefde l’occupation ; mais que put faire le Prince ! — On retint surtout l’aventure qu'il eut avec la femme Smaranda. Smaranda était mariée, mais elle aimait un Turc, qui poignarda de sa main, dans la rue, le mari légitime. L’histoire fut rapportée à Achmet qui s’éprit d’une vive passion pour Smaranda. Il la marie à un petit officier indigène qui prit son rôle de mari au sérieux. Mais Achmet continue à voir la femme. Le mari proteste ; il est tué avec son domestique, par ordre du chef suprême. Après cette affaire, qui scandalisa grandement l’opinion, Achmet fut rappelé, en octobre 1825.

Mais ces cruautés des « nefers » turcs, si grandes qu’elles fussent, constituent les moindres inconvénients de leur occupation. Ces maîtres qui épouvantent les habitants par leurs abus de pouvoir, coûtent, en même temps, très cher au pays. Leur séjour de cinq ans en Moldavie et en Valachie épuisa le trésor de ces provinces.

On conserve précieusement à la Bibliothèque de l’Académie Roumaine quatre registres manuscrits contenant les comptes de la « Vestiairie » moldave sous le règne du prince indigène Jean Sturdza. On est étonné de voir le peu de place qu’occupe le pays lui-même dans les dépenses officielles. Plus de la moitié des revenus de la principauté est engloutie du fait des exigences multiples, inattendues, incroyables des Turcs. Voici quelques-uns de ces chiffres curieux.

Pendant la première année du règne de Jean Sturdza, les revenus de toutes sortes de la principauté moldave montaient à un million sept cent quatre-vingt-trois mille cinq cent quatre-vingt-trois piastres, tandis que les dépenses dépassaient la somme de deux millions sept cent huit mille huit cent soixante-trois piastres, ce qui représente un énorme déficit de près d’un million de piastres (925.000 piastres) ; or, dans cette dépense totale il faut mettre à part un million cinq cent huit mille huit cent cinquante-neuf piastres, frais que le gouvernement et l’occupation militaire turques imposent à la principauté moldave :

136.825 piastres — montant de diverses impositions que la Moldavie paie à la Sublime Porte sous les noms des «Haraciu », « Baïram », « Peschesh», a „Ruchibiaua », « Emfiemucatesi »...
206.368 — approvisionnement de la Sublime Porte pendant la guerre avec les Grecs (l’impôt des brebis, payé en argent 100,000 piastres, — la boiserie, 60.942, les autres provisions en nature, 45.386 piastres),
73.816 — dette que le Prince de Moldavie avait été obligé de contracter à Silistrie et à Constantinople, pour faire face aux frais de son investiture et de sa nomination
414.812 — traitements des soldats de la garnison,
391.128 — entretien de ces troupes,
160.773 — traitements des Turcs qui ont accompagné le Prince de Constantinople à Jassy ou qui sont venus le visiter et le féliciter dans sa capitale,
4.318 — pourboires distribués aux troupes turques de Silistrie et de Jassy, lors de la naissance d’une fille du Sultan,
5.795 — le loyer de la maison destinée à recevoir les hôtes turcs, diverses autres dépenses faites avec les Turcs.

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1.508.021 piastres, au total.

Or, la moitié des dépenses de la principauté moldave, pour cette année budgétaire 1822-1823, était de 1.354.431 piastres.

Un second registre, pour les années 1823 et 1824 nous apprend que les revenus de la principauté augmentèrent sensiblement pendant la deuxième et la troisième années du règne de Jean Sturdza, ils furent portés de un million sept cent quatre vingt-trois mille huit cent cinquante-trois piastres, à deux millions huit cent seize mille huit cent soixante-et-une piastres. En déduisant de cette somme le déficit de l’année précédente, il en reste encore un million huit cent quatre-vingt-onze mille huit cent cinquante-trois piastres, c’est-à-dire une base d’opérations supérieure de cent huit mille piastres à celle de l’année précédente. Mais, en même temps, nous voyons l’entretien de l’armée d’occupation monter à 701,206 piastres (au lieu de 391,128 de l’année 1822; donc, plus du double), les traitements des « nefers » portés à 485,500 (au lieu de 414,812), enfin les provisions de toutes sortes monter à 236,259 piastres (auparavant 45 mille; de ce côté la dépense est portée au quintuple!), etc.

Nous n’avons malheureusement pas de chiffres aussi précis pour le règne de Grégoire Ghica. Le plus intelligent de ses préfets présentera néanmoins quelques années plus tard au chef de l’Etat un tableau contenant les dépenses et les revenus de la principauté valaque « sous l’ancien régime ». Sur un revenu total de six millions huit cent quarante-et-un mille sept cent quatre-vmgt-neuf piastres, il faut mettre à part les dépenses suivantes :

439.500 piastres Le Tribut annuel de la Sublime Porte,
105.089 dépenses faites par le Prince à Constantinople lors dé sa nomination
105.089 dons divers faits aux Turcs et hospitalité accordée aux Turcs de marque, hôtes de la principauté
180.000 dépense de l’Agent du Prince à Constantinople et de ses agents auprès des pachas limitrophes
61.000 traitement du « Divan-Effendi » ou de l’Agent de la Porte auprès du Prince,
108.900 la garde turque (probable ment la garde princière seule).
1.859.578 piastres, au total.

A côté de ces sommes, il faut faire figurer aussi les frais d’entretien de toute l’armée d’occupation. Ce nouveau chiffre, nous le trouvons ailleurs. « Le gouvernement se plaint », nous dit le consul prusien Kreuchely, « de la présence de l’armée ottomane. On prétend qu’elle absorbe les revenus du pays. Elle coûte, en effet, plus de quatre-vingt mille piastres par mois ».

Et nous sommes loin d’avoir fait le total de toutes les sommes. A ces dépenses, quelque exorbitantes qu’elles paraissent, il en faut ajouter encore deux autres :

1) les cinq millions de piastres que les Turcs réclamèrent comme frais immédiats d'occupation en 1821, sous les caïmacamats d’Étienne Vogoridès et de Constantin Negris, apres s’être emparés des caisses publiques des deux principautés;

2) les cinq millions de piastres qu’ils extorquèrent encore au Prince de Moldavie Jean Sturdza, à titre de « secours amical en cas de détresse » après la défaite de leur flotte à Navarin. Le Prince de Valachie, en présence de cette nouvelle demande d’argent, songea un instant à prendre la fuite; il se contenta de demander à la Sublime Porte la permission de consulter là-dessus.. « Monsieur le consul de Russie... ». A vrai dire, n’y a-t-il plus rien à ajouter? La grande perte dont furent victimes les provinces, en mars 1825, par la mise en circulation d’une grande quantité de fausses pièces d’or de douze piastres turques. Elles venaient de Constantinople. On évita, autant qu’on pût, de s’en servir. On tâcha de n’être payé qu’en ducats d’Autriche, dont le taux s’éleva pour cette raison... Et il dut y avoir, sans nul doute, beaucoup de gens dupés dans cette combinaison. — Enfin, il ne faut pas oublier non plus les exigences de plus en plus considérables des pachas voisins, sous la surveillance directe desquels étaient placés les deux hospodars indigènes, principalement de celui de Silistrie, « avare et rapace ». C’est ce que le prince Grégoire Ghica laissa entendre assez clairement en septembre 1824...

« Brigands », — « Teste », — « Turcs », — voilà la triple image qu’il faudra toujours garder devant les yeux, en lisant, dans les pages qui suivent, l’histoire des premiers princes roumains indigènes.

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