CHAPITRE VII

Habileté des alliés. — La campagne de presse. — Protestation de l’Université de Sofia. — Sofia isolée. — Une lettre. — La combinaison Carnegie. — Les Consuls à Varna.

 

Tandis que les armées serbes repoussaient les Bulgares entre Nich et Kustendil, que les troupes grecques envahissaient la Macédoine et la Thrace et que les colonnes roumaines marchaient sur Sofia, celle-ci se trouva en fort peu de temps isolée du monde. Les habiles metteurs en scène d’Athènes et de Bucarest en profitèrent naturellement pour s’assurer de la sympathie et de la bienveillante amitié de l’Europe entière ; leurs soldats, dont le nombre était bien supérieur à celui de leurs adversaires, n’eurent, on le sait, à montrer que des victoires aux journalistes et aux correspondants de guerre qui suivaient les opérations militaires, et malheureusement aujourd’hui plus encore qu’autrefois l’estime et la considération des peuples vont plus aisément au vainqueur qu’au vaincu.

En 1912, on célébra souvent de façon ridicule les campagnes balkaniques ; en 1913, on conserva la même méthode en ayant soin de glorifier le plus les deux États, au nord et au sud de la péninsule qui, je crois, le méritaient le moins.

En outre, les gens qui voulurent se rendre près des Bulgares pour les suivre dans leur deuxième campagne virent leurs projets échouer par suite de l’interruption des communications entre la Bulgarie et l’Europe. On vit donc M. de Pennenrun aux armées serbes, M. et Mme Leune avec le roi Constantin, de même que M. René Puaux, M. Georges Bourdon et MM. de Jessen et Réginald Kann 55 . Et pas un Français ne se trouva accrédité auprès des généraux bulgares pour pouvoir donner à Paris une autre impression des événements.

Mais tandis que les uns, comme M. de Pennenrun n’envoyaient à leur journal que des récits relatant la stricte vérité et les spectacles militaires qui se déroulaient devant eux, les autres, soit par sympathie préexistante pour les Roumains ou les Grecs, soit trompés par une ingénieuse comédie, se répandirent en éloges immodérés des troupes qui combattaient... sous leurs yeux, soit peignirent avec éloquence des tableaux de massacres et d’horreurs dont le fond n’était, hélas ! que trop vrai, mais qui s’ornait de mille fantaisies nuisibles pour l’exactitude des récits qui veulent être historiques.

On eut, en outre, l’adresse de persuader insensiblement à l’Europe que toute la Thrace était grecque, que la Roumanie était l’État le plus pacifique et le plus généreux du monde, et que les Bulgares n’étaient que des incendiaires et des fous sanguinaires.

Au point de vue politique, ce plan était, à vrai dire, admirablement conçu, mais la loyauté n’y brillait pas spécialement !

Il est vrai qu’en politique ce mot fait sourire. Que le lecteur m’excuse de l’employer trop souvent !

En vue d’appuyer cette conception diplomatique, les professeurs de l’Université d’Athènes télégraphièrent aux Universités étrangères en protestant contre les crimes bulgares commis sur les populations macédoniennes 56 .

Ce que voyant, les professeurs de l’Université de Sofia, qui en avaient eu indirectement connaissance, y répondirent par une déclaration qui n’a jamais été publiée intégralement et que voici dans son texte complet :

Sofia, le 10 août 1913.

 

LES PROFESSEURS DE L’UNIVERSITÉ DE SOFIA
A LEURS COLLÈGUES DES UNIVERSITÉS ÉTRANGÈRES.

 

Nous venons d’avoir connaissance du télégramme envoyé par les professeurs de l’Université d’Athènes aux Universités étrangères pour protester contre les prétendus méfaits dont se seraient rendues coupables les troupes bulgares à l’égard des populations macédoniennes.

Coupée du monde extérieur et mise dans l’impossibilité de se défendre, la Bulgarie a été accablée d’accusations terribles par ses alliés d’hier coalisés contre elle avec les Roumains et les Turcs.

Les professeurs de l’Université de Sofia regrettent d’être obligés de rapporter la protestation de leurs collègues athéniens aux procédés du système d’accusation adopté par nos adversaires. Mais ils se doivent de faire ressortir le fait que, pendant toute la durée de la guerre balkanique, les populations bulgares ont toujours été les victimes des massacres en Thrace et en Macédoine : ces méfaits ne peuvent donc pas être l’oeuvre des Bulgares.

Ceci du reste est prouvé par les centaines ou milliers de réfugiés venus en Bulgarie des endroits envahis par les troupes grecques, serbes et turques ; par les témoignages des réfugiés koutzovalaques de Moglena, où les troupes bulgares n’ont jamais passé, où il n’y a pas eu d’engagement, mais où les villages furent incendiés et les paisibles habitants massacrés, déshonorés, chassés de leurs foyers ; par les récits des Bulgares échappés de Koukouch (Kilkich) où des soldats grecs égorgèrent les enfants de l’établissement catholique.

Enfin, le courrier militaire grec, capturé dans le Razlog lors de la retraite des troupes helléniques, contient des lettres de soldats à leurs familles qui affirmaient de la façon la plus catégorique qu’ils avaient l’ordre d’exterminer la race bulgare et de détruire tous les villages bulgares.

Les professeurs athéniens parlent du meurtre de quelques évêques grecs. Aucun évêque n’a été tué  ; quelques-uns seulement furent mis en état d’arrestation pour faits d’espionnage et pour organisation de bandes armées contre les Bulgares.

Les mêmes professeurs affirment que des consulats étrangers seraient incendiés ; la vérité est que, à Sérès, des soldats grecs ont égorgé la garde bulgare du consul d’Autriche-Hongrie dans cette ville, lequel est de nationalité grecque.

Les professeurs athéniens promettent un exposé détaillé de tous les faits de nature à corroborer leur protestation. Leurs collègues de Sofia sont à même de leur opposer un exposé non moins détaillé qui fera ressortir très clairement le système grec qui consiste à attribuer aux Bulgares les crimes qu’ils ont eux-mêmes commis.

Au nom de la vérité, les professeurs de Sofia adressent, par l’intermédiaire de la presse, à leurs collègues de toutes les Universités étrangères, la prière de faciliter, autant qu’il leur est possible, la réalisation de l’enquête internationale, que le Gouvernement bulgare a proposé à plusieurs reprises, dans le but de faire la lumière sur les méfaits commis en Thrace et en Macédoine pendant la guerre ; enquête que la Grèce cherche à éviter sous des prétextes fallacieux. Ce faisant, ils sont convaincus que leurs collègues athéniens ne leur refuseront pas eux aussi leur adhésion.

 

Pour les professeurs de l’Université de Sofia,

Signé  :

Le Recteur, Stéphan KIROF.

 

Mais on ne se contenta pas de décrire les méfaits des Bulgares, on voulut encore réduire aux yeux de l’opinion générale européenne, leur valeur militaire et morale et, dans ce but, on affirma que la panique la plus effroyable régnait en Bulgarie, que des séditions éclataient partout, que (plus tard) le retour des troupes, après la signature de la paix, avait été honteux et misérable.

Et voici ce qu’écrivait un homme qui se trouvait à Sofia pendant toute la crise 57  :

 

Après deux mois d’isolement la poste nous a livré des monceaux de journaux. Nous avons lu et nous avons été écœurés.

Hier, au Bulgare victorieux, tous jetaient des fleurs, on proclamait le génie du tsar Ferdinand, l’héroïsme de son armée, la force et l’abnégation de ce peuple qui, né de la veille, avait pu, avec ses quatre millions d’habitants, refouler d’Europe la vague de l’Islam...

... Et la guerre recommença, une guerre de fauves. Sur les Bulgares se referme un effroyable étau de fer... et de silence...

Mais cette fois, pour les journaux du monde entier, le Bulgare n’est plus qu’un dangereux incendiaire, un péril pour les Balkans et, pour l’Europe, un soldat démoralisé, un être impropre à la civilisation, un monstre indigne de la vie !...

... Non, ce peuple fort vivra tranquille dans sa sagesse de terrien ; oh ! il a ses défauts et je l’ai entendu faire son mea culpa sur son entêtement et son intransigeance, mais il est digne du respect de l’Europe et du monde.

 

Sans commentaires ! Ne pouvant laisser passer des affirmations telles que celles dont nous parlions plus haut, sur sa patrie, M. Stanciof déclara au Gaulois :

 

INTERVIEW DE M. STANCIOF

 

Gaulois, 26 août.

 

Nous recevons de Sofia les communications sui vantes, auxquelles l’isolement que la capitale bulgare vient de subir pendant de longues semaines, donne un intérêt particulier.

Pendant la durée entière de la terrible crise qui vient d’éprouver si cruellement la Bulgarie, l’esprit de ce jeune peuple vigoureux a été à la hauteur de toutes les espérances qu’il avait données en 1912.

A Sofia, malgré les jours d’atroce incertitude au cours desquels les nouvelles les plus alarmantes se succédaient avec une stupéfiante rapidité  ; malgré l’isolement dans lequel l’avait placé la rupture de toute communication avec l’Europe, jamais le peuple n’a subi les atteintes du découragement.

Le moral des blessés est excellent ; dans l’espoir de jours meilleurs, ils réagissent tous contre la souffrance. Leur douceur et leur patience sont telles qu’on se demande où certaines gens vont chercher les propos amers et les pensées dangereuses qu’on leur prête ! Leur bon sens leur fait comprendre que ce n’est ni l’heure des récriminations ni celle où l’on doit rechercher les responsabilités.

Ils sont harassés de fatigue et aspirent à revoir leurs maisons et leurs champs. Dans les hôpitaux, on a lu aux blessé le manifeste royal qu’ils ont écouté avec enthousiasme.

S. M. la Reine dirige tous les travaux de la Croix-Rouge avec un inlassable dévouement, secondée par sa sœur, la princesse de Reuss et les jeunes princesses Eudoxie et Nadedja.

Un des éléments de tristesse de la capitale est fourni par l’arrivée perpétuelle des fugitifs. Les grandes routes qui conduisent à Sofia sont encombrées de processions qui semblent porter toute la misère humaine : ce sont ces réfugiés, hâves, en haillons, avec, sur leurs traits, la morne indifférence de ceux qui ont tout perdu.

Les malheureux habitants des rives danubiennes, qui ont fui devant l’invasion roumaine, voisinent dans les plaines de Sofia avec les villageois de Macédoine, survivants des représailles grecques et serbes. Lorsqu’on interroge ces derniers, ils ne peuvent que répéter ces mots :

« L’ennemi détruit, l’ennemi brûle, l’ennemi massacre.  »

Dans plusieurs hôpitaux, des malheureux ont perdu la raison à la suite des horreurs dont ils ont été les témoins, notamment à Istip. Les infortunées victimes des atrocités serbes et grecques font les récits les plus affreux qui excitent l’indignation des auditeurs les moins sensibles. A l’hôpital Clémentine, dirigé personnellement par S. M. la Reine, se trouve un enfant de treize ans, affreusement mutilé par les Grecs à Kilkitch et qui a pu s’enfuir après avoir vu sa mère et son frère tués devant lui à coups de hache.

Depuis quelques jours, on reçoit les journaux étrangers. On manifeste un profond chagrin en lisant les journaux français qui semblent métamorphoser les soldats bulgares de 1912 en bêtes féroces, moins d’un an après.

Ce qui indigne particulièrement la population, ce sont les desseins révolutionnaires que l’Europe lui prête. Jamais le peuple bulgare n’a été animé d’un aussi sincère attachement à la dynastie. Le retour du Roi à la tête des troupes, le 2 15 août, a provoqué des ovations enthousiastes. L’on en connaît déjà les principaux détails, mais aucune description ne saurait rendre les multiples émotions de cette heure poignante. Les acclamations se répercutaient dans la ville entière ; elles redoublaient au passage des canons fleuris de glaïeuls et de tournesols d’or, au milieu desquels se dressait la croix. La foule s’agenouillait devant les drapeaux noircis, déchirés, quelques-uns en loques ; de celui du 6e régiment, il ne restait que la hampe, un boulet ayant emporté l’étoffe glorieuse.

Tous les diplomates assistaient à ce noble spectacle devant l’église de Saint-Kral ; ils ne cachaient pas leur admiration de cette endurance, de cette confiance en l’avenir, de ce courage physique et moral. Les attachés militaires furent unanimes à déclarer qu’un soldat de cette trempe est unique au monde. Un diplomate, s’adressant à un voisin bulgare, dit : « Vous êtes une race incomparable et votre ressort est sans égal », tandis qu’un autre ministre étranger s’écriait : « Ce n’est pas une armée défaite ! »

Telles sont les impressions que l’on peut recueillir à Sofia ; le peuple bulgare, aussi fièrement trempé qu’une lame d’acier, reste debout dans la tempête, bravant la calomnie, comme il a défié la mort au champ de bataille.

A la voix de son souverain, il a replié ses glorieux étendards pour des jours à venir et recommence le patient travail de la réorganisation en méditant le vieux dicton oriental : « Tout passe, nous avons eu l’heure des hommes, attendons celle du Très-Haut, elle viendra. »

 

A l’appui de ces nobles paroles, et en opposition des déclarations fantaisistes d’un reporter allemand (de la Gazette de Francfort), il convient de citer les photographies publiées par Excelsior, le 29 août, et qui montrent les soldats bulgares couverts de fleurs par la population 58 .

Celles que l’on remarque encore dans l’Illustration du 30 août sont assez significatives et il serait à souhaiter qu’on s’en rende mieux compte à Saint-Pétersbourg !

Il me reste à citer un témoignage aussi compétent qu’impartial sur la situation, le caractère et les malheurs des Bulgares, c’est la lettre publiée par le Times du 28 août émanant de son correspondant militaire en Thrace.

 

LETTRE PUBLIÉE PAR LE TIMES LE 28 AOUT

 

Adressée à ce journal par son correspondant militaire
en Thrace.

 

Une campagne de presse, très habilement conduite, a donné à l’Europe l’impression : premièrement, que la population de la Thrace est presque entièrement grecque et, secondement, que son sort est, ou était pis encore sous le gouvernement bulgare que sous le gouvernement turc.

Je reconnais l’importance politique, pour certains intéressés, de créer ces impressions, mais je n’hésite pas à affirmer que ni l’un, ni l’autre n’est fondé sur des faits. J’ai accompli de longs voyages en Thrace pour le limes, il y a dix ans, ainsi que ce dernier printemps.

Depuis les menaces de 1903, le nombre des Bulgares, par rapport aux Grecs — je les évalue toujours d’après leur langue et leur religion — a certainement diminué, mais on trouvera, dans un jour de randonnée à cheval, plus de villages bulgares que de villages grecs, dans presque toutes les parties de la Thrace au nord de la ligne Enos-Midia. Neuf sur dix de ces villages, tant bulgares que grecs, ont été brûlés l’hiver dernier par les Turcs dans leur retraite. Action qui peut être justifiée au point de vue militaire, parce que c’est le devoir d’une arrière-garde de créer des obstacles pour arrêter la poursuite de l’ennemi, et peu d’obstacles égalent la dévastation complète.

Ayant perdu tout domicile, la plus grande partie de la population chrétienne se réfugia dans les petites villes, telles que Dimotika, Lüle-Bourgas et Bounar-Hissar. J’ai visité toutes ces villes et beaucoup d’autres, mais je n’ai jamais pu trouver par le moindre indice que les Bulgares aient maltraité les Grecs.

J’ai logé plus souvent chez des Grecs que chez des Bulgares afin d’obtenir le récit le moins partial de la campagne, mais je n’ai jamais entendu porter la moindre plainte contre les vainqueurs. Les Grecs, les Arméniens, les Bulgares et les Juifs étaient très visiblement sur les meilleurs termes.

Dans les villes occupées par les garnisons bulgares, les marchandises étaient scrupuleusement payées aux commerçants grecs, quoique les prix fussent exorbitants, et la majorité de ces Grecs ont dû largement regagner toutes leurs pertes causées par la guerre.

Un grand nombre de Grecs s’étaient spontanément offerts pour contribuer à l’administration civile du pays. A Uskudar, par exemple, important village avec une population mixte et placé sur les lignes de communication des troupes qui assiégeaient alors Andrinople, le maire, mon hôte, était un Grec, nommé et payé par les autorités bulgares. Le pain était journellement distribué par ces derniers à la population sans distinction de nationalités.

J’ai vu les Grecs qui étaient déserteurs des armées turques être pourvus de vêtements, nourris et rapatriés par les Bulgares, sans que ces derniers exigeassent le moindre paiement.

Le jour de fête, j’ai souvent vu des officiers et des soldats bulgares retourner leurs poches pour trouver de la menue monnaie qu’ils donnaient aux enfants grecs qui jouaient dans la rue.

La liberté religieuse et l’égalité des races constituaient de fait le trait le plus caractéristique de l’occupation bulgare de la Thrace. Même les quelques Turcs qui y étaient restés — car la plupart avaient fui longtemps avant l’arrivée des Bulgares — n’ont pu avoir à se plaindre.

Ainsi, par exemple, les bains turcs avaient été laissés aux mains de leurs propriétaires, et les employés turcs de ces établissements ne furent ni maltraités, ni mal rétribués par les nuées de soldats bulgares qui les fréquentaient à toutes les heures de la journée.

De même, dans les quartiers turcs d’un grand nombre de petites villes, les magasins furent fermés avec soin et protégés par des patrouilles bulgares, dans l’espoir, me dit-on, que leurs propriétaires absents y retourneraient éventuellement et parce qu’on reconnaissait que leur rapatriement était une des conditions essentielles de la prospérité future de la Thrace.

« La politique que vous suivez dans l’Afrique du Sud est notre modèle », me dit une fois le général Savof, au cours d’une conversation qu’il a eue avec moi sur le même sujet.

L’intérêt de tous leurs ennemis et celui du monde musulman, en général, est de noircir le caractère bulgare, et leur idée principale semble être que si l’on arrive à jeter une assez grande quantité de boue, une certaine partie pourra adhérer !

La campagne de la calomnie, par conséquent, paraît devoir continuer, mais ayant contrôlé personnellement la conduite des troupes bulgares dans les territoires conquis, je réserverai mon jugement jusqu’à ce que l’on puisse produire contre elles un témoignage strictement impartial.

Un enchaînement de circonstances et l’imprévoyance de leurs hommes d’État ont privé les Bulgares de la presque totalité de leur butin de guerre si laborieusement gagné, mais, à la longue, je suis sùr qu’ils regagneront et garderont leur réputation de bon caractère, de discipline et de bravoure.

 

Il est réellement curieux de voir les Grecs, nourris et payés par les Bulgares, et nommés par ces derniers fonctionnaires de différentes localités, et je crois regrettable que cet intéressant rapport, dont le ton est si modéré et ne présente pas ce caractère agressif que l’on trouve trop souvent ailleurs, n’ait pas été plus largement reproduit par la presse française, qui ne s’en est guère inquiétée.

Le témoignage est donc doublement important, d’abord par les renseignements qu’il nous donne sur la composition de la population de Thrace, ensuite sur les relations de ces populations avec les vainqueurs de 1912.

L’auteur de ce document nous déclare qu’il ne pourra que réserver son jugement sur les atrocités reprochées aux Bulgares jusqu’à ce qu’un témoignage strictement impartial lui prouve le contraire de ses propres impressions ; or, deux enquêtes ont été faites à ce sujet : l’une menée en Grèce par M. du Halgouet, chargé d’affaires de France à Athènes, et le lieutenant-colonel Lepidi, et dont le rapport n’a pas été publié, bien que dans l’intérêt du public il serait, je crois, à souhaiter qu’il le fût ; l’autre a parcouru toute la péninsule. Elle était composée de délégués de la Russie, de l’Angleterre, de l’Autriche, de la France, des États-Unis. L’opinion grecque commença par récuser le délégué anglais, M. Brailsford, le trouvant trop ami des Bulgares, et un télégramme officieux de Belgrade affirma que la Serbie n’admettait pas le délégué russe, M. Milioukof, pour la même raison ; dans ces conditions, les autres membres de la Commission déclarèrent se solidariser avec leurs collègues. L’information fut démentie et la Commission, après avoir visité la Serbie, passa en Grèce : là, elle trouva des gens décidés à « la faire parler » pour la presse, et on déclara 59 que M. Brailsford se serait montré d’une partialité révoltante, en disant que : « Pour être convaincu des atrocités bulgares, il faut me montrer les cadavres, et que le frère ou le père du cadavre me dise que c’est une victime des Bulgares, et que ce frère ou père soit de bonne foi. » Mais quoi de plus juste ? On ne s’arrêta pas là, et, chaque jour, des télégrammes d’Athènes affirmaient la séparation de la Commission, les sentiments nettement hellènes du député français, etc... Bref, renseignements pris, on s’aperçut à Paris que la Commission Carnegie continuait normalement son enquête !

De Grèce, la Commission se rendit en Bulgarie, et elle arrivait à Sofia le 13 septembre, d’où, après avoir visité les réfugiés de Macédoine, elle partit pour Nevrocop, Dubnitza et les localités de cette région, puis quitta définitivement les Balkans le 21.

Elle se trouve actuellement à Paris, où elle va, paraît-il, publier son rapport sur ce qu’elle a vu et contrôlé  !

Attendons...

Enfin je dirais, comme le docteur Rebreyend, chirurgien de la Croix-Rouge française, qui a vécu en juillet et août des journées si pénibles en Bulgarie au milieu des blessés : « Qui a commencé, cette fois ? Qui a brûlé le premier village, massacré le premier paysan ? »

On a crié à travers l’Europe qu’il n’y avait qu’un seul coupable : le Bulgare.

Rétablissons la vérité  ; il y eut des coupables, et le Bulgare fut loin d’être le principal.

Telle est l’impression qui me reste de l’examen que j’ai fait, avec la plus grande impartialité, des plaintes, des accusations et des reproches des peuples balkaniques, et, pour terminer ce chapitre, je laisserai la parole au docteur Rebreyend, qui, mieux que moi, dira au lecteur ce qu’il a ressenti en quittant Sofia, après la crise, le 13 août 1913 !

 

A mesure que je m’éloignais de Sofia, puis de Philippopoli, l’impression de la guerre s’atténuait, devenait moins obsédante. Les blessés se faisaient plus rares ; ceux qu’on rencontrait encore semblaient déjà réconfortés par l’approche du pays. Combien j’en ai vu partir, descendus à chaque station, s’en allant vers leurs villages, au trot d’une voiture traînée par deux petits chevaux allègres !

Confiné à Sofia, presque prisonnier en fait, je confesse aujourd’hui l’aigreur involontaire avec laquelle, depuis trois semaines environ, j’ai vu et jugé les choses. Puis, dans cette capitale, c’est surtout le mauvais côté des Bulgares qui m’est apparu. Il me fallait aussi cette note-là pour juger sainement le pour et le contre. Mais, pendant quelques jours, elle avait vraiment trop dominé. Aujourd’hui, les choses reprennent leur place, et il me semble qu’au moment de passer la frontière, c’est bien l’impression juste que je ressens.

Pour célébrer cette paix, pourtant bien désirée, on n’a pas sonné les cloches. Ah ! certes, on est loin de la paix glorieuse conclue il y a deux mois. Tombé si vite d’une espérance si haute, ce serait trop demander à ce peuple que de se faire tout de suite une raison.

Ne nous y trompons pas, ces gens sont à bout de forces, non à bout d’énergie. Se retremper, travailler, respirer un peu, se refaire, voilà ce qu’ils demandent, rien de plus.

Ils ont fait tout ce que permettent les forces humaines ; ils sont allés même un peu au delà.

Rien là qui puisse faire baisser le front.

Et cela se voit, je vous l’assure, dans l’attitude de ces soldats, blessés ou non, que l’on rapatrie. J’ai vu à Gorna-Orchovitza démarrer un train entier qui partait pour Varna. Au moment du départ, les soldats chantaient à pleine poitrine, il sonnaient du clairon, ils criaient : « Hourra ! »

Rien à dire, ils en avaient le droit. Leurs faces maigres, leurs bras en écharpe et leurs capotes en loques disaient trop de quel prix ils l’avaient payé.

Pauvres braves gens ! Combien de trains semblables j’ai vu passer depuis dix mois, à Sofia, à Philippopoli, à Andrinople, toujours avec les mêmes branches vertes aux locomotives, toujours avec les mêmes chansons, les mêmes coups de fusils tirés en l’air, les mêmes hourras.

Aujourd’hui, libérés, hors de peine, ils chantent comme autrefois, mais pas davantage.

Dans le crépitement de sa fusillade inoffensive, le train s’est éloigné, s’est fondu dans l’horizon. Il emporte pour moi, dans une impression dernière, le souvenir de ces braves garçons, patients et doux.

C’est la paix aujourd’hui, et il n’y a pas un ivrogne, pas un brutal, pas un indiscipliné. Ils s’en retournent chez eux comme ils en sont venus, rudes, simples, le cœur content tout de même.

Et songeant que c’étaient des vaincus, j’ai pleuré...

 

 

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