CHAPITRE IV

Les accusations serbes et grecques contre les Bulgares. — Le massacre des officiers serbes. — Atrocités reprochées par les Grecs aux Bulgares dans le sud. — Documents publiés par les Bulgares. — Fac-similés publiés par les Bulgares, — Les Grecs en nient l’authenticité. — Examen de leurs discussions et de leurs critiques. — Les Comitadjis.

 

Tandis que les armées belligérantes combattaient en Macédoine et, plus tard, pendant les négociations de Bucarest, alors que l’Europe manquait de détails exacts et circonstanciés, soit sur les opérations militaires, soit sur les discussions relatives à la signature de la paix, les feuilles françaises, comme les autres d’ailleurs, n’étaient remplies que des rapports, minutieux ceux-là, sur les atrocités bulgares.

Plus tard, quand, ainsi que nous le verrons tout à l’heure, Sofia put communiquer à son tour avec Londres et Paris, ce furent les Bulgares qui accusèrent Serbes et Grecs d’horribles cruautés. Il importait, je crois, de mettre au point les notes des uns et des autres, d’en relever les exagérations ou d’en extraire autant que possible les justes et logiques revendications ; aussi ai-je consacré un chapitre à ces pénibles et douloureuses questions.

Voyons tout d’abord les griefs des alliés que nous commenterons au et à mesure de leur énoncé, puis nous examinerons ensuite les plaintes formulées par le gouvernement bulgare et les populations macédoniennes. Voici ce qu’écrivait le 24 juillet M. Jean Leune dans l’Illustration :

 

1er juillet.

 

KILKIZ EN FLAMMES

 

Nous avançons vers la ville, maintenant en flammes. L’une après l’autre, les maisons en bois vermoulu, desséché encore par la chaleur de ces derniers jours, prennent feu. Tout d’abord, on voit une petite fumée bleuâtre courir sur le toit en tuiles. Cela dure quelques instants, puis, brusquement, un craquement sinistre, le toit s’affaisse, une épaisse fumée brune jaillit, pailletée de débris de toutes sortes. Une gerbe d’étincelles, de grandes flammes. Le toit s’est effondré. Plus loin, c’est un pan de mur qui s’écroule sur la rue. Et le feu se communique de maison en maison. Telle qui ne brûle pas encore va s’enflammer toute dans quelques instants, au contact de sa voisine à moitié consumée.

De tous côtés, des détonations. Des débris sifflent à nos oreilles. Ce sont des munitions ou des bombes qui éclatent, car Kilkiz était un nid à comitadjis, c’est-à-dire un arsenal toujours bien garni. Les Bulgares diront : « Ce sont les Grecs qui ont incendié la ville. » Voici ce qu’impartialement je dois dire, moi, qui ai vu les choses de près.

Hier soir même, des environs de Baltza, nous avons vu à la jumelle des obus tomber sur la ville, et déjà quelques fumées d’incendie s’élever vers le soir. Ce matin, dès 7 h. 1/2 (les choses ont pu commencer plus tôt, mais je ne veux dire que ce que j’ai vu), à mesure que de nouveaux obus tombaient sur la ville, de nouveaux incendies se produisaient. Vers 9 h. 1/2, les fumées se firent plus nombreuses et plus épaisses. Les soldats bulgares avaient déjà évacué la ville, qu’avait également quittée toute la population bulgare, ou peu s’en faut ! Des paysans turcs restèrent les seuls maîtres de Kilkiz jusqu’à son occupation par les troupes grecques vers 11 heures. Je tiens donc à certifier, en tant que témoin, que le feu avait déjà commencé en ville et avec une grande intensité une heure et demie au moins avant l’entrée d’un seul soldat grec, et que, durant que nous étions dans la ville, l’après-midi, nous n’avons pas vu un seul soldat « mettre le feu à une maison ».

 

M. Jean Leune a raison de ne raconter que ce qu’il a vu..., et je ne mets pas en doute la véracité de ses affirmations quant à l’incendie qui dévorait Kilkiz. Il n’est que trop certain que, dans cette malheureuse guerre, des villages entiers furent la proie des flammes, soit que les obus en tombant sur les maisons n’y mettent le feu, soit que les troupes battant en retraite ne veuillent détruire des constructions qui pourraient servir à leurs ennemis, soit encore qu’ils n’aient l’intention de faire le vide devant ceux-ci ! Je ne dis pas que ces raisons aient été celles des Bulgares, mais je me permets seulement d’émettre une opinion basée sur des faits prouvés par l’histoire. En tous cas, si quelqu’un avait à se plaindre de ces procédés, ce ne pourrait être, ce me semble, que les populations bulgares qui, ainsi, que l’écrit M. Jean Leune, occupaient Kilkiz et l’ont précipitamment quitté. L’ont-elles fait ?... Pas que je sache.

 

Mme Leune, continuant son voyage avec l’armée grecque, a partout interrogé les blessés, grecs évidemment, qu’elle rencontrait sur sa route et nous fait part dans l’illustration du 2 août de ce qu’ils lui ont raconté  :

 

Hier, une occasion s’est offerte d’aller en camion automobile à Serrés. Les Bulgares n’ont abandonné la ville qu’après l’avoir brûlée. Cent soixante des habitants ont été massacrés. Nous avons passé par Demir-Hissar, délicieuse petite ville bâtie sur la colline, avec son port couché sur les rochers et ses cyprès au rêve turc. Des femmes, des enfants vont et viennent, des loques humaines avec des figures de grande douleur et de grands désespoirs. Un blessé se promène par les rues. Il a eu une aventure étrange. Avant de fuir, les Bulgares ont fait battre le tambour, ce qui, dans tous les pays, annonce une importante communication. Ceux de Demir-Hissar sortent en masse. Les soldats saisissent le métropolite, les prêtres, les notables, i5o hommes en tout, et les conduisent à l’école bulgare. Dans la cour, un immense trou fraîchement creusé. On les fait asseoir tout autour. Les pauvres gens comprennent. Le grand trou va être leur tombe. Ils sont là qui le regardent et ils sourient comme des martyrs. Ils vont partir pour commencer la grande vie, celle que le temps n’achève pas. Ils verront de là-haut l’armée hellénique victorieuse prendre possession de la terre qu’ils ont défendue pendant leur courte vie terrestre, qu’ils ont conservée grecque. Ce sera leur œuvre. La baïonnette bulgare fonce et s’enfonce dans une fureur de bête fauve. La chair frémit et se revêt de rouge. L’âme sourit et se revêt d’or. Un coup de baïonnette enlève la barbe du métropolite avec le menton...

Que les villes de Serrés et de Demir-Hissar aient été brûlées, le fait n’est, hélas ! que trop fréquent dans une guerre, de même qu’il est probable en effet que les Bulgares ont tué des gens quelquefois innocents de ce dont on les accusait et les ont fusillés ; mais je doute que dans des circonstances si périlleuses pour eux, ils aient pris le temps de massacrer 150 hommes à la baïonnette au lieu de les passer par les armes purement et simplement. Je n’insiste pas sur l’habileté du soldat bulgare qui a pu, d’un coup, enlever la barbe du métropolite..., et je ne crois pas être taxé d’intransigeance ou d’étroitesse d’esprit en faisant observer à Mme Leune, dont j’admire le patriotisme, que ces incendies, exécutions et autres « visions affreuses » ne sont, hélas ! que normales en temps de guerre ! — Et plus loin :

 

SÉRÈS

 

Une route détestablement pavée qui nous fait faire des sauts formidables. Des arbres. Au loin, des toits de maisons, des casernes turques. Nous sommes à Sérès.

Au premier abord, aucune impression particulière. Les gens vont et viennent dans la rue. Des petits marchands vendent ici de la limonade, là des fruits... Et puis, tout d’un coup, après un tournant brusque de la rue, la terrible vision. L’incendie a passé. Des pans de murs noircis, des fers tordus, des débris de toutes sortes. Et cela fume encore d’une âcre fumée bleuâtre. Et les ruines noircies, déchiquetées, s’étendent au loin, à droite, à gauche. Elles grimpent au flanc d’une colline, en atteignent le sommet et redescendent sur l’autre flanc.

Ici étaient les magasins dont les enseignes avaient été écrites en bulgare sur l’ordre des autorités occupantes. Ici, une église reste seule debout, avec les quatre murs de sa nef, sa toute petite porte surmontée d’une inscription grecque en lettres d’or, respectée par le feu... Ici était une mosquée... Là, s’élevaient de riches maisons particulières, ou bien les consulats étrangers que la folie bulgare n’a pas eu l’habileté élémentaire d’épargner...

La ruine partout : des pierres noires, de la fumée bleue, que contemplent avec une parfaite insouciance de belles cigognes perchées sur les coupoles d’une mosquée échappée à la destruction. Voilà tout ce qui reste des trois quarts de Sérès, la ville grecque.

Des Grecs passent l’air abattu :

« Les Bulgares nous ont tout pris, puis ils ont incendié notre maison. Nous ne possédons plus en tout et pour tout que ceci (et ils nous montrent les vêtements qu’ils portent). Et nous n’avons plus de gîte. Qu’allons-nous devenir ? »

Des milliers de familles (20.000 personnes) sont ainsi sans foyer et manquent de tout. Bien heureuses quand elles ne sont pas de celles dont plusieurs des membres furent massacrés par les barbares en fuite. Deux cents notables : prêtres, avocats, docteurs, directeurs de banque, etc., ont été emprisonnés, puis assassinés après les pires tortures. Des familles ont un fils incorporé de force dans l’armée bulgare, et puis un autre fils qui, ayant pu se sauver à temps, sert comme volontaire dans l’armée grecque.

C’est vendredi dernier, dans la matinée, qu’un détachement d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie commença de bombarder la ville sans défense. Les obus tombèrent un peu partout, faisant ici et là sauter des dépôts de bombes. Puis, à midi, ces vaillantes troupes entrèrent en ville. Les soldats massacrèrent tous les habitants qui n’avaient pas eu le temps de se cacher ou de se sauver. Ils brûlèrent les consulats. Le vice-consul d’Autriche fut même emmené dans la montagne avec sa famille et les malheureux qui s’étaient réfugiés chez lui. On les relâcha moyennant 300 livres turques (7.000 francs).

 

Aujourd’hui, les familles sont dans le deuil. Femmes et jeunes filles ne sont plus vêtues que de noir. Et ce deuil cache le crime le plus effroyable qui se puisse concevoir. Les innocentes fillettes d’hier seront mères demain. Elles sont brisées de douleur. Mais le drame indescriptible, c’est que la femme et la mère se sont éveillées en elles... Alors, auprès d’elles, veillent leurs mères, dont les cheveux ont blanchi brusquement, et leurs frères farouches : « Nous les tuerons, nous vous le jurons sur le Christ ! » nous disent-ils. Et la haine de leur regard ne permet pas de douter qu’ils ne tiennent leur parole.

Ce n’est pas une famille qui vit ce drame affreux, cette tragédie aux phases poignantes de plusieurs mois, ce n’est pas dix, ni cent, ce sont presque toutes les familles, car les Bulgares sont restés à Sérès près de sept mois...

 

Ainsi parlait M. Jean Leune. Je lui ferai observer qu’il est au moins étrange qu’une partie d’un village étant encore fumante, ainsi qu’il le dit plus haut, l’autre partie ne s’en ressente nullement. Partout calme et tranquillité... Je ne pense pas, eù outre, que la haine des populations pour les Bulgares se soit manifestée subitement, le jour de l’arrivée des Grecs, alors que « les Bulgares violaient les femmes et pillaient le pays depuis sept mois ! » Je déplore absolument, comme M. Jean Leune, que des tableaux de ce genre, même beaucoup moins éclatants que ne l’a décrit sa plume éloquente, soient visibles à notre époque, mais je ne crois pas possible de remédier à ces maux obligatoirement causés par la guerre et je me permettrai encore de dire au sujet du correspondant de l’Illustration que, si je suis un fervent admirateur de son talent d’écrivain et si je suis intimement persuadé de sa sincérité, je ne peux, pas plus qu’à Mme Leune, lui reconnaître la qualité de l’impartialité. Mme Leune est grecque. N’est-il pas natunel que son mari voie les événements avec des yeux... un peu hellènes ?

Le Ier septembre, le Temps publiait l’information suivante :

 

On mande de Salonique à l’agence des Balkans que de nombreuses bandes de comitadjis bulgares ont envahi Xanthi où elles se sont livrées à des excès de toutes sortes et ont pillé plusieurs maisons. Le butin ainsi recueilli par les comitadjis a été envoyé à Sofia. Les habitants grecs et musulmans de Xanthi qui se sont réfugiés à Salonique dès l’approche des Bulgares viennent d’adresser aux ministres des Affaires étrangères de France, d’Angleterre et d’Allemagne la dépêche suivante : « A la nouvelle que les troupes bulgares allaient réoccuper la ville et les environs de Xanthi, nous avons dû abandonner nos foyers afin d’échapper à des atrocités semblables à celles dont nos yeux et nos cœurs gardent l’horrible souvenir. »

Or, le 27 septembre, le Temps insérait la note dont voici le texte :

 

On télégraphie d’Athènes à l’agence des Balkans : « La cavalerie bulgare, à peine arrivée aux avant-postes de Xanthi, a massacré trois paysans dont un grec et deux musulmans. Le reste des habitants de Xanthi se sont réfugiés à Oczibar où le nombre des réfugiés provenant des diverses villes de la Thrace s’élève à l’heure actuelle à plus de 30.000. »

 

Que faut-il croire ? Ou bien les habitants de Xanthi ont fui dès la fin d’août devant les massacres des comitadjis, ainsi qu’ils en faisaient part aux chancelleries européennes, et, dans ce cas, ils ne seraient pas revenus pour » se faire massacrer le 27 septembre par la cavalerie bulgare », ou bien il est exact que les dits habitants de Xanthi se sont enfuis devant les Bulgares et, cette fois, la première information me semble bien peu fondée ! Dans ces conditions, n’est-il pas permis d’hésiter devant les déclarations catégoriques des alliés et d’examiner dès lors tous leurs dires avec la plus grande attention !

Du côté serbe 26 , les accusations portées contre les Bulgares sont infiniment moins nombreuses que celles des Grecs. Cependant le gouvernement de Belgrade a communiqué, lui aussi, à la presse européenne une assez grande quantités de notes diverses qui furent partout reproduites. Je crois inutile de les redonner encore ici, me contentant de répéter à leur sujet qu’elles reprochent aux Bulgares massacres, pillages et vols dans la région d’Istep, d’Egri-Palanka et de Nisch sur des populations inoffensives, et je leur oppose seulement les communiqués bulgares parus à Sofia, mais non publiés en France, et les quelques renseignements que des personnalités indépendantes n’appartenant à aucune administration française ou bulgare ont bien voulu me confier. Une information serbe, ayant discuté les intentions des généraux bulgares, au moment de la signature de l’armistice de Bucarest, la Bulgarie répondit :

 

Les troupes serbes ont attaqué nos positions de Kitka, Koula et Ritni-Del, dans l’arrondissement de Trn, le 18/31 juillet à l’heure où les hostilités devaient cesser, conformément à l’armistice signé à Bucarest, i heure de l’après-midi, heure de l’Europe occidentale.

L’officier bulgare chargé par le commandant des troupes opérant dans la région de Bossilegrade de notifier au commandant serbe l’ordre reçu de cesser les hostilités, a été reçu aux positions avancées par deux officiers serbes à qui il fit part des ordres d’avoir à cesser les hostilités à l’heure convenue à Bucarest. Conduit à 4 heures de l’après-midi chez le colonel commandant des troupes serbes de cette localité, celui-ci lui a fait connaître qu’il ne pouvait cesser les hostilités faute d’ordre à ce sujet et qu’il se proposait de continuer le combat.

 

D’autre part, il paraitrait que dès l’apparition des troupes serbes dans la ville de Bossilegrade, le colonel Taneff, le lieutenant Stéphanof, le lieutenant Mincof, le sous-lieutenant Coutef et le maréchal des logis Vladef furent faits prisonniers. Le colonel reçut du lieutenant serbe une sommation d’avoir à envoyer immédiatement à deux escadrons de son régiment l’ordre de se rendre, sinon il serait fusillé ainsi que ses compagnons. Jugeant la situation désespérée, le colonel s’exécuta ; mais les officiers des escadrons visés se refusèrent à obéir et attaquèrent les troupes serbes qui reculèrent et passèrent par les armes leurs prisonniers.

Le commandant de la quatrième armée bulgare se plaignit en outre à Sofia de ce que :

 

1° Le 2 et le 5 juillet, les troupes serbes bombardèrent l’hôpital et la ville de Chtip ; l’hôpital et plusieurs maisons furent endommagés ou démolis. Les victimes sont très nombreuses parmi la population comme parmi les soldats blessés ou malades.

2° Les troupes serbes incendièrent le 2 juillet Novo-Sélené, le 4 juillet Sponchero et les domaines du couvent de Saint-Pantaleyion, le 7 et le 8 juillet, et tous les villages sur les deux rives de la Bregalnitza, massacrant les hommes trouvés, violant les femmes. Les moutons et les fromages de la bergerie du Koutzovalaque Hadji-Khéhaïa furent enlevés par les soldats serbes. Le propriétaire, après avoir été dépouillé de son argent, fut égorgé avec tous ses bergers.

3° Après la retraite de Krivolak, les Serbes organisèrent des bandes de baschibouzouk et prisonniers de guerre turcs. Une de ces bandes commandée par le cavass de l’école serbe de Velès (Koëprulu), pille et incendie les villages des environs de Velès et de Krivolak. Parmi ces villages éprouvés se trouvent Novo-Selo, Oulantki, Jdji-Dinertzi.

 

Il est très regrettable évidemment que l’hôpital de Chtip ait été atteint pendant le bombardement de cette ville, mais je veux croire qu’il n’y a eu là aucune volonté préméditée de destruction d’un tel établissement, de la part des officiers serbes. Quant aux moutons et au fromage de la bergerie d’Hadji-Khéhaïa, j’aurais été, je l’avoue, stupéfait qu’ils ne disparaissent pas au cours de la guerre. Un fromage est fait pour... fondre et un mouton pour être mangé  ! Par contre, ce qui m’étonne, c’est le massacre des bergers et ce que j’ai appris par ailleurs 27 . Je ne parle pas de ce qu’ont pu subir les femmes, car je suis persuadé que, de ce côté, chacun des belligérants s’est laissé mener par ses instincts naturels, comme l’ont fait d’ailleurs les peuples dits civilisés depuis qu’ils existent et qu’ils se battent et cela, aussi bien à l’époque de François Ier et de Charles-Quint qu’à celle de la Révolution et, plus près de nous encore, de 1870 et des campagnes coloniales 28 . Le fait est déplorable, affreux, et, dira-t-on, inconcevable à notre époque, mais il n’en existe pas moins et les officiers, les correspondants de guerre et les journalistes qui ont vu la guerre de près seront, je crois, de mon avis.

Mais cette question mise à part, il est indéniable que des enfants et des vieillards ont été massacrés par des soldats serbes 29 et, je le répète, c’est là ce qui m’étonne chez les Serbes dont on s’accorde à reconnaître la discipline et la politesse. Il est vrai que dans une lutte aussi acharnée que celle qui ensanglanta les Balkans en 1912 et en igi3, les excès furent nombreux et explicables par la rage des adversaires, l’excitation du combat et la rude nature des hommes qui formaient la majorité des contingents. Cependant il n’en est pas moins vrai que la Serbie ne devrait pas reprocher leur cruauté à ses ennemis, car ses armées par leurs liens avec les bandes irrégulières commirent, hélas ! bien des fautes qui ne peuvent qu’attrister tous ceux qui ont pour elle et ses troupes une réelle estime, et je suis très sincèrement de ceux-là.

Et pour terminer ces considérations que j’aurais voulu ne pas être obligé de faire sur les plaintes serbo-bulgares, je reproduis quelques lignes qui, malgré la gravité des circonstances, touchent au comique :

Les autorités serbes ont obligé la population d’Egri-Palanka et de l’arrondissement de cette ville, de verser 800 livres au sous-préfet comme cadeau de noces !

Revenons aux Grecs.

Il est clair, je crois, que, désirant non seulement isoler la Bulgarie des chancelleries d’Europe et faciliter ainsi l’exécution de leurs plans, mais encore voulant s’attirer entièrement les sympathies de l’opinion publique étrangère et particulièrement française, les Grecs attribuèrent assez souvent aux troupes bulgares les actes de leurs propres soldats. Les répressions qui se produisirent malheureusement dans deux villes ne furent-elles pas provoquées par les menées de quelques Grecs trop zélés qui poussaient les populations à se révolter contre l’autorité bulgare établie ? N’y eut-il pas encore ici des mains habiles pour semer la discorde en excitant de leur mieux les vieilles rivalités des Bulgares et des Grecs habitant la Thrace ou la Macédoine ? Qui avait intérêt à la dissolution du bloc balkanique ?...

Pour revenir aux combinaisons des agents propagandistes helléniques, il est, hélas ! avéré, que le clergé grec les aida considérablement et la lettre de Mgr Apostolos, archevêque de Sérès, publiée dans l’Echo de Bulgarie 30 , justifia les plaintes des préfets bulgares. Le prélat, dans cette épître, menace le fonctionnaire bulgare d’envoyer dans les villages environnants des anthartes 31 , s’il n’accédait pas à ses demandes. Voici les faits que je m’efforce de transcrire avec le plus de modération et de brièveté possibles.

A Sérès, des émissaires grecs organisaient depuis longtemps une émeute contre les autorités bulgares. La police ayant découvert leurs menées dans la première quinzaine de juin, quelques-uns des coupables furent arrêtés et l’évêque grec reçut l’ordre de ne pas quitter l’évêché. Mais l’émeute continua à couver, et le 5 juillet, lorsque l’état-major de la deuxième armée quittait Sérès, elle éclata. Les habitants grecs, barricadés dans leurs maisons, tirèrent des fenêtres sur le préfet de police, le sous-préfet, d’autres fonctionnaires, sur les officiers et soldats attachés à l’état-major. Plusieurs personnes furent tuées. Les soldats obéissant aux ordres reçus ne ripostèrent pas ; la gendarmerie restée dans la ville et qui comptait quarante hommes seulement fut impuissante à rétablir l’ordre.

Dans l’après-midi, les habitants grecs se répandant dans la ville pillèrent les dépôts militaires, une partie des détenus sortirent de prison ; des villageois accourus de Vesnik, Soubachkeuy et Sarmoussak furent armés par les émeutiers qui occupèrent la ville et les casernes.

Deux cents Bulgares — soldats blessés ou malades, fonctionnaires, gendarmes, citoyens de la ville — furent massacrés. Quatre-vingt-treize personnes, des jeunes filles furent enfermées dans le collège grec où elles furent massacrées une à une. Leurs cadavres ont été retrouvés lorsque les troupes bulgares reprirent la ville comme on le verra plus loin.

La sédition était complète ; le lendemain une compagnie bulgare se rendant de Drama à Demir-Hissar, arriva à Sérès ; elle ne put entrer dans la ville, les coups de feu l’assaillant de toutes les maisons et, devant l’importante supériorité des rebelles, elle se replia.

A quelques jours de là, une colonne bulgare fut envoyée en reconnaissance vers Sérès et la Strouma ; à l’approche de la ville, elle se heurta à un millier de rebelles et d’anthartes qui l’assaillirent de trois côtés à la fois. Au bout de quelques heures de combat, les Grecs se retirèrent, poursuivis par les Bulgares qui exécutent un mouvement tournant ; ce que voyant, les Grecs se replient, non sans avoir mis le feu dans plusieurs dépôts qu’ils n’avaient pas encore pillés et aux quartiers turc et bulgare. Favorisé par un vent très violent, l’incendie se propagea rapidement et lorsque les Bulgares entrèrent dans la ville, il fut impossible de s’en rendre maître, car les rebelles tirèrent sur les soldats qui essayaient d’éteindre le feu. C’est à ce moment que fut tué un prêtre grec conduisant, le drapeau hellène à la main, une bande d’émeutiers à l’attaque des troupes bulgares.

C’est tout ce qui s’est passé à Sérès. L’assertion des Grecs disant que les soldats bulgares avaient massacré par vengeance l’archevêque. Mgr Apostolos, un grand nombre de notables et d’autres, est forgée de toutes pièces.

L’évêque grec de Doïran, que des dépêches d’Athènes disent avoir été également assassiné, se trouve sain et sauf à Etropolé, au nord de Sofia, où il est traité avec les égards dus à son rang.

En ce qui concerne la répression de Démir-Hissar, il y a lieu de dire que la population grecque, travaillée par les agitateurs, se révolta le 22/5 juillet lorsque les troupes bulgares se retirèrent. Elle pilla les dépôts d’armes, les établissements publics et les maisons bulgares et massacra tous les soldats qui lui tombèrent sous la main, ainsi que les malades, blessés d’un convoi sanitaire arrivé le jour même de Sérès ; on a retrouvé seize cadavres de soldats dans les alentours immédiats de la ville. Quant à ceux qui ont été massacrés dans la ville même, on n’a jamais pu en connaître le nombre.

Le lendemain, un détachement bulgare venant de Sérès se rendit maître de la ville ; les rebelles pris les armes à la main furent exécutés.

Il faut noter que les représailles faites à Demir-Hissar pour rétablir l’ordre s’expliquent quand on saura que, le 6 juillet, les troupes grecques incendièrent tous les villages bulgares des environs de Demir-Hissar.

Lorsque les troupes bulgares entrèrent à Ghevgheli, tous les habitants, y compris les serbisants et les grecisants qui y étaient restés, accueillirent les Bulgares à bras ouverts. Au retour des Grecs, tous les habitants prirent la fuite redoutant les atrocités qui se commirent sur les vieillards, femmes et enfants qui n’avaient pu s’échapper. Des jeunes filles de Ghevgheli, élèves du collège de Salonique, qui ont pu s’enfuir, font connaître que tel fut le sort de cinq de leurs camarades que deux cavaliers grecs ont mises en pièces. Au village de Franchlani, une femme de soixante-dix ans, sourde, chassée de sa maison par l’incendie, fut hélée par un soldat grec qui, ne recevant pas de réponse, la tua d’un coup de baïonnette. Les réfugiés de Ziliahovo disent que les Grecs incendièrent le bourg, massacrant la population turque, de même à Drenovo où les Grecs fusillaient les malheureux qui s’enfuyaient, rejetant leurs cadavres dans les flammes, comme partout où ils passaient !

Des milliers de fugitifs encombraient les routes, ces lamentables cortèges atteignaient chaque jour les frontières de l’ancienne Bulgarie ; ce n’étaient que femmes ayant perdu leurs enfants dans la fuite, vieillards et orphelins ; la misère de ces malheureux fut effroyable ; les scènes d’épouvante auxquelles ils ont assisté dépassent, disent-ils, les pires atrocités des Turcs.

Soldats et paysans blessés donnent des détails horribles sur les traitements infligés par les Grecs aux blessés bulgares tombés entre leurs mains, torturés avec des raffinements de cruauté et de vengeance : ces malheureux sont achevés une fois réduits à l’état de loques incapables de sentir la souffrance.

J’admets encore que, dans les affirmations des soldats et des paysans, il règne une tendance générale à l’exagération, mais cependant il y a dans ce que je relatais plus haut de telles précisions, des faits si nets, comme par exemple l’incident de l’évêque de Doïran, que l’on a dit avoir été assassiné par les Bulgares, et qui se trouvait sain et sauf à Etropolé, que l’on regarde avec un œil de plus en plus stupéfait les récits, intéressants pourtant, de M. et Mme Leune, et les communiqués d’Athènes.

Voici, d’autre part, une note officielle bulgare ayant trait aux reproches des Grecs. Je la reproduis intégralement :

 

Sofia, 11/24 juillet.

 

Le Ministère royal des Affaires étrangères communique les faits suivants extraits des rapports des commandants de la 3e, de la 6e et de la 11e divisions :

I. — Au cours du combat entre Soulovo et Hounkos (région de Nigrita), le 19/1er juillet, un parti d’environ 2.000 anthartes et paysans grecs en armes ont attaqué par derrière le 70e régiment d’infanterie. Celui-ci a dû détacher des forces importantes pour les disperser. De nombreux habitants de Hounkos, barricadés dans les maisons, ont tiré sur nos soldats.

Les blessés qui n’ont pu être recueillis lors de la retraite du régiment, ont été massacrés par les soldats et les paysans grecs.

II. — En se repliant de Tchiflik Kavakly sur la maison du garde à l’ouest de la gare de Sérès, un des bataillons du 56e régiment d’infanterie a été attaqué par un parti de 400 anthartes qui portaient un drapeau, béni, d’après les dires de quelques prisonniers, par l’évêque grec de Sérès.

III. — Le village de Yakovo a été occupé par un bataillon grec et de nombreux irréguliers. Aussitôt entrés, les Grecs ont séparé en deux groupes les hommes et les femmes, violant nombre de ces dernières devant les yeux de leurs maris et parents. Toute la population mâle a ensuite été massacrée ; de nombreux paysans ont été odieusement torturés ; certains, après avoir été mutilés d’une façon barbare — les yeux crevés, les oreilles et les mains coupées — ont été enfermés dans des granges et brûlés vifs. Un certain nombre de femmes, les plus jolies, ont été emmenées par les Grecs, qui ont fait passer les unes par les armes ou chassé les autres.

Le récit de toutes ces atrocités a été fait par quatre paysans qui ont pu prendre la fuite. Ces paysans disent que, parmi ces irréguliers, il y avait aussi des Turcs des villages voisins qu’ils connaissaient personnellement.

IV. — Des soldats blessés restés en arrière le 24 juin, après le combat de Kayali, ont été rejoints près de Barakli-Djoumaïa par des anthartes qui, après les avoir dévêtus, les rouèrent de coups, la plupart portés à la tête, et les abandonnèrent privés de connaissance. Ce fait est communiqué par le soldat Georges Neikoff, de la 7e compagnie du 16e régiment, qui, également blessé, a vu la scène de loin. Cet homme a pu se dissimuler et rejoindre son régiment.

V. — Le général Sarafof, commandant de la 3e division, affirme que les officiers et les soldats ont été tués par des balles explosives ; tel a été le cas du sous-lieutenant Karamalakof, tué le 21/4 juillet, et du sous-lieutenant Nicoloff, tué le 25/8 juillet.

VI. — Après le combat de Lahana, le commandant Gheorghieff, du 25e régiment d’infanterie, grièvement blessé, a été achevé à coups de sabre par un officier grec.

Des blessés légèrement et qui avaient eu le temps de se retirer, ont assisté à cet acte de barbarie. Ils déclarent que tous les soldats blessés tombés entre les mains des Grecs aux positions de Lahana ont été massacrés.

VII. — Le commandant Théodoroff, du 15e régiment d’infanterie, qui a traversé le 24/7 juillet le village de Kara-Oglari, arrondissement de Drama, a constaté que tous les blessés bulgares laissés dans ce village par une ambulance de campagne, qui avait dû se retirer, ont été massacrés par les Grecs.

VIII. — Des cavaliers grecs, ayant revêtu des uniformes de cavalerie bulgare, pris dans un des dépôts de Sérès, ont cherché à attirer, le 2/15 juillet, au nord de cette ville, une reconnaissance de cavalerie bulgare ; lorsque nos cavaliers furent à portée, des soldats grecs embusqués dirigèrent sur eux une fusillade d’enfer.

IX. — Viddin a été bombardée jusqu’à la soirée du 18/31 juillet, la ville dévastée, il y aurait 200 tués, 600 blessés, outre les militaires. Le 1er août, le commandant de la 3e division bulgare a reçu une lettre du commandant des troupes grecques disposées au sud de Djoumaya, par laquelle celui-ci se plaint que, le 18, notre artillerie aurait tiré sur les lignes grecques couvertes par des drapeaux blancs, le général bulgare lui a répondu « que l’artillerie n’a point tiré sur les lignes couvertes de drapeaux blancs, mais bien sur la colonne de troupes qui débouchait à ce moment du défilé de Djoumaya, à 11 heures du matin, et que, par conséquent, la plainte des Grecs n’est pas fondée ».

Je dois dire que, dans cette note officielle de Sofia, j’estime exagéré l’article VIII au sujet des Grecs ayant revêtu des uniformes bulgares pour attirer ces derniers dans un guet-apens ; que le stratagème ne soit pas d’une délicatesse parfaite, je le veux bien, mais la délicatesse est inconnue de nos jours en temps de guerre. L’époque de la « guerre en dentelles » est lointaine, et ce n’est pas là un grief sérieux à reprocher aux troupes hellènes. A propos d’uniformes, je trouve infiniment plus importants et réellement graves les faits rapportés par Alexandre Petroff, habitant de Brossekhen, près de Drama. Il raconte que le 14 juillet, les troupes grecques, entrées dans son village en y massacrant les Bulgares, et lui, ayant pu échapper à la mort, grâce à sa femme qui se fit passer pour une Grecque, ils virent les Grecs revêtir d’uniformes de leur armée les cadavres des Bulgares tués ou mutilés qui étaient ensuite photographiés et quelques-uns transportés à Drama. Ceci se passe, je crois, de commentaires.

A leur entrée à Koukouch, les soldats grecs n’épargnèrent pas les quelques habitants qui s’y trouvaient encore. Ils pénétrèrent dans les bâtiments de la mission catholique, sur lesquels flottait le drapeau français et y égorgèrent plusieurs Bulgares uniates réfugiés là ainsi qu’une partie des Sœurs 32 .

Je ne veux même pas parler des cruautés raffinées, des mutilations ignobles dont des paysans firent le récit et dont furent victimes de malheureux enfants, innocents à coup sûr des fautes de chacun !

Mais voici des lettres que le gouvernement de Sofia a fait publier en Europe au milieu d’août.

Le communiqué bulgare disait textuellement :

 

Après un succès remporté sur l’aile droite de l’armée grecque, les Bulgares se sont emparés de la poste militaire du 19e régiment de la septième division grecque. Les lettres qu’elle contenait sont des plus compromettantes pour l’armée grecque. Nous en citons quelques-unes :

Le capitaine Samis, de la 12e compagnie, écrit le 12 juillet au docteur Panaghis à Liberion : « Lors de notre avance au nord de Sérès, nous avons incendié les villages Doutti et Banitza et massacré tous les habitants. Le commandant m’a félicité pour l’accomplissement de ma mission. »

Le soldat Zissis Coutoumis écrit à ses parents : « Nous sommes arrivés à la frontière turco-bulgare ; dans tous les endroits occupés par nous, il ne reste aucun Bulgare, nous les avons tués et nous avons incendié leurs villages. »

Le sergent-major Ghéorghi Setrion écrit à son frère à Larissa : « Là où nous avons passé, nous n’avons pas même épargné les chats. Tous les villages bulgares que nous avons traversés ont été incendiés ; c’était indescriptible ! »

Le soldat Constantin Papiano, de la même compagnie, écrit le 12 juillet à sa famille à Vitziani : « A Brodi nous avons capturé cinq Bulgares et nous leur avons crevé les yeux. »

 

Je tiens à faire remarquer que, de même je trouvais normal en temps de guerre de voir des villages incendiés et des hommes fusillés, ainsi que je le faisais observer à M. Jean Leune, je ne suis nullement étonné de ce qu’écrit le soldat Zissis Coutoumis. Par contre, les opérations que raconte Constantin Papiano me semblent indignes et injustifiables !

Le gouvernement grec n’a pas même, que je sache, démenti cette note, et je n’ai vu aucune protestation relative à ce document dans le Temps, généralement très bien informé.

Mais quelque temps après, le gouvernement de Sofia faisait répandre à l’étranger un fascicule contenant les fac-similés des lettres trouvées dans le courrier du 19e régiment de la 7e division grecque, lettres dont nous avons plus haut reproduit des fragments. Voici quelques-unes de ces missives publiées dans le fascicule qui en renferme quatorze. Je crois bon de reproduire complètement les lettres dont le Temps publia des parties le 13 août et que je donne ci-dessous :

 

Page 3 du fascicule.

 

Rhodope, le 11 juillet 1913.

 

... Cette guerre a été très douloureuse. Nous avons incendié tous les villages abandonnés par les Bulgares. Ceux-ci incendient les villages grecs et, nous, les villages bulgares. Ceux-ci massacrent, nous massacrons et contre tous ceux qui, de cette malheureuse nation, sont tombés entre nos mains, a travaillé le Manlicher. Sur les 1.200 hommes prisonniers que nous avons fait à Nigrita, ne sont restés que 41 dans les prisons et, partout où nous avons passé, nous n’avons laissé aucune racine de cette race...

...Je vous embrasse tendrement, votre frère et votre époux.

SPILIOTOPOULOS PHILIPPOS.

 

Page 5 du fascicule.

 

M. PANAGHI LEVENTI, médecin, Aliverion (Eubée).

... Je vous remets aussi ci-après la lettre de félicitations de mon commandant, M. Coutoghiri, dans laquelle il fait l’éloge de mon peloton, lequel, lors du court arrêt de quelques jours de notre division, avait reçu l’ordre à 5 heures de marcher vers le nord de Sérès, marche pendant laquelle nous avons engagé un combat avec les comitadjis bulgares que nous avons dispersés après en avoir tué le plus grand nombre, incendié les deux villages Diythi et Banitza, foyer de comitadjis redoutables et fait passer le tout par le feu et la baïonnette, et épargnant seulement les femmes, les enfants, les vieillards et les églises, et tout cela sans aucune pitié ni grâce, le cœur cruel en exécutant une condamnation encore plus cruelle.

Des avant-postes de l’armée, je vous embrasse ainsi que tous.

(signature illisible), sergent.

Merecostenitza, le 12 juillet igi3.

 

Page 6 du fascicule.

Tricala de Thessalie,
Fleuve de Nesto, 12 juillet 1912.

M. SOTIR PAPAÏOANNON, au village Vitziano, commune d’Ithicon.

... Ici à Vroudou (Brodi), j’ai pris cinq Bulgares avec une jeune fille de Sérès, nous les avons enfermés dans un caraval (poste de police) et retenus ; la fille tuée, ce que les Bulgares de leur côté ont aussi souffert : nous leur avons, vivants encore, crevé les yeux.

Je vous embrasse.

COSTE.

Page 8 du fascicule.

 

Rhodope, frontière bulgare, 11 juillet 1913.

FRÈRE MITZO...

... et de Sérès jusqu’à la frontière nous avons incendié tous les villages des Bulgares.

Mon adresse est la même : 7e division, 19e régiment, 11e peloton, Rhodope.

Joan CHRISTO TSIGARIDIS.

 

Page 19 du fascicule.

Rhodope, 13 juillet 1913.

MON CHER LÉONIDAS,

Sois bien, je le suis aussi ; c’est ce que je souhaite pour vous. J’ai reçu votre lettre qui m’a beaucoup réjoui. J’en ai aussi reçu d’Aristide qui se porte bien et m’écrit qu’on vient également de l’enrôler, ce qui me fait de la peine parce que mes souffrances ne peuvent pas être adoucies par les larmes, parce que toutes les choses sont perdues, parce que tu ne saurais t’imaginer comment nous nous tirons d’affaire à la guerre. On brûle les villages et aussi les hommes, mais nous autres aussi nous incendions et nous faisons pire que les Bulgares.

Je vous salue, votre frère,

Thomas ZAPANTIATIS.

 

Cette fois le coup fut si vigoureux que l’on s’émut à Paris comme à Athènes et, le 24 août, le Temps publiait une interview d’une personnalité grecque niant l’authenticité de ces fac-similés. Cette interview est trop longue pour que je la reproduise entièrement ici, de même que je n’ai pu donner toutes les lettres du fascicule bulgare ; je me contenterai donc de citer certains passages de ces intéressantes déclarations au sujet desquelles je me permets de présenter quelques observations. Les Grecs reprochent à la brochure en question de ne donner aucune précision sur l’endroit et la date de la prise du courrier. Mais outre qu’il ne me semble pas nécessaire d’indiquer exactement le champ, le coin de route, le point à o m. 5o près où l’événement a eu lieu, et que les Bulgares n’ont nul besoin d’accumuler comme le disent les Grecs des preuves d’authenticité de ce document, qui ne paraît pas si faux que ces derniers veulent bien l’affirmer 33  ; outre cela, donc, le Temps a publié une partie de ces lettres le 13 août. Pourquoi les Grecs ne l’ont-ils pas démenti à ce moment ?

 

Ils reprochent plus loin aux Bulgares le fait suivant :

 

Quand, par exemple, nous trouvons, à la page 8, une lettre du soldat Joan Christo Tsigaridis qui dit : « Frère Mitzo..... et de Sérès jusqu’à la frontière nous avons incendié tous les villages bulgares... Mon adresse est la même, 7e division, 19e régiment, 17e peloton, à Rhodope », il n’est pas besoin d’être Sherlock Holmes pour deviner que les Bulgares ont trouvé une lettre adressée à M. Joan Christo Tsigaridis, 7e division, 19e régiment, 17e peloton et signée « ton frère Mitzo ». Il était dès lors facile avec toutes garanties de l’existence de M. Joan Christo Tsigaridis et de son frère Mitzo d’imaginer une lettre du premier au second.

L’argumentation était glorieuse : l’état-major grec oserait-il nier qu’il existait au 17e peloton du 19e régiment de la 7e division un soldat nommé Joan Christo Tsigaridis ? Dès lors la preuve était faite. Malheureusement pour les Bulgares, le frère Mitzo n’avait pas mis son nom complet et son adresse, ce qui fait que le fac-similé bulgare ne peut pas donner la précision du destinataire. Or, comment supposer que lorsqu’on saisit un sac de courrier, les lettres s’y trouvent sans enveloppes ?

 

Il est certain qu’un Sherlock Holmes est absolument inutile ici, comme le dit l’auteur de cet interview, il suffit d’être de bonne foi pour rester stupéfait qu’en de telles circonstances une enveloppe soit égarée !

Je note un peu plus loin la remarque suivante (décisive) :

 

C’est ainsi que, page 18, la pseudo-lettre dit (dans sa traduction française) : « On brûle les villages et aussi les hommes mais nous autres aussi... »

Or, dans le fac-similé grec, la phrase complète est : « Kaigoun choria Kaigoun anthropos, Kai sfazoun païdia... Les Bulgares brûlent les villages, brûlent les hommes et égorgent les enfants. » Le traducteur a omis ces derniers mots. Ailleurs (page 3), quand le pseudo texte grec dit : « Les villages que les Bulgares ont laissé sans les brûler », le traducteur interprète : « Les villages abandonnés. » Ailleurs encore (page 6) il est question d’une jeune fille de Sérès qui fut enfermée avec les Bulgares qui l’avaient enlevée dans un poste de police, et le traducteur dit : « Nous les avons enfermés dans un poste de police et retenus, la fille tuée. Ce que les Bulgares de leur côté ont aussi souffert ! nous leur avons, vivants encore, crevé les yeux. »

Or, le pseudo texte grec dit : « Alla to karitzi sfascané. Mais les Bulgares ont égorgé la jeune fille, alors nous avons... »

 

C’est simple, net, clair ! On voit tout de suite ce qui s’est réellement passé... Cependant si ces documents des pages 18,3 et 6 étaient faux, pourquoi les Bulgares auraient-ils laissé dans leurs textes fabriqués ces « égorgent les enfants », « n’ont pas brûlé les villages », et qu’il n’ont pas traduit en français par un sentiment bien naturel, je crois, envers des excès commis certainement, mais dans l’acharnement et l’exagération de la guerre, par des soldats rendus, en quelque sorte, inconscients ? En cas de faux, il eût été logique de ne pas écrire de telles phrases, et, comme le disent les Grecs, les Bulgares étant si habiles, il eût été colossalement naïf de leur part de faire une telle erreur. N’insistons pas plus longtemps sur ce point et terminons ces légères critiques en nous contentant de reproduire textuellement cette phrase du même article :

 

Possibilité d’une lettre authentique, par exemple, celle de la page 5-6.

 

Si une est authentique, pourquoi pas les autres ?... A côté de ces cas si discutés, on en cite encore un qu’il importe de constater avec impartialité 34 . La presse a publié le 12 septembre une note officielle de Sofia disant :

M. Spiro Souroudjieff, un des Bulgares les plus riches et les plus en vue de Salonique, arrêté par les autorités grecques, fut conduit à Volo ; en route il fut blessé et soumis aux plus grandes tortures. A Volo la population lui jeta des pierres sous les yeux des gendarmes qui l’escortaient. Enfin, épuisé, il fut ramené à Salonique. Son escorte continuait à le maltraiter disant qu’elle avait ordre de le faire mourir. Il succomba en effet des suites de ses blessures.

Le 21 septembre une information dont la source n’était pas spécifiée paraissait dans le Temps :

Une information de source officielle bulgare affirmait récemment que M. Spiro Souroudjieff, riche Bulgare de Salonique, était mort des suites des tortures qui lui avaient été infligées par les Grecs. Pour rétablir la vérité, on publie à Salonique un certificat délivré par la direction de l’hôpital français de Saint-Paul, à Salonique, attestant que M. Spiro Souroudjieff étant entré à l’hôpital et un examen bactériologique ayant démontré qu’il était atteint du choléra, fut transporté le lendemain au pavillon d’isolement des cholériques où il mourut.

 

L’information bulgare était incomplète n’indiquant pas où M. Souroudjieff était mort de ses blessures, mais le certificat français ne spécifie que deux choses : d’abord que M. Souroudjieff est entré à l’hôpital français, ensuite qu’on a découvert en lui le choléra, après examen bactériologique. Donc, s’il est entré à l’hôpital, c’est qu’il se sentait très atteint ; ensuite, s’il a fallu un examen bactériologique, pour trouver le choléra, il est probable que ce n’est pas le terrible fléau qui l’a fait venir ainsi à l’hôpital, puisque le mal n’était pas apparent : enfin, il n’est pas signifié que M. Souroudjieff n’ait pas été blessé ou maltraité  !

Mais ne continuons pas ces discussions qui ne changeraient rien au passé, ne poursuivons pas l’énumération et l’examen des fautes commises par les uns et les autres ; assez d’infamies ont été dites, assez d’horreurs et de cruautés ont été décrites ! Les Bulgares ont commis des excès, leurs soldats sont coupables de beaucoup de fautes, je suis le premier à le reconnaître, mais je crois qu’il est bon, ceci posé, de considérer encore trois points : d’abord, ils ne sont pas les seuls, ensuite, leurs adversaires sont vraiment mal venus de leur reprocher leurs erreurs, car ils en sont en partie responsables, et ils en ont fait encore beaucoup plus ; enfin, bien des crimes sont imputables aux comitadjis.

Quelques mots sur ces derniers afin de finir ce chapitre. Les comitadjis sont des chefs et membres de bandes armées, n’ayant aucun rapport avec l’armée régulière et ne dépendant de personne. Ils sont presque tous macédoniens. Ce sont des hommes rudes, braves jusqu’à la plus folle témérité, patriotes révolutionnaires en quelque sorte, et prêts à tout pour la réalisation de leurs desseins. Il ne faut pas les confondre avec les chefs macédobulgares dont nous parlions plus haut 35 , quoiqu’ils aient des rapports avec eux. Il y eut, d’ailleurs, aussi, comme l’a dit M. André Tudesq, des comitadjis serbes que personne n’assimile à l’armée serbe, comme on ne doit pas de même assimiler les comitadjis bulgares avec l’armée bulgare...

 

APPENDICE.

 

Depuis la rédaction de ce chapitre, de nouveaux documents fac-similés me sont parvenus. Ces fac-similés précisent la date et le lieu de la prise du courrier qui contenait les lettres que nous avons reproduites et d’autres encore aussi probantes.

Le courrier en question a été intercepté par la 6e compagnie du lieutenant Foutekoff (57e régiment, 2e division) à Dobrinichté (Razlog), le 14/27 juillet 1913.

 

En voici une fort intéressante :

 

De l’armée grecque (Ecusson), en souvenir de la guerre turco-balkanique.

 

M. Gheorghi P. Soumbli Mégali Anastassova, Alagonia de Calamas.

 

Rhodope, le 12 juillet 1913.

CHERS PARENTS,

... Nous sommes allés à Nevrokope, là aussi on nous attendait, car là aussi nous avons livré combat toute la journée et nous les avons poursuivis jusqu’à un endroit où nous les avons attaqués à la baïonnette et leur avons pris 18 canons et 6 mitrailleuses. Ils ont pu fuir et nous ne sommes pas parvenus à les faire prisonniers. Nous n’en avons pris que quelques-uns que nous avons tués, car tels sont les ordres que nous avons. Partout où il y a un village bulgare nous y mettons le feu et le brûlons pour que cette sale race de Bulgares ne puisse plus renaître. Nous sommes à présent aux frontières bulgares et s’ils ne veulent pas s’amender, nous irons à Sofia.

Je vous embrasse. Votre fils,

PERICLI SOUMBLIS,
7e division, 19e régiment, 1re compagnie. Salonique.

Les lettres sont accompagnées, dans le fascicule édité par le gouvernement de Sofia, de dépositions de plusieurs Macédoniens réfugiés en Bulgarie après avoir subi les effets de l’offensive grecque. J’en extrais une au hasard :

 

Dépositions du nommé Mitu Koleff Christoff, originaire du village de Gavaliantzi (région de Koukouch), âgé de quatorze ans, actuellement à l’hôpital « Clémentine ».

 

Le 26 juin/9 juillet, lors de la retraite des troupes bulgares, les habitants du village de Gavaliantzi ont commencé à fuir. Moi, je me suis enfui aussi. Le lendemain je suis rentré au village pour prendre quelques effets et emmener ma mère. En route pour Kilindir, à quelques pas du village, nous avons été attaqués par un cavalier grec qui en nous criant : Hei bulgaros, a tiré sur nous ; de peur, je me suis affaissé et ma mère s’est mise à crier et à pleurer. Le cavalier a tiré encore plusieurs fois sur ma mère et l’a atteinte mortellement. Elle m’a demandé  : « Mitu, es-tu encore en vie ? » Puis elle a expiré. J’ai fait semblant d’être mort. J’ai vu comment un garçon qui rentrait au village a été attaqué par le même cavalier et tué à coups de sabre. Il en fut de même d’une petite fille boiteuse. Peu après, le meunier du village a passé par l’endroit où j’étais et m’a pris avec lui. Arrivé au moulin, il m’a caché dans le foin. Après, il a pris son fusil et s’achemina vers le fleuve où il a été rencontré par quelques cavaliers grecs auxquels il a dû se rendre. En venant vers l’endroit où j’avais été caché, le meunier m’a crié de me rendre puisque autrement on me massacrerait. Je suis sorti et on m’a conduit à l’école du village où, après une conversation entre le meunier et les cavaliers, ceux-ci nous ont remis, au meunier et à moi, un billet ; munis de ce dernier, nous nous sommes rendus au moulin où nous avons trouvé quelques autres cavaliers grecs venus du village de Kalinovo qui ont mis le feu au moulin et l’ont brûlé. Après quoi, ils sont partis. Le meunier a pris avec lui ce qu’il pouvait prendre et m’a dit que nous devions nous rendre au village pour demander un permis de voyage pour Salonique. Cependant, les cartouches qui avaient été cachées par le meunier dans le moulin ont commencé à éclater ; les cavaliers ont rebroussé chemin et se sont mis à tirer sur nous. Le meunier leur a montré le billet. Un cavalier sortit son revolver, tira sur moi et je tombai. Une balle m’a atteint au dos et une autre a perforé mon bras. Après j’ai reçu encore quelques coups de sabre au cou et au bras. Le meunier a été emmené, tandis que moi on m’a pris pour mort, et par conséquent, laissé sur place. Après la disparition des cavaliers, je me suis levé et caché dans les meules qui se trouvaient aux environs où je suis resté jusqu’à la tombée du jour.

Pendant la nuit, je suis allé au village de Tchougountzi, où il y avait des troupes bulgares. D’ici, on m’a envoyé avec un vieillard à la gare de Kilindir et à Doiran, où j’ai trouvé mon père et, par voie de Stroumitza-Djoumaia, je suis venu à Sofia. En fuyant, j’ai vu de loin le village de Gavaliantzi en flammes. Etaient en flammes aussi tous les villages bulgares des environs. La cavalerie grecque massacrait tous les Bulgares qu’elle rencontrait. Elle n’a épargné ni femmes ni enfants.

 

Sans commentaires !

 

 

Fac-similé d’une lettre grecque.

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