CHAPITRE VIII

La question religieuse. — Son histoire en Bulgarie. — La situation actuelle en Grèce, en Serbie, en Bulgarie. — Comment la question religieuse est liée dans les pays balkaniques à l’influence française.

 

Faire ici une histoire complète, exacte et minutieuse de la question religieuse dans les Balkans et plus particulièrement en Bulgarie, serait un travail trop considérable et trop spécial, d’autant plus qu’il nécessiterait une érudition et une compétence que j’avoue ne point posséder en la matière. Cependant, pour comprendre vraiment la situation actuelle, que nous examinerons d’ailleurs plus loin, il me semble utile de jeter un coup d’œil sur la marche, à travers les siècles, du christianisme en Bulgarie.

Une légende veut que saint Paul et un de ses disciples, Andronic, aient, les premiers, prêché dans la péninsule, ce qui expliquerait les martyrs persécutés par les Huns et autres envahisseurs en 300 ou 400 après Jésus-Christ ; mais le premier souverain qui s’occupa de faire évangéliser la péninsule fut Charlemagne, qui mit tous les Slaves de Moravie et de Pannonie (Hongrie) sous la direction de l’évêque de Passau, chargé de leur conversion. Le succès ne devait pas venir de ce côté  ! Ce fut, au contraire, de Byzance, déjà en décadence, que partirent ceux qui devaient être les plus grands apôtres des Balkans et des régions slaves, saint Cyrille et saint Méthode, tous deux originaires de Thessalonique. Ils se rendirent de bonne heure à Constantinople où, sous la conduite de maîtres déjà célèbres, ils étudièrent philosophie, mathématiques et, en général, tout ce qui pouvait leur être enseigné à cette époque. En 851, Cyrille fut envoyé par Michel III à Bagdad pour répondre aux savants musulmans ; l’ayant fait avec une éloquence et une habileté remarquables, il fut envoyé avec son frère chez les Khazares, peuple du Don, et, à leur retour de cette mission, ils partirent pour la Moravie, commencer l’apostolat qui les rendit glorieux dans la chrétienté tout entière.

Saint Cyrille mourut le premier à Rome en 869 : malgré ses désirs, il y fut enterré. Son frère Méthode repartit alors et organisa complètement l’Église catholique slave ; pour cela, saint Cyrille et lui avaient composé le slavon 60 , langue compliquée mais belle et riche, et qui leur permit de se faire comprendre des populations qui se convertirent très vite. (Le slavon donna ensuite : le bulgare, le russe, le serbe, le roumano-slave et le croate.) Bref, l’œuvre des deux apôtres (Méthode mourut le 4 avril 885) fut le premier jalon de la civilisation dans les Balkans et en Moravie, et constitua une barrière à l’influence germanique qui, dans l’Église comme partout ailleurs, cherchait à affirmer sa supériorité.

Leurs disciples continuèrent leurs travaux, mais au milieu des troubles qui ensanglantaient à chaque instant l’Orient, l’Église catholique bulgare ne pouvait progresser que bien lentement, attaquée et recherchée tour à tour par les prélats d’Allemagne et de Constantinople. En 927, Rome prouva sa liaison avec le culte bulgare en envoyant un légat chargé de sacrer empereur Pierre Ier « basileus de Bulgarie ». Quelque temps après, l’influence byzantine l’ayant complètement accaparé, et ses fautes nombreuses ayant soulevé la colère du peuple, elle subit facilement la pression des hérésies des Bogomiles 61 et son affaiblissement rapide amena celui de la monarchie bulgare. En 972, le souverain byzantin Yan Timizcès subordonna tous les évêchés bulgares à l’Eglise de Byzance, d’Okrida. En 1054, le patriarche de Constantinople et l’archevêque se séparèrent de Rome en lui reprochant plusieurs usages ou principes tels que : « usage du pain azyme — permettre l’usage de la viande le mercredi — permettre à deux frères d’épouser deux sœurs, etc., etc... » En 1024, Kaloïan, restaurateur de la monarchie bulgare, se réconcilia avec le Pape qui envoya un légat pour le sacrer roi. Les moines Théodose et Euthyme continuèrent le système romain, mais en 1393, le patriarche de Tirnovo ayant vaillamment résisté aux Turcs, fut exilé en Macédoine tandis que les églises étaient transformées en mosquées. L’archevêché bulgare d’Okrida devint, principalement après sa mort, le centre religieux officiel du pays et, en 1396, les Bulgares furent soumis directement (pour la seconde fois) à l’Église de Constantinople. Les évêques grecs du Phanar avaient la haute main sur tout le clergé, en profitant pour écarter tous les prêtres nés dans la région et les remplacer par leurs créatures qui pesaient lourdement sur les populations slaves.

Au même moment, pour sauver leur nationalité ainsi mise en péril, les sectes pauliciennes de Philippopoli, de Svichtov et de Nikopol se convertirent au catholicisme romain, en conservant leur langue respectée par les Papes et interdite par les patriarches grecs.

Au XIXe siècle, lors du réveil des peuples balkaniques, les Bulgares réclamèrent à la Porte et au Patriarchat, mais en vain, une Eglise autonome, aussi, voyant qu’ils n’obtiendraient rien du côté du Sultan, tentèrent-ils, en 1860, une union avec Rome qui leur aurait assuré le concours de la France. Mais la Russie s’interposa, craignant la création d’une nation catholique sur laquelle elle n’aurait aucune influence ; elle insista auprès du Sultan et du patriarche pour obtenir une solution favorable à ses intérêts, et, en février 1870, un firman impérial ottoman confiait l’administration de l’Église bulgare à l’exarque de Constantinople et au Saint Synode.

 

Telle fut l’histoire du christianisme en Bulgarie, elle se rattache, comme on a pu le voir, à celle de toute la péninsule, dont nous allons examiner maintenant l’état actuel, au même point de vue.

En Grèce, la religion puissante, officielle, est l’orthodoxie. Les catholiques grecs sont cependant en nombre relativement grand ; ils professent un patriotisme exalté, presque sauvage, et malgré tout, pour les orthodoxes, restent un peu des étrangers. Leur situation avait cependant été réglée par le protocole de Londres, daté du 3 février i83o. Il déclare que :

 

La religion catholique jouira en Grèce du libre et public exercice de son culte, que tous les sujets du nouvel Etat, quel que soit leur culte, devront être admissibles à tous les emplois, fonctions et honneurs publics, et traités sur le pied d’une entière égalité, sans égard à la différence des croyances dans tous les rapports religieux, civils et politiques.

 

Le principe était excellent, mais l’application le fut moins, du fait de la population même et des usages déjà établis.

Les conversions sont rendues impossibles, vu l’intransigeance dont on fait preuve, et les évêques latins finissent par déclarer que les tentatives d’établissement en Grèce de prêtres catholiques grecs n’ont aucune chance de succès et ne servent qu’à créer des difficultés continuelles. On aboutit chez les Hellènes à cette absurde réalité  : Tout mariage contracté entre orthodoxe et catholique est nul devant la loi, et alors ou la partie catholique ira contre ses principes, devant le prêtre orthodoxe, ou le mariage sera légalement nul. Le peuple et le gouvernement suivent donc volontairement, pour l’un au moins, une politique d’imposition et de grécisation à outrance que nous retrouverons plus loin lorsque nous nous occuperons directement de l’influence française.

En Serbie, la situation religieuse est celle d’un pays libéral, et généralement tolérant. Tous les cultes ont la même position devant la loi. La majorité des Serbes est orthodoxe, mais il existe également des musulmans, des israélites et des catholiques, ces derniers relativement en petit nombre, surtout dans l’ancienne Serbie, car dans les districts d’Uskub, de Vêles et de Monastir, on compte plusieurs diocèses importants de catholiques bulgares.

Jusqu’ici, dans la Serbie primitive, celle de 1911, on ne voyait qu’une seule église catholique, la chapelle de Nisch, et en outre celle de la Légation d’Autriche à Belgrade. Mais on donnait à cette situation une explication qui semble très vraisemblable, en disant qu’en Serbie « catholique » était synonyme d’autrichien, ce qui signifie « ennemi ».

Et cet état de choses faisait faire par un officier, avant la guerre, à quelqu’un qui me l’a répété, cette réflexion : « Le peuple bulgare, arrivé après nous à l’indépendance, a cependant dépassé le nôtre. Pourquoi ? » Je n’ai pas à répondre à cette observation, mais je me contente de citer une opinion émise à ce sujet par un homme plus compétent que moi et qui connaît à fond tous les États de la péninsule :

 

Les Serbes, m’a-t-il dit, ont chez eux une petite aristocratie, très civilisée, mais la population orthodoxe ne peut recevoir d’instruction que du gouvernement, sa religion ne lui donnant pas de prêtres instruits, intelligents et travailleurs, capables de l’aider. Or, il n’est pas possible au gouvernement, malgré sa bonne volonté, de mettre en contact perpétuel avec le peuple des individus de valeur, remplissant les conditions nécessaires pour faire œuvre utile. A la rigueur, on peut y arriver dans plusieurs localités importantes, mais on n’obtient pas le même rendement ni la même valeur qu’avec des missionnaires catholiques, désintéressés, qui peuvent avoir une heureuse influence sur le paysan et hâter son développement intellectuel. C’est ce procédé qui a permis en grande partie à la Bulgarie de devenir ce qu’elle est.

 

Je ne me permettrai pas d’apprécier ces paroles qui me semblent logiques et justes mais que je ne saurais commenter. Je poursuis seulement l’exposé des faits qui se rapportent à cette question et dont le lecteur tirera lui-même la déduction.

Depuis cette conversation, la situation a changé, les Serbes possèdent maintenant une partie de la Macédoine et y ont rencontré des établissements religieux florissants. Qu’en ont-ils pensé, je l’ignore, mais je sais que l’on s’occupe fort à Belgrade d’une entente avec Rome, entente qui couperait court aux tentatives d’immixtion de l’Autriche dans les affaires de Serbie sous prétexte de protection des catholiques, et qui donnerait au gouvernement un auxiliaire pratique dont il a reconnu l’utilité. Le ministère de M. Pachitch verrait donc avec plaisir la création d’un évêché catholique en Serbie ; mais jamais un évêque autrichien ne pourra s’y rendre, pas plus que tout autre vicaire germanique. Un prélat de nationalité française y serait au contraire le bienvenu. Je ne pense pas que ce puisse être là une cause de désagréments pour nous et j’imagine plutôt que notre influence ne pourrait qu’y gagner notablement comme nous le verrons plus loin d’ailleurs.

Quittons Belgrade et transportons-nous à Sofia.

La constitution religieuse bulgare est aussi très libérale.

Les Bulgares se sont séparés des Grecs phanariotes qui avec les archevêques d’Ochrida les opprimaient et détruisaient les livres écrits dans leur langue. Ils sont ainsi répartis : deux groupements latins constituent les deux évêchés de Roustchouk et de Philippopoli. Ces diocèses comprennent environ 35.000 fidèles convertis en grande partie depuis un siècle, et malheureusement moins instruits qu’ils ne pourraient l’être, par suite de l’inaction des missions austro-italiennes de Passionistes et de Capucins qui les dirigent.

Ensuite viennent les « uniates », restes du mouvement d’union avec Rome, commencé en 1860 et entravé par la Russie ; au nombre de 30.000 et dépendant de trois évêchés « Salonique, Andrinople, Constantinople », ils sont à peu près semblables aux orthodoxes, mais reconnaissent le chef de l’Église et jouissent d’une vitalité que les orthodoxes ne possèdent pas.

Enfin, les orthodoxes schismatiques, les plus nombreux, n’ont rien de très fanatique ; ce sont de braves gens qui n’ont guère d’instruction et par le fait même de leur religion n’ont aucune vie spirituelle active. Ainsi que nous l’avons fait remarquer préalablement, ils forment depuis 1870 une Église autonome, soumise cependant à l’exarque de Constantinople. Cet exarque, reconnu par le Sultan, continue à poursuivre l’émancipation bulgare du joug grec, en tâchant le plus possible d’enlever aux Hellènes les écoles qu’ils possèdent dans les localités bulgares où ils s’efforçaient de faire disparaître la langue slave (l’ancien slavon modifié légèrement). En outre, de nombreux collèges et monastères..., mais ceci rentre dans l’influence française, que nous étudierons plus loin. Des informations diverses ont signalé les mouvements qui se dessinaient en Bulgarie, en faveur d’un rapprochement avec Rome, mais on a voulu l’attribuer aux seuls Macédoniens. Je crois être en mesure d’affirmer que ce projet n’est pas exclusivement originaire de Macédoine et que les hautes sphères bulgares s’en occupent très sérieusement à Sofia.

Le peuple est favorable à cette solution, m’a-t-on dit. Quels avantages y voit-il donc ? Je crois que d’une part, il y trouverait un moyen de conserver sa nationalité en s’affranchissant définitivement de tout rapport avec les Russes qui, à ce sujet, le renient, de même que les Grecs qui le considèrent comme schismatique. Il aurait, d’autre part, une certaine satisfaction d’amour-propre à se rapprocher de l’Occident qui lui assurerait une instruction et une culture plus grande et plus fortes, par l’introduction chez lui d’un autre esprit que celui de l’orthodoxie russe ou grecque, et une indépendance plus complète. On peut encore observer qu’il a été capable de remarquer le développement des peuples catholiques tchèques, croates, polonais, à côté des rusticités de l’empire moscovite, malgré les efforts du tsar Nicolas II. Enfin, cette union, qui laisserait aux Bulgares leur langue et leur rite, leur permettrait d’avoir chez eux un plus grand nombre de monastères et de collèges français que l’Église romaine mettrait à leur disposition. Il est vrai que nous sommes les protecteurs officiels des Missions depuis l’acte de 1410, mais les communications sont interrompues entre Paris et le Vatican, aussi la situation est-elle à la fois délicate et bien périlleuse là-bas. Je ne veux nullement traiter ici la question religieuse actuellement encore si débattue dans notre pays, ni parler à ce point de vue, n’ayant aucune qualité pour cela, aussi le lecteur ne doit-il voir en ces lignes qu’une étude placée au seul point de vue des intérêts français en Orient.

Comme nous le verrons encore au chapitre IX, ce sont ces intérêts qui sont directement liés au mouvement uniate bulgare qui, soutenu par nous, introduira en Bulgarie encore plus fortement nos idées, notre civilisation, notre influence. Or, le peuple ne voit, semble-t-il, aucun inconvénient à cette tendance, les grands journaux de Sofia s’en occupent, des professeurs manifestent ouvertement leurs désirs dans ce sens, les hautes personnalités de l’État l’examinent attentivement, et des meetings ont même eu lieu pour prier l’exarque de Constantinople de prendre la tête de cette cause nationale et de se rendre à Rome pour en délibérer avec le pape Pie X.

Mais que dira la Russie ? Ayant déjà une première fois, il y a cinquante-trois ans, énergiquement agi contre ce courant, ne va-t-elle pas mettre tout en œuvre pour le faire échouer encore ? Il semblerait, en effet, qu’elle ne pourra pas se résigner à admettre pareil événement, mais après ce que nous avons vu et lu (chapitre III, politique russe), il nous est possible d’en douter. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg, même s’il n’a pas joué, durant juillet et août, le rôle que lui attribue l’auteur de la lettre que nous avons publiée après la Croix, ce qu’il faut espérer, a modifié sensiblement son attitude vis-à-vis de ses protégés balkaniques et notamment à l’égard du souverain de l’un d’eux, le roi Ferdinand. Celui-ci a pourtant, dans un but de conciliation, fait embrasser à son fils aîné la religion orthodoxe. Mais ni le tsar de Bulgarie, ni le prince Boris ne sont aveugles, et je suppose que l’Empire moscovite comprendra cette idée, qu’on ne refera pas deux fois aux Bulgares le coup d’Alexandre de Battenberg !

 

 

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