CHAPITRE VI

Accusations turques. — Les protestations d’Andrinople. — Les Turcs à Andrinople et dans ses environs. — Précisions.

 

J’aurais voulu que le chapitre IV, ce « chapitre d’horreur », ainsi que me le disait le collaborateur qui a bien voulu m’aider à classer les innombrables documents que j’ai reçus de partout, fût définitivement clos et qu’il soit inutile de parler encore de massacres et de carnages ! Mais de tels événements se sont déroulés dans la Thrace orientale, de telles exagérations, pour ne pas dire inventions, ont été publiées sur les méfaits turcs et bulgares, qu’il m’est interdit de faire silence sur ce point comme j’en avais tout d’abord l’intention. J’ai déjà longuement décrit dans le chapitre III et dans le chapitre Ier l’état d’âme des populations balkaniques et principalement de celles dont il sera question ici ; aussi prierai-je souvent le lecteur de se reporter aux pages précédentes, afin de saisir clairement, comme j’espère l’avoir fait moi-même, les causes véritables de la situation actuelle. Ainsi que nous l’avons vu plus haut, l’armée ottomane réoccupa en fort peu de temps presque toute la Thrace, prenant comme premier prétexte à sa marche vers le nord, la protection des sujets musulmans maltraités par les Bulgares.

Mais cette vague accusation ne suffisait pas à justifier une aussi grave opération militaire, et surtout était trop bénigne pour forcer l’attention européenne et s’attirer la sympathie du monde civilisé. Et, les Bulgares ayant commis indéniablement des fautes nombreuses, les autorités ottomanes, non contentes de les relever simplement, les « cherchèrent » avec ardeur, et après d’admirables travaux, inondèrent la presse de tous les pays du globe de rapports effroyables et de communiqués sensationnels.

Comme partout, il y eut dans ces récits « du vrai et du faux »  ; essayons de les distinguer et pour cela voyons d’abord les principales accusations que possède à son actif le plaidoyer turc. Au milieu des multiples informations venues d’Orient, une ou plutôt une série, attira tous les regards et fit pousser à tous des cris d’horreur, ce furent les articles parus dans l’Echode Paris du 21 août 1913.

Ils émanaient, disait-on : « D’un fonctionnaire russe », avaient été, parait-il, envoyés à Saint-Pétersbourg et comprenaient plusieurs parties :

1° Un récit ex abrupto des malheurs d’Andrinople en général ;

2° Une note relatant l’intervention des consuls ;

3° Une description du retour des Turcs à Andrinople ;

4° Une accusation directe contre le général Veltchef.

Dans la première partie du rapport en question, j’enregistre la déclaration suivante :

 

J’ai eu l’occasion de visiter Andrinople et ses environs en compagnie d’une dizaine de correspondants étrangers représentant les plus grands journaux et agences télégraphiques.

 

Parmi ces journalistes je citerai MM. Ludovic Naudeau, du Journal, Hugues Le Roux, du Matin, G. Babin, de l’Illustration. Je m’étonne que ces personnalités n’aient pas relaté dans leurs feuilles respectives les atrocités dont parle le « fonctionnaire russe », auteur des notes du 21 août.

Je remarque plus loin ces mots :

 

Un riche israélite autrichien, Rodrigues, partant pour Constantinople, confia sa maison à trois officiers bulgares ; en revenant, il a trouvé sa maison vide, tout a disparu, envoyé à Sofia, même le piano. On a dévalisé de même les maisons des riches israélites Moïse Dehmoiras et Henaraya.

 

Je ne comprends pas comment cet Autrichien, devant sa maison vide, ne se soit pas plaint à son consul qui aurait fait des observations aux autorités bulgares, lesquelles auraient certainement agi en conséquence pour lui donner satisfaction.

En outre, je ne crois pas qu’il y ait rien d’étonnant à ce que, lors de l’irruption dans une ville assiégée depuis plusieurs mois, de troupes énervées, il se produise des vols, brutalités ou autres méfaits de ce genre.

Plus loin :

 

Encore plus révoltant est le récit de dix soldats turcs qui se trouvent actuellement à l’hôpital du Croissant rouge égyptien.

En évacuant Andrinople, les Bulgares envoyèrent à Mustapha-Pacha sous escorte 200 prisonniers turcs. Tous les malades et blessés qui n’avaient pas la force de marcher furent tués en route.

La colonne fut ensuite partagée en trois groupes ; le groupe où se trouvaient les dix personnes précitées était composé de quarante prisonniers. A un moment donné, les Bulgares leur déclarent qu’ils sont libres, qu’ils peuvent aller où ils veulent ; les malheureux n’ont pas le temps de faire une dizaine de pas que les Bulgares, sur l’ordre de leurs officiers, ouvrent le feu.

Tous sont tués excepté ces dix soldats qui, grièvement blessés, simulent la mort. Pendant quatre journées entières, ils restent sans nourriture, cachés dans la forêt. Parmi eux se trouvent Camber Ouglou Camber, Hassan Ouglou Hay, Emin Ouglou Emin, des Ier et 2e bataillons des redifs de Kirk-Kilissé (suivent les autres noms). Presque tous ont la gangrène, deux d’entre eux sont déjà morts...

 

Je ne parlerai pas de la première affirmation ci-dessus énoncée quant aux malades et aux blessés achevés en route. Je doute que ce fait soit entièrement exact, mais il est malheureusement » possible  » ; je n’en dirai pas de même de cette émouvante histoire des dix soldats turcs, dont l’endurance, la robustesse et la résistance furent si grandes qu’ils parvinrent, grièvement blessés, à vivre quatre journées entières sans nourriture, ayant par dessus tout la gangrène, mal affreux qui ne pardonne guère ! Ces hommes auraient constitué de ce fait des « cas » merveilleux, et je suis persuadé que les chirurgiens de la Croix-Rouge les auraient étudiés avec intérêt et nous auraient fait part de leurs opinions.

Au sujet des souffrances endurées par les femmes d’Andrinople, souffrances sur lesquelles l’auteur de ce rapport s’étend complaisamment, je ne puis que répéter ce que je disais au chapitre IV, en déplorant un mal si puissant et en faisant remarquer au lecteur que les Turcs n’ont rien à reprocher sur ce point à n’importe quel autre peuple de l’univers 49 .

Voyons maintenant ce que dit « le fonctionnaire russe » au sujet du retour des Turcs et du général Veltchef :

 

Le retour des Turcs.

 

Tout ce qui précède explique bien pourquoi les troupes turques, entrant à Andrinople, ont été reçues par toute la population à bras ouverts. On se rappelle que, pendant le siège, le commandant d’Andrinople, Chukri Pacha, et le commandant de forteresse Ismaïl Pacha, ont montré une sollicitude paternelle pour tout le monde, sans distinction. Les Turcs ont pleinement justifié cette réception enthousiaste par une modération extraordinaire. Depuis leur arrivée, l’ordre le plus parfait règne dans la ville ; il n’y a aucun cas d’agression. Dans un village des environs, il y a eu quelques excès commis par la cavalerie irrégulière kurde, mais tous les coupables arrêtés ont passé en conseil de guerre et ont été fusillés.

A Mustapha-Pacha, des soldats ayant voulu incendier une maison, ont été tués sur place par un officier. Les autorités turques, contrairement à l’exemple bulgare, montrent par des faits qu’ils ne tolèrent aucun désordre ; vu ce qui précède, on ne serait pas étonné de voir la population turque, grecque et israélite, se préparer à partir si elle entendait dire que l’Europe insiste sur la rétrocession d’Andrinople aux Bulgares.

Le métropolite grec, ainsi que le mufti, s’adressent par mon entremise à l’opinion publique russe pour qu’en cas de retour des Bulgares, on accorde aux habitants de Thrace un mois de délai pour que la population puisse s’expatrier tranquillement.

Voici, sans phrases, le résultat terrifiant de mon enquête minutieuse de huit jours.

Dans une annexe au rapport que nous venons de publier, est donné le récit de deux soldats turcs, seuls survivants de massacres de prisonniers exécutés par les Bulgares et qui ont coûté la vie à plusieurs milliers de soldats turcs.

 

Oh ! qu’il est attendrissant ce souvenir de la sollicitude toute paternelle de Chukri-Pacha, alors surtout que, par extraordinaire sans doute, toute l’Europe s’est émue il y a quelques mois de son attitude intransigeante et dure vis-à-vis de ceux que les Bulgares offraient de laisser sortir pendant le siège, et de ceux que, le premier, il a isolés dans l’îlot de la Toundja !

A côté de ce témoignage un peu fantaisiste, je veux citer celui de M. Gustave Cirilli qui lui aussi est turcophile avec ardeur :

 

Les Bulgares tiennent leur proie, mais ils lui feront payer cher sa folle résistance. Pendant trois jours consécutifs la ville est mise à sac. Les maisons turques particulièrement sont livrées au pillage d’une soldatesque brutale qui ne respire que haine et vengeance...

Des proxénètes, juifs, arméniens, grecs surtout, des mégères de quartiers conduisent ces orgies furieusement et font leur part de profit...

Devant toutes ces horreurs, les souvenirs de la guerre de 1870 me reviennent douloureusement à l’esprit. Ce n’est pas la même bouche qui prononce le væ victis, mais c’est la même main impitoyable, le même poing de fer, les mêmes brutalités qui s’abattent sur le vaincu...

 

Certes, je crois qu’il y eut des brutalités et des crimes peut-être decommis à Andrinople, car, dans ce que dit M. Cirilli, je suis sûr qu’il est une pensée sincère bien que toujours orientée vers le but de défendre la Turquie : cependant il est un mot que je ne puis laisser passer sans le relever à notre point de vue de Français ! Que M. Cirilli se souvienne que l’on ne doit pas comparer l’Empire ottoman de 1912 à la France de 1870, car si l’un a derrière lui cinq siècles de cruautés et d’oppression sur des peuples qu’il a exaspérés et qui se vengent, l’autre n’avait qu’un passé de gloire, de noblesse et d’honneur !

Voici ce que dit encore le « fonctionnaire russe » déjà cité  :

 

Le général Veltchef.

 

Ici, il serait à propos de dire que, d’après les déclarations unanimes des consuls, du mélropolite, du mufti et de tous ceux qui ont eu l’occasion de parler avec lui, le général Veltchef s’est montré toujours excessivement cruel et brutalement arrogant. Il disait ouvertement et, paraît-il, d’accord avec les vues sérieuses de son gouvernement, que la Bulgarie n’a besoin ni des Grecs, ni des Musulmans, et qu’ils profiteraient de la première occasion pour anéantir toute la population grecque et musulmane. Il exprimait l’intention de les remplacer par 28.000 Arméniens de Rodosto et de Malgara.

Le traitement atroce que subirent aux premiers jours de l’occupation bulgare les prisonniers de la population mâle turque, prouve que ce n’était pas une menace vaine. Les canons du fort de Keyi sont restés jusqu’à présent braqués sur la ville.

Pour mieux dépeindre ce général bulgare qui, paraît-il, malheureusement, est élève de notre Académie militaire, je mentionnerai ici un procédé caractéristique où le métropolite grec d’Andrinople a joué un rôle :

Le 25 juin, Sa Grandeur Polycarpe alla au gouvernement pour demander qu’on laissât entrer chez lui pour la nuit, l’évêque de Cavala, Anathase, amené ici sous escorte avec vingt notables de cette ville, et tenus toute la journée debout dans la cour du gouvernement, au milieu de prisonniers de toute espèce.

Veltchef déclare brutalement à Mgr Polycarpe qu’il ferait pendre et fusiller tous les notables grecs d’Andrinople, en commençant par leur métropolite, puisqu’il s ne restaient pas tranquilles et se montraient hostiles aux Bulgares. Celui-ci ayant essayé de se justifier, Veltchef lui cria sauvagement en turc : « Souss » (tais-toi).

Pendant une heure que durèrent les réprimandes sauvages du général, le prélat orthodoxe resta debout et Veltchef, tout le temps, le tutoyait, ne cessant pas de le menacer de mort, ainsi que tous les Grecs.

Ayant perdu toute patience, le métropolite se révolta et cria, en le tutoyant : « Eh bien ! Keff ! (en turc : massacre !) — N’aie pas peur, je massacrerai, répondit le brave général, mais naturellement je ne demanderai pas ta permission. »

Pour comprendre la mentalité de ce général, il faut remarquer que tous les Bulgares, depuis le commandant en chef jusqu’au dernier soldat, ne cessent de répéter sur tous les tons : « Andrinople a été prise par nos armes, au prix du sang et de la vie de milliers de Bulgares ; par conséquent, la place et les vies mêmes des habitants nous appartiennent, nous avons le droit de faire tout ce que nous voulons. » Cet état d’esprit menaçant des Bulgares a mis dans l’angoisse la population et fort inquiété les consuls. Ceux-ci télégraphièrent à Sofia, où les légations firent des représentations énergiques.

 

A ce réquisitoire j’opposerai simplement ce fragment que j’extrais du Journal d’un assiégé à Andrinople, de M. Gustave Cirilli :

 

La seconde figure qui attira mon attention, j’ajouterai toute ma sympathie, est celle du général Veltchef. C’est un homme qui a dépassé la cinquantaine, et dont la vie entière a été consacrée au métier des armes. Il voyagea en France et voulut entrer à notre Ecole de guerre, à une époque où les officiers étrangers n’y avaient pas accès. Il s’en fut donc avec les généraux Savof et Ivanof compléter son instruction militaire en Russie. Tous trois y apprirent les secrets d’un art qui les a conduits aujourd’hui sur le chemin de la victoire.

Le général Veltchef commandait autour d’Andrinople le secteur de l’est, celui qui bombarda la ville dès le début et qui fit la première brèche aux mailles inextricables des fils barbelés.

C’est lui qui commande aujourd’hui la place et il le fait avec une aménité telle que la main de fer paraît une main de velours. Le général est à la tête d’une charmante famille qui a reçu une éducation toute européenne, et à le voir entouré de ses enfants, à côté d’une femme à l’esprit cultivé, on ne peut s’empêcher de rendre hommage à ce soldat possesseur d’une grande fortune, qui a préféré à l’aisance et au bien-être de sa position sociale, les hasards de la vie de camp. Il est vrai que c’est à ce prix qu’on avance les limites de son pays.

 

Je suppose que ceci répond suffisamment au violent accusateur au sujet duquel j’ajouterai d’ailleurs ceci : « Ce fonctionnaire russe d’Andrinople n’a jamais existé. » Il y eut, dit-on, un certain M. Tchernoff, soi-disant photographe, qui publia dans le Journal du 27 août un récit affreux des atrocités commises à Andrinople ; nous verrons plus loin ce que dit à son égard la Légation de Bulgarie à Paris. Mais, je le répète, l’auteur des articles reproduits dans l’Echo de Paris du 23 août ne doit exister que dans l’imagination féconde de certains individus qui arrivent à tromper la presse et le public ; ou bien alors c’est M. Tchernoff qui n’est nullement fonctionnaire de l’Empire des Tsars, au grand détriment de celui ci, sans doute... car ce doit être un homme de talent... dirai-je de génie !...

Avant de quitter l’ouvrage de M. Cirilli, je veux encore faire à son sujet une simple remarque. Il assure que les Bulgares forcèrent une foule de magasins d’Andrinople à remplacer les inscriptions françaises de leurs enseignes par des caractères cyrilliques et que les vainqueurs obligèrent de même les grands quotidiens français à disparaître, sauf un ou deux favorable à leur cause. Je crains un peu que M. Cirilli n’exagère les faits, mais lui, que je crois sincère, ne peut les inventer, et je suppose qu’il s’agit d’un malentendu ou de mauvaises interprétations d’ordres supérieurs de Sofia. En tous cas, l’incident est regrettable et je suis sûr que dans toutes les villes conquises, les Bulgares agiront comme ils le font vis-à-vis de nos écoles et de nos monastères, ainsi d’ailleurs que nous le verrons plus loin 50 . Pendant tout le mois d’août, alors que Sofia demandait à l’Europe son intervention, et qu’une délégation des habitants turcs d’Andrinople parcourait les capitales pour supplier les puissances de laisser la ville des mosquées à la Turquie, la presse entière publia des protestations et des pétitions signées des populations de divers points de la Thrace, pétitions plus ou moins sincères, rédigées dans le même but. Il m’est impossible de les reproduire ici, mais je tiens à en donner des types, désirant garder toujours la situation impartiale que je me suis efforcé de conserver dès le début de cet ouvrage.

En voici donc une, parue dans l’Autorité du 23 août :

 

Les habitants du caza de Kandéré ont adressé au grand vizirat la dépêche suivante :

« Nous avons appris avec un vif regret qu’une démarche a eu lieu pour la cession d’Andrinople dont chaque point est rougi du sang patriote. La démarche pour la cession de cette ville musulmane qui est fière d’être la deuxième capitale de l’empire ottoman, en foulant aux pieds les droits ottomans, nous a causé une grande émotion et une grande tristesse. La population de ce caza a exécuté jusqu’ici tous les ordres du gouvernement avec des sacrifices en biens et en hommes. Elle est fière de continuer encore la série de ses sacrifices. Nous attendons au bureau télégraphique les ordres du gouvernement et prions votre honorable cabinet de prendre aussitôt toutes les mesures nécessaires pour le maintien d’Andrinople sous la domination ottomane. »

 

Je ne m’attarderai pas sur ce qu’ont pu dire ou écrire pour la défense d’Andrinople ottomane, tous les petits auteurs qui voulaient s’attirer la reconnaissance turque, et je passe immédiatement au champion de l’Empire ottoman, à notre grand écrivain M. Pierre Loti.

Il publiait dans l’Illustration du 30 août les lignes suivantes, dont je ne puis citer, à mon grand regret, que des fragments :

 

De ces villages fantômes, je détaillerai un quelconque : Haousa, par exemple, où je me suis arrêté une demi-heure. Mais il y en a des centaines et des milliers d’autres où l’horreur est pareille.

Donc Haousa, prenons celui-ci au hasard. Plus que des pans de murs, des ruines, des débris. Voici la mosquée ; de loin, elle semblait moins détruite que tant d’autres, sans doute faute de temps pour la saccager : en dedans quelques blessés, quelques malades aux figures terreuses gisent sur des loques. On a brisé à coups de massue les fines sculptures en marbre blanc des fenêtres et du Mihrab, et ce sont les prisonniers, les blessés turcs qui ont été condamnés à faire eux-mêmes la besogne sacrilège, tandis que les Bulgares les harcelaient à coups de baïonnettes. Il faut monter au minaret pour voir le plus immonde : les Bulgares y venaient tous les jours pour faire de là-haut leurs ordures sur la coupole qui en est ignoblement souillée. Autour, c’est le cimetière, on a brisé toutes les stèles, on a mis à découvert des morts et on s’est amusé à faire des ordures sur leurs ossements disloqués. Voici le puits du village ; il en sort une sinistre odeur ; on y a jeté le corps des femmes et des enfants violés par les soldats, et, par dessus, pour les faire plonger, on a entassé les stèles arrachées aux tombes.

 

Un vieillard courbé m’a dit : « Moi, j’avais une petite fille de dix ans qui était ma joie. Quatre soldats bulgares sont entrés pour la violer ; ils m’ont aux trois quarts tué à coups de poing parce que j’ai voulu la défendre. Quand j’ai repris connaissance, elle n’y était plus. » Où était-elle sa petite fille ? Dans le puits, sans doute, à pourrir avec les autres sous les marbres brisés !...

 

Si je n’avais recueilli que des témoignages turcs, je risquerais d’être taxé d’exagération. Mais les plus accablants, ce sont les Grecs et les Juifs qui me les ont fournis...

... C’est pendant un iftar, dîner de ramazan, offert par le vali, dans son palais dévasté, que j’ai pu juger surtout de l’entente fraternelle entre les musulmans et les autres communautés religieuses d’Andrinople...

 

Si je n’avais été impartial, et que j’eus voulu m’attacher à démontrer la cruauté musulmane et l’humanité des alliés, tous mes plans, toutes mes sympathies, auraient immédiatement changé à la lecture de ces lignes !

Comment, en effet, ne pas se sentir ému d’une telle description, comment ne pas frémir avec Pierre Loti devant ces villages fantômes où l’on est étonné de ne pas voir les spectres des martyrs ottomans sortir de leur tombeau pour acclamer notre grand écrivain ! J’entends, malgré l’éloignement du lieu et du temps, les coups barbares des vainqueurs s’acharnant sur les admirables sculptures des mosquées, comme le firent sur nos églises les pauvres Turcs pendant quelques centaines d’années.

Et l’ignoble vision... ces soldats bulgares poussant la haine et la sauvagerie jusqu’à risquer leur vie pour souiller la coupole du sanctuaire de Mahomet ! Il y a pis encore !... Voici le puits du village. Qu’allons-nous y voir ? De l’eau ? Non pas, mais une superposition d’horreurs ! D’abord des stèles de marbre brisées par le vandale et enterrées dans cette fosse ; puis, à travers ces blocs devenus translucides, des corps de femmes et d’enfants ! Regardons avec plus de fixité malgré notre dégoût. Ces corps sont profanés, déshonorés... et nous relevons la tête indignés, tandis que les stèles de marbre après notre passage reprennent l’habituelle opacité qu’elles avaient voulu abandonner pour nous aider à constater les crimes commis contre la Turquie agonisante. Et quel orgueil pour des Français de voir les derniers survivants des massacres bulgares accourir, au nom de Pierre Loti, saluer le généreux défenseur des Ottomans opprimés.

Mais voici qu’un infortuné vieillard vient nous dire son désespoir. Sa petite fille aux mains de quatre soldats ennemis qui vont la déshonorer en même temps sans doute ! Elle doit être dans le puits ! Hélas ! le miracle du marbre musulman ne se renouvelle plus, impossible donc de chercher la malheureuse enfant !

Ah ! que c’est mal à M. Pierre Loti d’avoir cru un instant que l’on douterait de son impartialité 51  ! Mais il a voulu écarter d’avance toute accusation d’exagération, et non content des témoignages fournis parles Turcs ennemis des Bulgares, il a tenu à demander leur avis aux frères de ces derniers, à leurs... amis séculaires, les Grecs. Suivons notre illustre académicien à l’iftar dîner du ramazan offert par le vali d’Andrinople. Là, l’entente règne, fraternelle, simple, franche et loyale entre les musulmans et les communautés religieuses juives ou helléniques ; comme il est regrettable que nos monastères ou couvents catholiques et français n’y aient pas été représentés 52  !... Puis, c’est l’heure de la prière du soir et si nous voulons suivre encore le sauveur de la Turquie, il faut nous rendre à la Mosquée de Sélim où « déjà des milliers d’hommes se prosternaient. Et ce soir-là, des hodjas chantèrent comme en délire. Leurs belles voix claires semblaient planer sur le haut de la coupole sonore, tandis que les innombrables voix assourdies et graves des fidèles agenouillés accompagnaient comme un grondement souterrain »...

Lecteur, après ceci, n’avez-vous pas envie de devenir musulman ?

Voici maintenant la protestation officielle de la Légation de Bulgarie à Paris :

 

LA VÉRITÉ SUR LES ATROCITÉS

 

Le Journal du 27 août publie un récit sensationnel intitulé  : « Un témoin des atrocités bulgares. »

Il est impossible à la Légation de Bulgarie de laisser passer sans protestation des imputations aussi scandaleuses.

Ce récit touche, d’une part, la prise d’Andrinople, et, d’autre part, la dernière guerre contre les Serbes.

En ce qui concerne la prise d’Andrinople, il est depuis longtemps de notoriété publique que les trois correspondants de guerre arrivés les premiers, lors de la chute de la place, étaient M. Ludovic Naudeau, du Journal, M. Luigi Barzini, du Corriere della Serra, et M. Péricard, de l’Agence Havas.

Peu de jours après sont arrivés aussi MM. Gustave Babin et Georges Scott, tous deux de l’Illustration.

Ces messieurs ont à loisir visité les champs de bataille et pris de nombreuses photographies, et ils n’ont constaté aucune atrocité ni mutilation. Il est vrai qu’à ce moment plusieurs de ces messieurs ont fait un récit pathétique de la situation des prisonniers turcs dans l’île de Toundja. Il est reconnu par les autorités bulgares depuis longtemps qu’un certain nombre de prisonniers ont pendant quelque temps souffert de la faim par force majeure, mais au même moment la disette était grande aussi dans l’armée bulgare. On a ravitaillé les prisonniers aussitôt qu’on a pu le faire, comme l’ont constaté les religieux français dont les couvents sont dans Andrinople.

La personnalité et l’identité des correspondants de guerre étrangers présents à la prise d’Andrinople est parfaitement connue et établie ; on n’a jamais entendu parler jusqu’à présent d’un certain M. Tchernoff, qui est l’auteur de l’article publié par le Journal et qui se dit photographe.

En Russie, comme partout, les véritables correspondants de guerre ont une autorité et une notoriété qui rend les noms bien connus.

Le même auteur raconte des atrocités qu’il aurait constatées dans la nouvelle guerre contre les Serbes.

Dans chacune des armées qui viennent de se combattre en Macédoine, un certain nombre d’exaltés et d’énergumènes ont pu commettre des atrocités. C’est ainsi que plus de trois cent mille réfugiés macédoniens ont fui en Bulgarie pour échapper aux persécutions et aux violences de l’ennemi.

La légation de Bulgarie proteste hautement et en toute connaissance de cause contre l’accusation de cruauté que l’on porte contre l’armée bulgare. C’est là une campagne organisée depuis le mois de juin contre la Bulgarie pour la déconsidérer.

Il est à espérer que l’opinion publique fera justice du roman feuilleton composé par M. Tchernoff.

 

Il est exact, en effet, que MM. Ludovic Naudeau, Luigi Barzini et Péricard n’ont pas raconté, comme bien d’autres, les atrocités bulgares qu’ils auraient pu constater à leur arrivée à Andrinople. On doit donc en déduire qu’ils n’en ont pas vu beaucoup, et que s’ils ont été les témoins de quelques fautes, elles ne leur ont pas semblé suffisamment probantes et importantes pour être criées à travers l’Europe. Au sujet des articles signés par M. Pierre Loti et parus dans l’Illustration, M. Dimitri Stanciof, ministre de Bulgarie à Paris, a tenu à écrire au directeur de cette revue la lettre suivante :

Monsieur le Directeur,

Je ne prétends ni discuter les préférences de Pierre Loti, ni méconnaître en lui « le grand écrivain ». Avec beaucoup de bons esprits, laissez-moi estimer cependant que lorsqu’il veut écrire « l’histoire », il est une limite pour le romancier même illustre.

Les récits que Pierre Loti vient de consacrer à la dernière guerre et à Andrinople sont d’une couleur admirable ! Qu’il me permette d’y ajouter plus modestement celle de la réalité.

Je reçois de mon gouvernement l’affirmation que les prisonniers dont il pleure la triste destinée et les souffrances sont en excellent état.

Quatre jours avant l’invasion turque, le général Veltchef leur offrait de rester à Andrinople ou d’être envoyés à l’intérieur du pays. Sur leur propre désir, on les dirigea sur des centres différents, en quatre groupes. Le ministère de la guerre de Bulgarie est en mesure de donner des renseignements sur le sort de chacun d’eux. Tels sont les faits, dégagés de toute littérature, et il en est ainsi heureusement pour beaucoup d’autres. Leur simplicité pourtant n’est pas dépourvue d’éloquence, et à l’heure où mon pays se heurte à tant de haines, de parti-pris, je vous serais très reconnaissant, etc...

STANCIOF.

 

Mais si nous avons lu plus haut le récit de « témoins  » impartiaux (du moins ils le disent et le croient) qui n’ont vu que les beaux côtés de l’administration ottomane, examinons maintenant d’autres récits écrits par des hommes dont l’honnêteté. l’impartialité et la compétence sont reconnues, et qui ont vu un peu différemment les événements.

 

A ANDRINOPLE

 

I. — Le retour des Turcs. — Récit d’un témoin.
La panique.

 

L’annonce de la prochaine arrivée des Turcs était loin de rassurer la population chrétienne d’Andrinople. Grecs et Arméniens redoutaient extrêmement ces trop empressés libérateurs, aussi lorsque le 20 juillet les autorités bulgares se retirèrent, les maisons étrangères furent envahies. Une bonne partie de Cara-Agatch et des villages voisins était accourue au collège des Assomptionnistes et au pensionnat des Oblates de l’Assomption. L’église paroissiale de la ville était devenue un vaste dortoir arménien. Le collège des Pères Résurrectionnistes polonais sous la protection de la France, le pensionnat autrichien des Sœurs d’Agram, l’école française et l’hôpital français, deux établissements tenus par les Oblates de l’Assomption, donnaient asile à des centaines de familles.

On entendit de plusieurs côtés des personnes appartenant à des familles grecques exprimer leurs appréhensions : « Nous avons fait yama (pillage) dans les maisons des Turcs, c’est pourquoi nous avons peur. »

Les journées du dimanche et du lundi se passèrent dans les plus vives alarmes. Quelques soldats à peine gardaient la ville. Le dimanche matin, un coup de fusil tiré d’une fenêtre turque abat un Bulgare qui marchait dans la ville. Immédiatemeut les comitadjis (irréguliers) se précipitent dans toutes les maisons du quartier pour perquisitionner. Ils tirent des coups de fusil dans l’intérieur des maisons mais ne trouvent rien. Les Turcs sont atterrés et les chrétiens craignent les représailles. Toutes les maisons et toutes les boutiques sont fermées et barricadées. La nuit, les comitadjis, les Grecs de la ville se chargent eux-mêmes de surveiller les rues. On ne signale aucun désordre. La peur a paralysé tout le monde.

 

II. — L’arrivée des Turcs.

 

Le mardi 22 juillet, vers 8 heures du matin, le drapeau bulgare de la tour de l’horloge est déchiré et remplacé par le drapeau turc. Quelques cavaliers traversent les rues, engageant les habitants à ne rien craindre. En un instant tous les Turcs et toutes les femmes turques, dévoilées pour la circonstance, sont dehors. Ce sont eux qui acclament les soldats à leur entrée en ville. Les chrétiens, finissant beaucoup par se convaincre que les Turcs n’ont pas le dessein de les exterminer de suite, commencent peu à peu à sortir et, pour se concilier la bienveillance de ceux dont ils ont tout à craindre, ils applaudissent aussi les escadrons qui viennent prendre possession des monuments publics. Les derniers drapeaux bulgares, les enseignes bulgares disparaissent, et chaque maison, chaque boutique arbore les couleurs turques. On voit encore de-ci, de-là, les nombreuses croix tracées à la hâte sur les maisons lors de l’entrée des Bulgares. Les scènes les plus délicieusement comiques sont ces échanges de coiffures qui se font avant de se montrer sur la rue. Voici un Grec qui sort de l’hôpital français, un fez neuf sur la tête et son chapeau de paille à la main. Les chapeliers et les marchands de casquettes peuvent fermer. Tout le monde porte la coiffure turque.

 

III. — L’ordre est maintenu dans la ville.

 

Les pillages et les massacres sur lesquels les Turcs comptaient furent empêchés à temps. Quelques heures à peine après l’arrivée des premiers cavaliers, des crieurs publics annonçaient que le vol, le pillage seraient punis de mort. Il fut bientôt évident pour ceux qui avaient appris par les fugitifs des jours précédents le malheureux sort de la population de Malgara et des environs, qu’Andrinople était à dessein traitée avec une faveur tout exceptionnelle.

L’occupation se fit sans le moindre incident. Ce fut assez pour décider les consuls étrangers, dont plusieurs se sont toujours montrés obstinément turcophiles, à télégraphier en Europe que les Turcs avaient été accueillis en libérateurs, que la ville était en fête, et la population au comble de la joie. Un peu plus tard, il y eut du désordre, même des assassinats dans certains quartiers excentriques, mais le centre d’Andrinople, les grandes rues, ce qu’on montre aux consuls et aux correspondants de la presse, gardèrent toujours la même froide apparence de calme et de sécurité.

 

IV. — Loin des yeux des consuls, pillages, massacres.

 

Pendant que les autorités turques faisaient photographier les 42 Grecs noyés à Cara-Agatch et encourageaient la publication d’immondes calomnies à l’effet de tromper la population d’Andrinople et surtout de l’Europe, des atrocités sans nom se commettaient dans tous les villages de Thrace et même dans les prisons d’Andrinople.

Aujourd’hui 14 août, le journal Stamboul, si turcophile soit-il, avoue 119 maisons et 3oo boutiques brûlées à Malgara, accepte le chiffre de 23 Arméniens et 2 Grecs tués, sans compter 20 blessés.

Dans le village de Galliopa, composé de 280 maisons, 2 seulement sont restées debout et les 278 autres ont été détruites par le feu.

Dans II autres villages chrétiens, il y a eu 299 maisons incendiées avec 94 personnes assassinées et 9 blessées.

Galliopa, ou mieux Callivia, est un bourg près de Malgara, où se trouve un couvent dépendant du Mont Athos. Le prêtre y a été tué. Un commissaire venu de Malgara et arrivé hier 13 août à Andrinople, nous assure que le nombre de villages incendiés ou détruits de fond en comble autour de Malgara n’est pas inférieur à 45. Il affirme avoir senti l’odeur insupportable de quantités de cadavres en traversant certaines campagnes des environs de Kéchan. A Kurkili, on compte 78 personnes tuées, 30 à Emil-Keuy. Au gros village de Bulgar-Keuy (400 maisons), la plus grande partie des habitants a été massacrée. Quantité de jeunes filles et de femmes ont été emmenées vers les harems de Gallipoli ou d’Asie Mineure. Des deux beaux villages catholiques d’Ela-Quenu et de Lisgar, il ne reste que des cendres.

Au nord d’Andrinople, une vingtaine de villages au moins ont disparu de la même façon. Partout massacres, viols, pillages, incendies. De plusieurs prêtres catholiques nous sommes absolument sans nouvelles, et nous commençons à craindre beaucoup pour leur sort. Un Père Assomptionniste français et deux Sœurs Oblates de l’Assomption attendirent les pillards dans le grand monastère de la mission de Mostratli. Les deux Sœurs furent mises en joue, mais bientôt les Turcs se rappelant tous les services rendus dans les villages environnants par celles qui leur tenaient tête si courageusement, se ravisèrent et, après un court entretien à distance avec l’intrépide Sœur Gudule 53 , une Sœur belge, promirent de respecter les personnes. Chapelle, monastère, école de garçons, école des filles, ferme et moulin, tout fut la proie des flammes ; les dégâts sont évalués à plus de 220.000 francs. Les trois missionnaires, n’ayant plus une pierre où reposer la tête, gagnèrent un village voisin où quatre fois on leur refusa du pain, et finalement parvinrent à Andrinople.

La maison de Mostratli, qui est sous la protection de la France, a amené l’intervention de l’ambassade de Constantinople auprès de la Sublime-Porte. L’attitude de la France doit chagriner passablement la police turque. Celle-ci multiplie les enquêtes qui aboutissent infailliblement à la conclusion mensongère préparée d’avance : ce sont les Bulgares qui ont mis le feu en se retirant. Malgré les dépositions des témoins, en particulier du missionnaire de Mostratli, les journaux de Constantinople ont réédité la même fable à propos de l’incendie de la mission des Pères Assomptionnistes.

Il y a quelques jours, le mouklar (maire) de Zalof, village d’Albanais chrétiens, près d’Aslan, dans les environs de Kirk-Kilissé, était prié de signer un écrit attestant que les Bulgares avaient mis le feu à son village avant de partir. Ce mouklar, qui avait encore un peu de conscience, refusa énergiquement. Il fut menacé puis emmené au bureau de police d’Andrinople. Ce fut peine inutile : « Coupez-moi le cou si vous voulez, je ne puis pas signer votre papier puisque ce sont les soldats turcs qui ont mis le feu. »

Le vieux pope Kristodoulos de Tatar-Keuy (près d’Andrinople) nous racontait lui-même comment on l’avait battu à coups de crosse sur la poitrine parce qu’il n’avait que 48 piastres (moins de 10 francs) à donner aux soldats qui étaient venus le dévaliser : « Tuez-moi plutôt que de me faire souffrir ainsi », disait-il dans l’excès de sa douleur.

Dans les prisons d’Andrinople, nous rapporte un témoin oculaire, enfermé aussi une dizaine de jours sans autre crime que celui d’être sujet bulgare, une centaine de gens de toutes conditions (parmi eux, un médecin, M. Alexandre Gatchef, qui étudia en France, des fournisseurs de l’armée, un changeur de Cavakli, des soldats) furent battus de verges de fer à trois reprises différentes.

Les voyant étendus sans force et gémissant sur le pavé de la prison, les gendarmes appelèrent des Arabes ivres qui se mirent à les piétiner en proférant toutes sortes de blasphèmes. Qui sait ce qui s’est passé depuis la sortie du témoin de confiance qui nous a rapporté ces faits et qui pourrait dire aussi ce qui s’est passé dans d’autres prisons ?

Dernièrement, deux Bulgares munis de passeports du consul de Russie avaient pris le train avec autorisation de la police pour Constantinople. En route, arriva l’ordre de les faire retourner à Andrinople, où ils sont emprisonnés et battus.

La dénonciation d’un passant, d’une femme quelconque : « Celui-là est Bulgare », suffit pour faire jeter quelqu’un en prison, d’où il ne sortira que très difficilement, et après avoir subi des mauvais traitements.

Bon nombre de Grecs ont été arrêtés pour cause de pillages et à la suite de dénonciations. Les Juifs ne sont pas inquiétés. On dit, et il y a à cela beaucoup de vraisemblance, qu’ils ont versé une forte somme pour être dispensés de perquisitions.

Un malheureux inculpé, à la question, s’écriait au milieu de ses souffrances : « Mais pourquoi n’allez-vous pas visiter la maison de tel ou tel Juif ? » En attendant, la vermine juive infeste tous les bureaux de police et prend plaisir à exciter la colère des Turcs contre les chrétiens. Voilà une partie de la vérité sur le régime auquel est soumise la malheureuse population de Thrace, depuis le retour des Turcs. Avec quelle impatience les pauvres gens des campagnes livrés à la merci d’une soldatesque sans pitié souhaitent l’intervention énergique de l’Europe, de toutes ces grandes puissances qu’on dit encore capables de quelques sentiments d’humanité.

 

Dernières nouvelles.

14 août soir.

 

Un Grec de Cara-Agatch, qui avait fait restituer à un Turc des stocks de balais pillés par ses domestiques, vient de faire deux jours de prison, à la suite d’une dénonciation calomnieuse. Chaque nuit, affirme-t-il, l’on fait sortir une foule de prisonniers entourés de baïonnettes, et ils ne reparaissent plus. La vie d’un homme est si peu de chose, et il faut bien faire de la place dans les cachots d’Andrinople ! Un paysan nous demande conseil. Il avait accepté dans son étable les trois bœufs d’un Turc. En guise de reconnaissance, le Turc réclame la vache et le bœuf du paysan bienfaisant. Il est convoqué au bureau de police dans le but d’être incarcéré dans le plus bref délai.

D’une source très sûre, nous apprenons que 600femmes et jeunes filles viennent d’être emmenées vers les harems d’Asie.

Un marché d’esclaves et de femmes s’est tenu près de Kéchan.

La caza d’Aérabolou, entre Ouzoun-Koepru et Malgara, composée de villages grecs, vient d’être dévastée à son tour. Un catholique italien, en possession d’une ferme non loin d’Andrinople, nous dit comment un officier de cavalerie s’est présenté devant le fermier : « On nous a dit que le foin qui est ici appartient à un giaour, nous allons le prendre. » Malgré toutes ces injustices et tous ces crimes, le métropolite d’Andrinople n’en continue pas moins d’exalter ses ouailles et de s’exalter lui-même en faveur des bons Turcs qui, après avoir ravagé les villages bulgares, s’apprêtent à tondre, sinon à massacrer, les Grecs de Thrace.

 

L’auteur de ces lignes a passé de longues années en Turquie d’Asie, en Turquie d’Europe et dans les Balkans, et le caractère de sa personnalité, parfaitement indépendante, augmente encore la valeur du récit émouvant et vrai que l’on vient de lire. Il n’est d’ailleurs pas le seul à penser ainsi et je tiens à reproduire encore les notes suivantes qui ne peuvent qu’éclairer le lecteur impartial :

 

Les ruines des Eglises catholiques bulgares.

 

Mgr Petkof décrit ainsi cette ruine lamentable :

 

Le retour offensif des armées turques a porté la désolation et la ruine partout. De nos centres catholiques bulgares, il ne reste que des cendres. Les fidèles et les prêtres ont fui devant l’envahisseur afin de mettre au moins leur honneur et leur vie en sûreté.

Voici la triste série de nos ruines :

Ela-Gunu, paroisse catholique de huit cents fidèles, a été pillée et incendiée. Les paysans sont partis à la hâte et le missionnaire, le P. Athanase Mintof, est arrivé à Andrinople après deux jours et deux nuits de marche consécutive. Il n’a rien pu prendre de son église, ni ornements, ni vases sacrés, ni habits pour lui-même. Tout a été le butin des envahisseurs.

Liscar, province catholique de trente familles, a été de même pillée et incendiée. Les fidèles, réunis à ceux de Ela-Gunu, se sont retirés en Vieille-Bulgarie, en attendant la fin de la tourmente. Là aussi tout a été perdu pour le P. Christophore Kondof, chargé de cette paroisse.

Ces deux villages se trouvaient sur la nouvelle frontière de Midia-Enos et ont été les premières victimes de cette horrible marche des Turcs. Ceux-ci s’étaient promis de piller et de brûler tous les villages bulgares qu’ils rencontreraient sur leur route et d’en massacrer tous les habitants. Cette promesse, ils l’ont tenue, et, maintenant qu’ils se sont arrêtés à l’ancienne frontière, nous constatons, de tous côtés, l’horrible réalité de ce pillage et de ce massacre.

Nous étions inquiets pour les autres centres catholiques et pour nous-mêmes à Andrinople. La réoccupation de cette ville, le 22 juillet, a donné du courage à cette bande de barbares et nous avons perdu tout espoir de préservation pour les missions catholiques qui se trouvent dans le rayon d’Andrinople.

En effet, le lendemain, nous apprenions le pillage et l’incendie du village et de l’église d’Ak-Bounar. Les fidèles se sont enfuis devant le danger et le P. Ivan Bonef, leur pasteur, est resté pour essayer de sauver son église qui s’achevait.

Nous sommes à l’heure actuelle sans nouvelles de ce prêtre zélé et nous craignons qu’il ait été tué par les Turcs.

Le 23 juillet, la mission de Mostratli, paroisse de soixante familles, a eu son tour, et les soldats turcs, aidés de paysans turcs et grecs, ont pillé et incendié le village d’abord. Le grand monastère des Pères Augustins de l’Assomption, chargés de cette paroisse, et la maison des religieuses Oblates de l’Assomption, qui avaient été sauvegardés, furent pillés et incendiés le 25 et le 27 juillet. L’église fut horriblement profanée et devint ensuite la proie des flammes. On espérait que la protection de la France, sous laquelle étaient placés ces deux établissements, préserverait cette mission. Rien n’a pu arrêter la rage de ces forcenés.

Le 28 juillet, le P. Chrysanthe Ribarof vint nous annoncer la destruction du village et de la paroisse de Kaïadjïk. Tout a été pillé et incendié  ; il ne reste plus rien. Les fidèles ont été poursuivis et chassés à travers les forêts par cette bande de malfaiteurs. Ils ont essayé de gagner la frontière afin de trouver un refuge. Le curé de ce village, le P. Kosta Guentchef, est parti avec sa vieille mère âgée de soixante-quinze ans, et nous ne savons ce qu’il est devenu. Est-il mort ? Nous n’avons aucune nouvelle de lui, et comment s’en procurer ?

Le 30 juillet, le P. Basile Guéchef, de Dervichka-Moguila, arrivait à Andrinople où il était venu accompagner deux religieuses Oblates de Mostratli. Il nous a raconté que son village et sa paroisse avaient été préservés jusqu’à présent, mais il nous a dit tout ce qui était arrivé dans la paroisse de Soudjak, en Bulgarie. Ce village est assez proche de la frontière. Les cavaliers turcs ont envahi et pillé toutes les maisons. L’église et la mission catholique n’ont pas été épargnés. Ils ont rançonné la population et les plus honteuses horreurs ont été commises contre les femmes et les jeunes filles du village.

Le P. Nicolas Dimitrof, le curé, a dû se cacher pendant plusieurs jours et plusieurs nuits dans les ravins entre Soudjak et Dervichka-Maguila.

Le monastère schismatique de Soudjak a été pillé et toutes les religieuses violentées.

Là s’arrête pour le moment la triste et trop longue série de nos désastres. Six de nos centres catholiques, les plus nombreux et les plus importants, ont disparu, complètement ruinés !

Combien de vies d’hommes ont été aussi sacrifiées ? Nous ne le saurons que plus tard ; mais nous pouvons supposer qu’elles seront nombreuses les victimes qui auront été massacrées pour n’avoir pas pu ou n’avoir pas voulu fuir devant l’envahisseur.

Et ce qui a été fait pour nos villages catholiques l’a été aussi pour tous les villages bulgares orthodoxes. Dans toute la Thrace, depuis Gallipoli et Tchataldja, jusqu’à l’ancienne frontière de Bulgarie, il ne reste plus un seul village bulgare ni un seul habitant bulgare. Les Turcs avaient comme mot d’ordre de piller, de massacrer et d’incendier, et ils se sont bien acquittés de cette consigne. C’est partout la désolation la plus complète.

Que vont devenir toutes ces familles qui ont quitté leurs villages et leurs foyers, emportant seulement avec elles quelques provisions ?

Quelles horreurs n’avons-nous pas entendues déjà  ? Des mères, parmi lesquelles plusieurs de nos catholiques, nous ont dit leur désolation pour avoir été obligées d’abandonner, sur les chemins, leurs petits enfants qui ne pouvaient plus marcher et qu’elles ne pouvaient plus porter ! Des vieillards à bout de forces abandonnaient la caravane des villageois qui fuyaient devant les Turcs et sont morts de faim sur le bord des routes ou tués par les envahisseurs.

Quel sera l’avenir de ces missions dévastées ? Dieu seul le sait. Mais au point de vue humain et matériel, c’est la ruine la plus complète.

Les prêtres des villages nous sont arrivés sans avoir rien pu sauver de leurs ornements d’églises. Ils n’ont même pas de vêtements pour eux. Tout leur a été pris ou est devenu la proie des flammes. Leur pauvreté était grande ; mais aujourd’hui, c’est le dénuement, la misère la plus complète. Et ils sont sans ressources pour se procurer le nécessaire.

Mais ces ruines matérielles ne sont rien à côté de la douleur qu’ils éprouvent et que nous ressentons tous, à la vue de tant de paroisses, d’églises, d’écoles ruinées ! Comment réunir tous ces fidèles dispersés un peu partout et livrés à l’influence du schisme ? Où est le fruit de tant de travaux et de sacrifices ?

Le bon Dieu ne permettra pas que tout soit perdu. Il fera, nous l’en prions de tout cœur, renaître de leurs cendres ces centres catholiques qui donnaient un si bel espoir pour l’avenir.

Nous recommandons à votre charité et à celle de tous les bienfaiteurs des œuvres catholiques, nos prêtres et nos fidèles qui ont été dépouillés de tout et qui se trouvent maintenant dans la plus extrême nécessité.

Dieu bénira les cœurs généreux qui nous viendront en aide. Nous l’en supplions chaque jour, au saint sacrifice de la messe, et nous avons confiance que cette épreuve, si pénible soit-elle, sera un gage de résurrection et de vie nouvelle pour l’Église catholique dans ce vicariat apostolique de la Thrace.

Michel PETKOF,
Évêque pour les Bulgares catholiques
de la Thrace.

Qu’est devenue la miséricorde ottomane ?

Où sont maintenant les innombrables actes d’humanité des troupes du Sultan ?

J’admettais même en lisant ces lignes que Mgr Petkof s’était peut-être laissé allé à une indignation trop grande causée par la mort de ses fidèles et n’avait pas suffisamment considéré les événements à un point de vue plus général et plus large, mais des témoignages venus des personnalités les plus diverses n’ont fait que confirmer amplement les déclarations de l’évêque de Thrace. Au hasard, en voici un :

 

Il ne faut tenir aucun compte des articles de Farrère, de Loti ou autres prestigieux écrivains. La vérité est bien différente de leurs rêves poétiques...

Signé  : R. P. 54 .

 

On sait la compétence de l’auteur de ces lignes qui a examiné les faits et les lieux en dehors de toute question religieuse et ne cache pas sa manière de penser !

Et je suppose que le lecteur ne se soucie plus d’entendre de nouvelles controverses sur ces pénibles questions et au sujet desquelles je dirai mon dernier mot au chapitre suivant, en examinant la situation de Sofia pendant les journées terribles de la dernière guerre.

 

 

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