CHAPITRE IX

L’influence française. — En Turquie d’Europe.
En Grèce. — En Serbie. — En Bulgarie.

 

J’arrive enfin à la dernière grande question de cet ouvrage, à l’influence française dans la péninsule balkanique ; j’aurais vivement désiré la traiter encore plus longuement que je ne vais le faire, et pousser l’étude de ce chapitre à l’Empire ottoman tout entier, comme à l’Albanie et à la Roumanie, mais le temps et la place, ici, me font défaut, je suis donc obligé d’être très bref, devant me contenter d’un exposé, aussi net et aussi précis que possible de cet important sujet.

En 1912, avant la guerre, la France possédait en Turquie d’Europe de nombreux établissements d’éducation et d’enseignement prospères, quoique peut-être moins cependant, toutes proportions gardées, qu’il y a quelques années. A Monastir, on trouvait, et on trouve encore, d’ailleurs, un collège de deux cents élèves, conduit par les Maristes ; à Kilkitch, à Yenidjé-Vardar, à Cavalla, existent des écoles dirigées par les PP. Lazaristes ; près d’Andrinople, à Karagatch, les Résurrectionnistes ont fondé un grand collège bulgare. De même pour les filles, les Sœurs de Saint-Vincent de Paul ont des maisons à Kilkitch, Calamari, Leitenlik, Monastir, Cavalla, et les Oblates se sont établies avec succès à Andrinople. Mais le plus important centre français de l’ancienne Turquie était Salonique. Là on peut voir un lycée de garçons, un lycée de filles, une école commerciale et une école primaire, fondés et dirigés par la Mission laïque. En outre il y existe un établissement des Frères des Écoles chrétiennes, une école de jeunes filles à la tête de laquelle se trouvent les Sœurs de Saint-Vincent de Paul, et enfin des écoles primaires et supérieures de l’Alliance israélite universelle.

Ce n’est pas tout ; à Salonique, la langue employée par les gens cultivés est le français, de même que celle du commerce, et, en général, de tous ceux dont la vie est active et occupée.

Si un étranger arrive dans la ville, il se rendra immédiatement compte de la nécessité de connaître le français, qui est indispensable à tout industriel, administrateur ou voyageur pour évoluer facilement dans tous les milieux, et j’ai vu des officiers de marine revenant de Salonique, où ils avaient fait une escale, me racontant que, dans l’intérieur des terres où ils avaient été excursionner, ils avaient rencontré souvent des habitants parlant très correctement notre langue. Dans la Compagnie des chemins de fer orientaux, qui est autrichienne 62 , l’allemand n’est pas exigé, mais le français l’est, et toute entreprise voulant réussir dans le pays, doit avoir des employés capables de s’exprimer en français ; aussi les officiers envoyés pour réformer la gendarmerie ottomane dans la région du Vardar, n’ont-ils eu aucune peine à se faire comprendre, de même que les ingénieurs de la Compagnie des routes de l’Empire ottoman.

On trouve encore à Salonique d’importantes affaires françaises, comme le chemin de fer de Salonique à Constantinople, la Société du gaz d’éclairage, etc., et on rencontre dans la ville une petite colonie de nos nationaux, ingénieurs, professeurs ou employés qui contribuent, eux aussi, à étendre notre influence et à favoriser notre action.

Mais cependant, malgré cela, le commerce de l’Italie, de l’Autriche et de l’Allemagne est supérieur, et leurs colonies sont plus importantes que les nôtres ; et, il faut bien le dire, si nous n’avons pu rester maîtres du terrain qu’au point de vue de la langue, c’est que nous avons laissé nos entreprises orientales vivre sur elles-mêmes, et que nous ne nous sommes pas assez occupés de la concurrence étrangère néfaste, surtout germanique, dont les progrès sont malheureusement constants 63 . Nous n’avions donc pas un grand intérêt à voir le maintien de la domination turque, à Salonique du moins, puisque l’Empire ottoman se mettait peu à peu aux ordres de Berlin ; mais voyons ce qu’il faut penser de l’autorité qui lui a succédé dans le sud, c’est-à-dire de la Grèce.

La Grèce ! Que de visions ce nom prestigieux n’évoque-t-il pas en nous ? La Grèce, patrie d’Homère et de Périclès, berceau des arts, temple de la Beauté  ! Dès que ce nom magique sonne à nos oreilles, que de tableaux accourent en foule devant nos yeux éblouis ! C’est le long promontoire gris qui coupe une mer délicieusement bleue, c’est la colline immortelle couverte de ruines splendides, c’est l’Acropole et le Parthénon ! La Grèce ! mais n’est-ce pas son histoire que l’on nous apprend tout enfants, ses héros sont les premiers qui nous enchantèrent, et quel écolier ignore encore les noms guerriers d’Achille, d’Ajax et d’Agamemnon ?

Ses pierres nous parlent toujours ce langage inexpressible et si touchant des choses du passé, ses colonnes brisées par les barbares nous sont aussi chères que les moindres vestiges de sa grande antiquité, et cependant si nous pénétrons l’âme de l’hellénisme admirable d’Athènes et de Sparte aux temps lointains de leur première suprématie, nous ne comprenons plus l’esprit de ses habitants d’aujourd’ hui ! La France a si longtemps défendu la Grèce, pourquoi les rapports des deux pays semblent-ils se tendre maintenant ? Le fait ne paraît, hélas, que trop vrai. Le Grec du XXe siècle n’aurait-il plus pour nous la même sympathie que ses pères, son cœur ne battrait-il plus avec le nôtre, et, volontairement ou non, se rapproche-t-il de nos ennemis ? Il est juste de dire que ceux-ci ont joué là encore, vis-à-vis de nous, un rôle extrêmement habile qu’il importe de noter. Après la guerre malheureuse de 1897, dans laquelle ils furent écrasés par les Turcs, les Hellènes (ou plus exactement leur souverain Georges 1er) demandèrent à la France l’envoi d’une mission militaire pour réorganiser leur armée.

Cette mission, sous les ordres du général Eydoux, transforma les vaincus de 1897 en soldats capables de faire la campagne de 1912.

Le général commença par reconstituer l’École des Evelpides, le Saint-Cyr grec, puis fit partir pour l’Ecole supérieure de Guerre de Paris de nombreux officiers hellènes. Il fit créer des cours pour les sous-officiers, et changea les troupes par une nouvelle méthode d’instruction. En janvier 1912, une loi groupa définitivement les régiments en quatre divisions actives, comprenant chacune trois régiments d’infanterie, un ou deux bataillons de chasseurs à pied, un régiment de cavalerie, huit batteries montées, un groupe d’artillerie de montagne, un bataillon du génie et une compagnie du train. Les officiers français créaient en même temps des services réguliers d’intendance et de santé, fondaient des écoles d’application pour toutes les armes et faisaient entreprendre des cours de préparation militaire.

On a vu le résultat de cette instruction lors de la guerre balkano-turque, qui a permis à la Grèce de se faire adjuger la part de territoires la plus belle, en lui attribuant Salonique et une région épirote étendue.

Et cependant, quelque temps avant les événements de 1912, on raconte « que le roi Constantin, alors diadoque, déclara devant ses officiers que l’ancienne armée (celle d’avant la réforme française) valait mieux que la nouvelle ». Le propos fut rapporté et faillit amener la démission du général Eydoux et de la mission française. Un grand dîner leur fut offert et remit tout en place 64 . Hélas ! la politique de Berlin, qui avait en Grèce de nombreux amis, remporta un nouveau succès. Le roi, ayant été nommé feld-maréchal allemand, partit en septembre pour assister aux manœuvres impériales et y prononça les paroles suivantes :

 

PAROLES OFFICIELLES DU ROI CONSTANTIN

 

Voici le texte des paroles échangées à Berlin entre l’empereur Guillaume et le roi Constantin de Grèce, après qu’à l’ouverture des manœuvres, l’empereur eût remis au roi le bâton de maréchal.

L’empereur Guillaume a dit :

Je souhaite de tout cœur la bienvenue à Votre Majesté. J’exprime en même temps ma joie de pouvoir maintenant remettre personnellement à Votre Majesté, en présence de mes généraux comme représentants de mon armée, le bâton de feld-maréchal qu’elle a gagné sur le champ de bataille.

Votre Majesté a eu la bonté d’affirmer publiquement, à différentes reprises, pendant et après la guerre, que les grands succès qu’il lui a été donnés de remporter avec l’aide de Dieu sont dus, en même temps qu’au courage héroïque, au dévouement et à l’esprit de sacrifice de toutes les troupes grecques, aux principes éprouvés de la tactique militaire prussienne.

Ces principes acquis par Votre Majesté et les officiers de votre état-major à Berlin, au 2e régiment de l’infanterie de la garde et à l’Académie de guerre prussienne, et mis en pratique, ont, dites-vous, brillamment fait leurs preuves.

Mon armée est fière de ce jugement prononcé par Votre Majesté, qui constitue un éloge pour les méthodes de notre armée et en même temps prouve de façon concluante que les principes enseignés par notre état-major et suivis par nos troupes, garantissent toujours la victoire lorsqu’ils sont exactement appliqués.

Que Votre Majesté veuille maintenant recevoir le bâton de maréchal de mes mains.

 

Le roi des Hellènes a répondu :

 

J’exprime à Votre Majesté, d’un cœur ému, ma reconnaissance pour le grand honneur qui m’est fait par la remise du bâton de maréchal.

 

Puis se tournant vers les généraux, le roi Constantin ajouta :

Je ne puis m’empêcher de répéter encore une fois, bien haut, et publiquement, que nous devons nos victoires, en même temps qu’au courage invincible de mes compatriotes, aux principes sur l’art et la conduite de la guerre que moi et mes officiers nous avons appris ici, à Berlin, à ce cher régiment d’infanterie de la garde, à l’Académie de guerre, comme dans nos rapports avec les officiers de l’état-major prussien.

Je suis reconnaissant à Sa Majesté feu le grand empereur Guillaume Ier, de vénérable mémoire, d’avoir eu la bonté de me permettre de puiser pendant de précieux mois, ici, tant dans les rangs de la troupe qu’à l’Académie, les connaissances militaires qui m’ont donné plus tard dans la guerre de si brillants succès.

 

Quelques heures après, l’Agence Havas publiait la note officielle suivante :

 

Le roi de Grèce a fait savoir au Ministère des Affaires Étrangères par l’entremise de M. Romanos, qu’il viendrait à Paris, le 21 septembre, et qu’il serait désireux de faire visite au Président de la République. Le roi Constantin voyagera incognito.

M. Poincaré a fait immédiatement répondre qu’il serait très heureux de recevoir le roi 65 .

 

Je ne commenterai pas ces deux discours, la presse l’ayant fait assez longuement 66 . Le roi de Grèce vint en effet à Paris, et s’efforça de montrer une particulière cordialité pour le général Eydoux, lui demandant même de revenir en Grèce avec les officiers français, mais le toast qu’il adressa au Président de la République n’a pas réuni l’unanimité des suffrages en France.

Bref, nous avons tout lieu de craindre une politique générale grecque dirigée par le roi Constantin, favorable à l’Allemagne, malgré, peut-être, les avis justes et sages de M. Venizelos 67 . Ce dernier a modifié considérablement son pays, mais il ne peut cependant tout changer ; or, avant lui, quand il y avait des élections nouvelles en Grèce, tous les fonctionnaires qui appartenaient au parti battu perdaient leur emploi, « depuis le dernier garde champêtre jusqu’au premier ministre ». Agissant ainsi entre eux, que feront les Hellènes vis-à-vis des étrangers résidant dans les nouveaux territoires qu’ils viennent d’acquérir ? Il est permis de se le demander avec anxiété  ! Les chemins de fer seront probablement rachetés dès que l’état du budget le permettra et nombre de professions libérales occupées par nos compatriotes ne leur seront plus accessibles. Quant aux écoles françaises, il est bien à craindre qu’elles ne soient en butte à des difficultés continuelles, surtout celles dirigées par les religieux et religieuses. Une personnalité militaire impartiale qui a voyagé souvent et récemment en Grèce me disait :

 

On peut être à peu près certain que, dans dix ans, Salonique sera complètement grécisée, la société cultivée parlera le français et encore rarement, et les écoles grecques feront aux nôtres une concurrence dont elles ne pourront supporter les effets, sauf si elles sont soutenues par le gouvernement. Les administrations n’emploieront plus notre langue qui disparaîtra lentement après avoir pourtant si bien réussi dans ce pays comme partout... où l’on veut se donner la peine de travailler pour elle.

Ne faisons pas un grief aux Grecs de vouloir que toutes les villes qu’ils occupent soient des cités helléniques, mais déplorons malgré tout qu’ils ne comprennent pas, comme leurs voisins, que nos établissements et notre influence sont de sûrs agents de civilisation, de progrès et de prospérité.

Quittons la Grèce pour laquelle ont chanté nos poètes, de Victor Hugo à Paul Déroulède, pour laquelle nos soldats ont versé jadis leur sang.

Passons en Serbie, dans le royaume de Pierre Ier. Ici, nous ne rencontrons plus, il est vrai, les écoles françaises nombreuses dans l’ancienne Turquie d’Europe, mais il est juste de remarquer, qu’à l’heure actuelle, par suite de la victoire des alliés balkaniques, la plus grande partie de la Macédoine se trouve réunie à la Serbie, et lui apporte un certain nombre d’établissements dont nous avons parlé d’ailleurs plus haut. Or, le gouvernement de Belgrade qui a dû, je le suppose du moins, apprécier les résultats obtenus par les missionnaires catholiques en vieille Serbie (Uskub et ses environs) va s’entendre avec Rome afin de faire aux organisations religieuses, une place plus large, et afin de leur donner de plus grandes facilités d’action ; mais je crois que les Serbes n’admettront que des Français dans ces collèges ou monastères, n’y voulant pas des Autrichiens et n’ayant pas vu à l’œuvre les Italiens. Il serait peut-être intéressant à notre point de vue d’aider la Serbie dans cette voie, excellente pour nous, puisqu’elle constituera un agent important d’influence qui ne permettra pas, pour le moment du moins, la concurrence étrangère.

Déjà, à Monastir, les officiers serbes qui occupèrent la ville après la défaite turque, aimaient à venir prendre des leçons de français au collège des Maristes ; et pour passer à une conception plus générale, je répéterai ce que bien des gens doivent savoir, que plusieurs groupes d’officiers serbes sont entrés à notre École supérieure de Guerre, comme dans d’autres Écoles militaires françaises, pour y apprendre nos méthodes et nos doctrines, étudier nos hommes de guerre, et bénéficier des progrès que nous faisons en matière militaire.

Au sujet des sympathies de la Serbie pour la France et de celles qu’elle est en droit d’attendre de nous en retour, je demande au lecteur l’autorisation de lui raconter ici une anecdote qui n’y sera, je crois, pas déplacée.

Me trouvant il y a quelques mois dans une station des plus pittoresques de Suisse, je fis la connaissance de deux jeunes Allemands, charmants d’ailleurs et d’une correction parfaite. Or, un matin, après avoir furieusement glissé en skis sur les pentes neigeuses qui s’étendaient autour de S..., nous rentrâmes à l’hôtel et en attendant l’heure du déjeuner, nous étant confortablement installés dans de larges fauteuils, nous échangeâmes nos impressions sur mille choses qui entre Français n’ont qu’un intérêt assez relatif, mais qui prennent une toute autre couleur lorsqu’elles sont dites et discutées par un Français et un Allemand. La conversation s’achemina bientôt vers l’Orient et les États balkaniques. Mon interlocuteur ne tarissait pas d’éloges sur le roi de Grèce dont il admirait avec ferveur les innombrables qualités, à mon grand étonnement, car je ne me souvenais pas alors des attaches du souverain ; son admiration s’éteignit presque subitement quand je lui faisais part de la mienne sur les victoires bulgares, ce que je comprenais fort bien, et lorsque je lui parlais du roi Pierre de Serbie, il me répondit en me disant que ce monarque n’était qu’un fou, plus ou moins sanguinaire, que ses qualités étaient des mythes et, en définitive, qu’il détestait ce prince pour lequel j’avais la plus grande estime ; je le défendis chaleureusement et repoussai les insinuations qui étaient portées à son égard. Que pouvait avoir l’Allemagne contre le roi Pierre ? Je ne pouvais le concevoir. Mais le soir, en feuilletant une revue illustrée, mes yeux s’arrêtèrent sur une gravure représentant un épisode de 1870 peint par Alphonse de Neuville. La lumière se fit aussitôt dans mon esprit... Pierre Kara-Georgevitch avait vaillamment combattu dans nos rangs, étant, au moment de la guerre, élève de l’École de Saint-Cyr ! Je maudis mon manque de mémoire et m’abstins dès ce jour de parler du souverain serbe devant mes deux compagnons.

Ceci montre une fois de plus quel attachement peut avoir pour nous celui qui a reçu le baptême du feu à côté de nos soldats aux jours de malheur et de gloire ! Et si quelques hommes d’État de son pays voulaient rapprocher la Serbie d’une puissance germanique, je suppose que son roi lui rappellerait un passé que nous n’avons pas oublié, et dont les conséquences ne peuvent être que favorables aux intérêts serbes eux-mêmes.

Groupe d’officiers de la Garde Royale. Marqué par A : M Stanciof ministre de Bulgarie à Paris

Revenons à notre exposé de l’influence française en Serbie. En dehors des collèges, écoles et autres établissements qui s’y trouvent aujourd’hui, nous rencontrons heureusement des hommes qui cherchent à la propager, et par leur intelligence et leur travail, y réussissent fort bien.

A Belgrade, on remarquait un pavage dont l’état laissait à désirer, je dirai même qu’il était affreux, formé de petits cailloux pointus aussi gênants que ceux que l’on voit à Avignon, par exemple. La municipalité désirant changer complètement la voirie a fait appel à un ancien élève de l’École française des Ponts et Chaussées, M. Légé, qui a obtenu déjà d’importants résultats.

Mais il faut reconnaître que nous ne sommes pas suffisamment intéressés à ces nations rajeunies qui demandaient qu’on les aide, et en bien des endroits nous nous sommes laissé dépasser par nos rivaux plus commerçants et plus remuants ; à Belgrade encore la Compagnie des tramways électriques et celle de tout le secteur électrique de la ville sont belges, comme leur directeur M. Bus-sert, qui est d’ailleurs un homme remarquable. De même au point de vue du commerce, les paysans achètent dans les cités les objets dont ils ont besoin et ces objets eux-mêmes viennent d’Autriche ; au sujet des mines dont nous parlerons plus longuement tout à l’heure, je remarque encore que ce sont des groupes d’ingénieurs anglais qui se sont rendus dans plusieurs vallées serbes pour reconnaître les terrains et... s’assurer probablement des concessions importantes.

Pourquoi n’est-ce pas la France qui pénètre ainsi dans les Balkans ? Toujours à cause du sentiment absurde qui fait dire à trop de gens : « Bah ! c’est trop loin... cela n’en vaut pas la peine !... » J’imagine, au contraire que « cela » en vaut largement la peine et je suis heureux que les récentes victoires des Alliés sur la Turquie aient enfin attiré l’attention de l’opinion publique sur ces contrées où il y a pour nous tant à faire !

En effet, prenons la question minière. Il est indéniable que la Serbie est à ce sujet particulièrement favorisée et nous ne sommes pas les premiers à le découvrir, car on trouve souvent, sans faire des fouilles bien profondes, des vestiges d’occupation et d’exploitation romaines. Des travaux furent entrepris en plusieurs points sous la domination des Césars, puis elle cessa complètement dès leur décadence, et c’est depuis une soixantaine d’années seulement que l’on recommence à s’en occuper sérieusement. Depuis quelque temps des études ont été faites en Serbie afin de distinguer exactement la composition du sol, beaucoup plus compliquée que dans d’autres pays, vu les différentes chaînes montagneuses que l’on y rencontre et qui n’ont pas la même formation.

Des ingénieurs anglais ont découvert entre Neristritia et Maïdanpek des filons quartzeux contenant des sulfures de plomb, de zinc, de cuivre et par conséquent de l’or. Les recherches ont porté sur des terrains cristallins et granitiques. On trouve dans le Djeli-Javan des filons quartzeux où, dit M. Muzet : « un concessionnaire serbe recueille du minerai d’une teneur de 15 gr. à la tonne. »

Il en existe encore dans le Timok, mais de ce côté aussi, les travaux n’ont pas été menés vigoureusement. Tous ces points contiennent des gisements primaires. D’autre part un syndicat anglais (naturellement) a commencé des prospections dans la vallée du Pek et le gouvernement serbe lui-même fait exécuter des recherches actives dans les dépôts d’alluvions du Timok et du Pek.

Parmi les gisements argentifères, les plus importants sont ceux de Podrinié (exploités par l’Etat) et de Koutchanaïa qui donnent environ 54 grammes d’or à la tonne et 46 d’argent. Une société belge exploite les mines de Maïdanpek où elle a installé des « convertors système Knudsen avec lesquels on traite journellement 200 tonnes de minerai ; la dépense de combustible a été réduite à 1 % au lieu de 20 % lorsqu’on employait les water jackets américains 68  ». On cite encore la mine de cuivre de Bor, affaire heureusement française et prospère. Elle est, paraît-il, la plus riche de Serbie et donne un rendement énorme (99 % de métal pur). On trouve encore en Serbie des gisements de fer que l’on a peu étudiés, mais qui n’en sont pas moins intéressants, notamment à Rudna Glava où, m’a-t-on dit, le minerai semble remarquable et d’extraction relativement facile.

M. A. Muzet, dans son bel ouvrage, dit que les manganèses, nickel, arsenic et chrome sont simplement signalés, les études à ce sujet en étant encore à leur début, mais j’ai appris par ailleurs que plusieurs ingénieurs allemands s’étaient occupés de ces gisements et allaient demander à leur endroit au gouvernement serbe plusieurs concessions 69 . Mais, pour toutes ces richesses, les exploiteurs manquent. Le gouvernement serbe l’a compris et, désirant faciliter l’entrée des capitaux étrangers, a fait voter par la Skoupchtina une loi intéressant les mines serbes et les concessionnaires. M. Muzet en donne les principales dispositions :

 

1° La concession n’est accordée pour un même terrain minier qu’à un seul explorateur et son privilège comprend toutes les sortes de minerais qui pourront se trouver dans les terrains concédés.

2° Le concessionnaire a le droit de faire établir pour l’usage de ses mines toutes les installations et constructions nécessaires : machines, édifices, fonderies, usines, voies ferrées, etc...

3° Le concessionnaire peut acheter toute parcelle de terrain qu’il jugera utile d’acquérir dans l’étendue de sa concession, soit à l’amiable, soit par voie d’expropriation.

S. M. Ferdinand 1er, tsar de Bulgarie

4° Le concessionnaire bénéficie de la remise complète 70 de tous les droits de douane pour l’importation des machines, outils, matériaux, et en général, de toutes marchandises diverses qui ne se fabriquent pas dans le pays.

5° Pour l’exploitation des produits miniers, le concessionnaire jouit d’un tarif spécial portant rabais de 50 % sur tous les transports par voie ferrée dans toute l’étendue du royaume.

 

Il est encore regrettable que les innombrables chutes d’eau de Serbie, chutes dont la hauteur et le débit sont souvent considérables, ne soient pas utilisées, et l’industrie minière qui ne représente aujourd’hui qu’un capital de 25 à 30 millions, et dispose seulement d’une énergie électrique de 2.000 kilowatts, secondée et bien organisée, pourrait en un temps très court se développer prodigieusement et disposer de forces énormes dont le rendement serait magnifique.

L’exportation serbe est surtout constituée par les envois d’eau-de-vie, de pruneaux, de soies, et enfin de bétail, toutes choses qui nous intéressent moins, puisque nous les possédons en France. Par contre l’importation est nettement favorable à la Belgique et encore à l’Autriche.

Nous pouvons remédier cependant à ce mal en faisant connaître nos produits en Serbie, en y envoyant souvent des agents et même en y installant des représentants de nos grandes marques qui ne peuvent qu’y réussir. En effet, les marchandises françaises sont toujours préférées aux autres, et l’exemple de nos fournitures militaires de toutes sortes doit être suivi par nos fabricants de papier, de machines agricoles, d’articles de Paris, etc., etc...

Transportons-nous maintenant dans les territoires soumis au sceptre du tsar Ferdinand.

Malgré les crises terribles qu’elle vient de traverser, la Bulgarie humiliée, abattue et méprisée, a su rester forte et calme, et les témoins de ces onze mois de guerre ont pu nous affirmer que, sans découragement et sans révolte, elle s’est remise au travail. En trente-cinq ans, l’ancienne province turque redevenue bulgare a littéralement ressuscité  ; le peuple bulgare, j’entends le paysan, a moins souffert de la guerre qu’on ne l’aurait cru, car les femmes seules, même sans véhicule ni bêtes de somme, ont suffi à tout, et ceux qui ont eu le plus de déboires furent les petites gens des villes à qui, d’ailleurs, on a distribué de nombreux secours, et « du moment que les hommes se battaient pour la Grande Bulgarie, c’était bien, il fallait prendre patience, Dieu aiderait ! » Dans leur malheur, me disait récemment quelqu’un qui se trouvait à Sofia pendant juillet et août, ce qui frappa péniblement les Bulgares, fut les violentes attaques dont ils étaient l’objet dans la presse française, et si quelques voix isolées manifestèrent leur colère, la grande majorité de la population ne voulut pas croire à une rupture complète et, en se demandant comment la France avait pu ainsi être trompée, elle gardait l’espoir d’un retour juste et mérité de la part de la nation qu’elle considère comme une sœur.

Avons-nous intérêt à laisser accabler les Bulgares ? Non, assurément, car ce sont de sincères amis de notre langue, de notre esprit et de nos produits.

Nos institutions y occupent une place de tout premier ordre et l’on ne compte pas moins de douze écoles françaises avec environ 3.000 élèves. Elles s’y sont rapidement développées sans obstacles et aujourd’hui sont si bien remplies qu’en certains endroits elles sont obligées, en attendant de pouvoir construire de nouveaux bâtiments, de refuser des élèves. Elles réussissent si bien que, fait remarquable, le gouvernement bulgare ne craint pas d’y placer des boursiers, alors que ses propres lycées sont gratuits. Les établissements français sont reconnus avec leurs privilèges, mais doivent nécessairement se conformer aux lois scolaires, très tolérantes d’ailleurs.

Il est certain que l’influence intellectuelle de la Russie est plus répandue et plus générale par suite de traditions historiques, d’affinités de race et de langage, et enfin à cause du grand nombre de jeunes gens qui ont pu, à un prix moins élevé, aller en Russie compléter leur éducation, alors qu’un voyage en France et les dépenses qu’il nécessite leur auraient fait des frais trop considérables. (On ne peut assez louer à ce point de vue les efforts de l’Alliance française qui cherche à faciliter aux étrangers qui sympathisent avec nous, l’accès dans nos Universités et dans nos milieux.) Mais notre influence sociale et intellectuelle aussi n’en occupe pas moins une place hors de pair parce qu’elle est aisément acceptée par ce peuple nationaliste, profondément épris de liberté. Les étudiants bulgares sont de plus en plus nombreux dans nos Facultés, surtout celles des villes comme Aix, Grenoble ou Montpellier, où la vie est moins chère qu’à Paris ; ils sont, m’a dit un professeur qui en a beaucoup connu, très attachés à leur travail et se font plus remarquer par leur labeur que par les manifestations bruyantes auxquelles se livrent trop souvent les étudiants étrangers qui ne se font pas aimer en France par ce moyen.

Aucune autre influence que celle de la Russie et la nôtre n’a réussi à pénétrer en Bulgarie ; des étudiants bulgares attirés par les villes d’Autriche ou d’Allemagne s’y sont rendus pour y compléter leur instruction ; ils ne sont pas revenus enthousiasmés dans leur patrie ! Et si on estime à Sofia la science allemande à sa juste valeur, on ne la compare pas à la nôtre qui a su éclairer le monde pendant tant de siècles, et qui sait encore tenir la première place malgré les vaines tentatives des nations étrangères ! L’esprit germanique n’a jamais pu s’introduire en Bulgarie malgré ses efforts, car le peuple bulgare a des traditions trop différentes de celles de Prusse pour l’accepter, et disons-le, il est trop méfiant pour se livrer à une influence dont il sent très bien les dangers. On a souvent accusé les Bulgares de vouloir se tourner vers l’Autriche, avec des intentions très nettes ; or, il importe de remarquer que la politique bulgare n’a jamais voulu se rallier à celle du Ballplatz et que les intérêts de la Bulgarie et les nôtres sont trop intimement liés pour que le cabinet de Sofia veuille détruire une œuvre qui touche à la vie même du royaume bulgare, sans pourtant suivre aveuglément la France, ce que nous ne lui demandons naturellement pas. « La politique bulgare ne sera que Bulgare, a dit un homme d’Etat des Balkans, elle ne s’inféodera pas à une grande puissance comme d’autres l’ont fait, elle suivra l’intérêt et le sentiment de la nation. »

Quoi de plus juste ?

Notre influence ne s’est d’ailleurs pas uniquement manifestée par nos écoles et nos collèges que dirigent les Pères Assomptionnistes et les religieuses de Saint-Vincent de Paul ; on la retrouve heureusement dans l’industrie, dans le commerce et dans l’armée. Avant de parler des premiers, je tiens à montrer en quelques mots ce que fut la France pour l’armée bulgare, et après avoir répété ce qu’on oublie quelquefois, c’est-à-dire que si tous les généraux bulgares n’ont pas étudié chez nous l’art de la guerre, c’est que pendant longtemps ce leur était interdit par nos règlements, je cède la parole au général Savof qui a fait à ce sujet à un correspondant du Matin les déclarations suivantes :

 

LES LEÇONS DE LA GUERRE BALKANIQUE

 

Constantinople, 12 septembre.
Dépêche particulière du Matin.

 

J’ai eu de nouveau cet après-midi un long entretien avec le général Savof. L’ex-généralissime bulgare a tenu tout d’abord à proclamer son affection personnelle pour la France sa seconde patrie, où il compte se retirer un jour, et son admiration pour l’armée française.

Puis, très chevaleresquement, à propos du discours du roi Constantin, il me déclara que, jugeant avec son âme de soldat, il estimait que la France ne devait pas s’en montrer blessée, car le roi avait voulu simplement parler de son éducation stratégique reçue à Berlin.

Le général Savof ajouta que bien que son adversaire, il se faisait un devoir de reconnaître que le roi Constantin dirigea supérieurement les opérations grecques, mais qu’au point de vue tactique, personne ne pouvait contester que l’armée grecque dût tout à la mission française.

Abordant ensuite la question de la politique générale de la Bulgarie, le général me dit :

On a paru parfois craindre en France que la Bulgarie n’entrât dans la sphère d’influence de puissances étrangères dont la politique est opposée à celle de la France. Cette crainte n’est pas fondée. Je puis vous assurer que même aujourd’hui la Bulgarie place au-dessus de tout l’amitié française et garde un souvenir reconnaissant des services qu’à maintes reprises, dans le passé, la France lui a rendus.

Le général Savof se défendit ensuite d’être responsable de la seconde guerre balkanique.

Tout au contraire, affirma-t-il, c’est moi qui, pendant quinze jours, m’opposai à la concentration de l’armée, déclarant que cette concentration déchaînerait infailliblement la guerre.

A la fin, je dus obéir parce que j’étais soldat ; mais j’ai des documents écrits qui prouvent que je dis la vérité.

De la politique balkanique, le général m’entretint longuement, mais à titre privé, puis de l’ensemble de la guerre. Il voulut bien me résumer pour le Matin, en terminant, les enseignements militaires que, suivant sa haute expérience, comporte la guerre balkanique :

Un fait domine tout, déclare-t-il : le rôle formidable que l’artillerie est appelée à jouer dans les batailles futures. Pour résister aux effets de son feu, l’infanterie doit avoir un moral bien trempé.

La guerre a démontré que souvent l’infanterie intervenait trop rapidement, avant que l’artillerie eût fait son œuvre. Les commandants bulgares ont à plusieurs reprises payé cette faute en sacrifiant trop d’hommes. Le tir de l’infanterie, tenue bien en main par le commandant, n’est vraiment efficace qu’à partir de 800 mètres.

Le général Savof, qui ne tarit pas d’éloges sur l’artillerie française, continua :

Les canons à tir rapide sont d’énormes mangeurs de munitions, La prévision de 1.000 obus par pièce est insuffisante, il faut compter 2.000.

Quant à la question de préférence entre les batteries de quatre ou de six pièces, l’enseignement de la guerre démontre absolument pour moi la supériorité de la batterie de quatre. La batterie de six est trop lourde, trop difficile à bien placer, trop difficile à commander.

Telles sont les conclusions de l’ancien généralissime, qui reprendra encore pour quelque temps le commandement de l’armée bulgare.

Le général Savof, tout en observant une grande réserve au sujet des négociations, me manifesta un grand optimisme et me dit qu’il avait confiance que tout serait fini en deux ou trois séances.

En dehors de cela d’ailleurs, si l’on veut se rendre compte du cas que les officiers bulgares font de la France et de son armée, on trouve dans le volume « Journal de marche d’un correspondant de guerre pendant la campagne de Thrace », de M. de Pennenrun, tous les renseignements désirables sur un état d’esprit qu’il a pu observer à loisir et qu’il a peint éloquemment.

La plus grande partie du matériel militaire des troupes bulgares vient de nos usines du Creusot ; bien qu’ayant une instruction russe, d’ailleurs très bonne, leurs généraux appliquent en campagne nos méthodes et nos principes, et n’ont-ils pas, de l’avis même de nos techniciens comme du leur, pris comme guide et comme grand maître celui qui malgré les années est resté la merveilleuse personnification de l’art de la guerre et du génie militaire français : Napoléon !

Il y a beaucoup à faire en Bulgarie au point de vue économique, point de vue qui ne peut nous laisser indifférents, car pas plus qu’en Serbie, nous ne devons céder les splendides champs d’action qui s’offrent à nous, aux rivaux qui ne cherchent qu’à nous supplanter.

A Sofia, comme à Belgrade, les compagnies de tramways sont toutes belges, ce qui fait du reste le plus grand honneur à nos voisins si actifs et si industrieux.

LL. AA. RR. le prince hérité Boris, Cyrille, prince de Preslav. Eudoxie et NadeJda, princesse de Bulgarie, enfants de S. M. le roi Ferdinand 1er et de Marie-Louise de Bourbon-Parme

La Bulgarie possède comme sa voisine un sol très riche. Le gouvernement n’a pas eu le temps encore de s’en occuper sérieusement, et en dehors de ses recherches de charbon pour les locomotives de ses voies ferrées, il n’a guère exploité que la mine de cuivre de Phakalnitza 71 .

A Bourgas et dans ses environs existent de nombreux gisements cuprifères ; on trouve de la houille en grande quantité dans plusieurs points du royaume, aussi bien en Roumélie qu’en Bulgarie du Nord, enfin on signale également des filons aurifères en différents endroits, mais de même que pour le plomb, le zinc, le manganèse et les autres minerais, les prospections n’ont jamais été poussées avec assez de vigueur pour avoir pu donner des indications très précises et des résultats appréciables. Peut-être serait-il possible d’étudier soigneusement ces terrains et d’y créer des centres industriels productifs ? Les concessions minières sont régies par la loi de 1910 qui modifie sensiblement celle de 1906 72 , mais distingue encore trois sortes d’exploitations relatives aux matières combustibles et bitumineuses, aux sels gemmes et aux autres minerais. On n’accorde donc le droit d’exploitation que pour une seule de ces catégories, ce qui complique fortement les situations entre les différents concessionnaires et entre ces concessionnaires et l’État. Cette question de superposition des concessions, en créant de nombreuses difficultés, fait hésiter les financiers étrangers qui craignent en outre les discussions qui peuvent survenir avec l’administration des mines.

Au point de vue purement industriel on attend une nouvelle loi plus libérale que celle de 1905, qui stipulait notamment qu’après trois ans d’existence toute entreprise devait avoir un personnel entièrement bulgare, sauf pourtant les contremaîtres, sous-directeurs et directeurs. Par contre cette loi donne l’usage gratuit de la force hydraulique, l’exemption des droits de douane et admet que l’État pourra accorder à un certain nombre d’exploitations le droit exclusif de fabrication pendant une période d’une trentaine d’années.

Mais le plus important revenu des Bulgares est sans contredit l’agriculture ; le défaut des propriétés de Bulgarie est la division de la terre en petites parts ainsi qu’il arrive hélas chez nous ; cette situation, en mettant les terres aux mains de paysans peu fortunés, est loin de favoriser le développement et les progrès de cette source de fortune des indigènes. Mais deux remèdes commencent à être appliqués à ce danger. D’une part, le Bulgare, travailleur économe et patient, épargne comme le nôtre et n’a qu’une idée c’est d’agrandir son champ, d’autre part les paysans se syndiquent maintenant pour acheter les machines modernes perfectionnées qu’ils font venir... d’Allemagne, d’Angleterre et des États-Unis ! (Je sais cependant qu’il existe en France d’excellentes marques d’outils agricoles... pourquoi ne lutteraient-elles pas avec nos intelligents rivaux ?)

Les céréales occupent la plus grande étendue de terres cultivées avec principalement le blé et le maïs qu’achètent la Belgique, la Turquie, l’Autriche, la Grèce, l’Allemagne et la France. Puis suivent le coton, le lin, le chanvre, le tabac et la betterave, enfin les vignobles et les plantes potagères.

L’élevage fait de jour en jour des progrès en Bulgarie où les moutons sont ce que sont en Serbie les porcs.

Arrivons au commerce.

Nous avons vu en quoi pouvait consister l’exportation au sujet de laquelle il faut citer encore l’essence de rose que nous demandons beaucoup à la Bulgarie. L’importation s’est faite surtout pour le matériel de guerre et celui des chemins de fer dont le réseau est actuellement de plus de 2.000 kilomètres. Mais aujourd’hui, elle ne s’arrêtera pas là, et nous avons particulièrement une grande quantité d’articles de toute sorte qui conviendraient admirablement à la Bulgarie. Celle-ci, de l’avis de tous, donne toujours la préférence à nos produits, mais dans plusieurs villes du pays, on se plaint que les voyageurs de commerce français ne viennent pas visiter les cités bulgares et se bornent à envoyer de temps à autre leur catalogue, en ne répondant pas toujours aux demandes de renseignements qui leur sont adressées. De nombreux Français qui ont visité Sofia ont répété bien souvent qu’il serait d’une utilité primordiale de créer dans la capitale du roi Ferdinand, comme dans les deux ou trois autres grandes villes de Bulgarie, un musée commercial (comme les Anglais et les Autrichiens l’ont déjà fait) où l’on pourrait voir et toucher au besoin les objets que l’on désirerait acheter. Il ne serait pas très coûteux pour quelques maisons françaises de s’entendre pour organiser un musée de ce genre, et même de faire encore comme les Autrichiens et les Allemands qui sont soutenus là-bas par leurs banques, ce qui leur permet d’accorder des crédits qui doublent la vente.

Deux ports servaient au commerce bulgare : Varna et Bourgas. A Varna d’ailleurs, les travaux de construction du port ont été entièrement conçus et dirigés par nos ingénieurs, et on y rencontre des paquebots de la Compagnie Fraissinet. Jusqu’ ici, la lutte était vive entre Varna et Bourgas, ce dernier étant directement relié à Philippopoli par une voie ferrée et se développant avec une étonnante rapidité, mais aujourd’hui, la situation va changer. Dédé-Agatch va donner à la Bulgarie le débouché (moins bon que Cavalla) qu’elle désirait tant avoir sur la mer Egée. Il est regrettable qu’elle n’ait pu obtenir mieux de la Grèce et de la Turquie, mais en tous cas les produits bulgares devant s’écouler par là, vont, si nous voulons les y aider par des services nombreux et réguliers de navigation, se diriger sur Marseille qui ne peut qu’en bénéficier. En outre, il importe de nous établir solidement à Dédé-Agatch où peuvent désormais arriver facilement tous nos articles qui écraseront sans aucune difficulté la concurrence austro-allemande. Et c’est encore une occasion d’incruster notre influence loyale et saine dans cet Orient méditerranéen dont nos ennemis voudraient nous voir écartés.

Par ce qu’il a fait déjà, on peut juger le peuple bulgare et avoir confiance en lui. Si le gouvernement a eu recours à des emprunts en 1909 et en 1910, ce fut dans un but logique et juste pour assurer au pays un réseau ferré qui hâtât son développement, améliorer ses ports et lui assurer une armée forte qui pût garantir son territoire. La dette publique était en 1912 de 667 millions, dont restent encore 600 à amortir. C’est la France qui a fourni la majeure partie de ces capitaux et c’est là, m’a-t-on dit, un excellent placement, car on peut escompter heureusement de l’avenir en constatant les labeurs, les succès et les persévérances du passé.

La Bulgarie est gouvernée par un homme dont l’esprit clairvoyant et fin s’adapte admirablement à tout : art, politique, histoire, mécanique et surtout sciences naturelles, lui sont familiers comme plusieurs langues qu’il parle couramment. Ferdinand Ier est un Parisien, sans être né à Paris, et par là même un charmeur. N’a-t-il pas d’ailleurs dans les veines, du sang français par sa mère la princesse Clémentine, fille de Louis-Philippe, sa mère qu’il adorait (quoique étant lui-même de tempérament froid et peu sentimental) et par laquelle il se rattachait avec sincérité à notre patrie. Très religieux, il a fait uniquement par politique et par politique nationaliste bulgare, embrasser à son fils aîné l’orthodoxie à laquelle n’appartiennent pas ses autres enfants. L’héritier du trône, Boris, est né le 18 janvier 1894 ; c’est un jeune prince hardi, courageux, d’une remarquable intelligence, très ami de la France qui est pour lui une seconde patrie puisque sa mère Marie-Louise de Bourbon Parme était petite-fille de Charles X. Les autres enfants du tsar de Bulgarie sont : Cyrille, prince de Preslav, né le 5 novembre 1895 ; Eudoxie, le 15 janvier 1898, et Nadedja, le 18 janvier 1899.

La Cour de Bulgarie est une des plus vraiment françaises de l’Europe et nous n’aurons pas, je crois, à regretter les appuis de toute sorte que nous fournirons à ce vaillant peuple bulgare, depuis le paysan jusqu’au souverain.

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