IX

Sur la prairie haute du Château, mademoiselle Dax et madame Terrien s’étaient assises côte à côte. Septembre avançait. Mademoiselle Dax, mélancolique, regardait vers l’horizon de l’ouest, vers Lyon.

– Dans quinze jours, – murmura-t-elle, – je vous dirai adieu…

Maternelle, madame Terrien embrassa sa petite amie :

– Et vous en aurez vraiment gros cœur, mignonne ? Oui, vous avez l’air tout esseulée dès que vous lâchez le bout de ma jupe… C’est donc bien triste, là-bas, chez vous !

Mademoiselle Dax hocha la tête :

– Ce n’est pas gai…

Elle compléta sa pensée après un silence :

– Personne ne s’aime…

Mademoiselle Dax et madame Terrien étaient par hasard en tête-à-tête. Gilbert Terrien avait retenu Carmen de Retz auprès de l’orgue. Fougères, en humeur de sauvagerie, était parti seul dès le petit jour, un livre sous le bras.

– Madame, – interrogea brusquement Alice Dax – pourquoi vous êtes-vous séparée de votre mari ?

Madame Terrien n’eut pas l’air de trouver la question le moins du monde extraordinaire.

– Parce qu’il ne m’aimait pas et que je ne l’aimais pas.

– Ah !… – murmura Alice.

Avec un pressentiment singulier, elle attendait précisément cette réponse. Et elle continua de scruter le visage jeune de son amie, – jeune malgré la couronne argentée des cheveux.

– Il me semble, – madame Terrien pensait tout haut, plutôt qu’elle ne parlait, – il me semble que mon histoire vous intéresserait… Et je ne crois pas qu’elle soit d’un mauvais exemple pour quelqu’un qui entre dans la vie. Au temps jadis, les vieilles femmes enseignaient les petites filles… Ma mignonne, on m’a mariée à seize ans, naïve comme si j’en avais eu sept ; et tout le malheur de ma vie est venu de là. Mon père était en relations d’affaires avec M. Terrien, – tous deux négociants à Marseille. – Entre deux achats d’huiles ou de savons, ils ont signé mon contrat. Mon père n’était pas un méchant homme. Il m’avait consultée ; il n’aurait certainement pas forcé ma volonté. Mais je n’avais pas de volonté : pour vouloir, il faut savoir ! Et je ne savais même pas, comme dit la chanson, à quoi servait un mari ! Alors j’ai dit oui. Mon fiancé m’envoyait tous les jours une gerbe de roses blanches et m’attirait dans les petits coins pour baiser mes mains. Je me trouvais très heureuse. Ça a duré jusqu’au soir du mariage. Le lendemain j’étais écœurée, révoltée, meurtrie, pour toujours.

Elle se tut une minute, enfoncée dans son souvenir, la bouche crispée, les yeux fixes. Et mademoiselle Dax, très compatissante, lui caressa doucement le genou d’une main qui tremblait.

– Après, ç’a été la même chose pendant dix ans. J’étais la femme d’un homme d’affaires, matériel et pratique en tout, et dans le cerveau de qui le rêve n’avait jamais tenu la plus petite place. Moi, j’étais toujours la même enfant sentimentale, amoureuse de petite fleur bleue. Et le jour, j’écoutais des théories politico-commerciales, entremêlées de conseils très dédaigneux sur la seule manière dont il convenait de régenter les domestiques. Et la nuit, je subissais un viol brusque et sans câlineries, qui me répugnait… Songez qu’en ce temps-là, Alice, les jeunes filles de seize ans pouvaient être ignorantes ; je l’avais été jusqu’au lit de noces ! Songez alors à mon bouleversement, à ma terreur !… Vous, petite, vous êtes de votre temps, vous savez tant bien que mal les choses… Vous aurez moins peur et moins mal. Mais moi, j’ai eu peur et mal pendant dix années !

« Vous savez les choses… » Mademoiselle Dax, très rouge, avait incliné silencieusement la tête. Et elle écoutait à présent les yeux baissés.

– Pendant dix années !… Pendant dix années, quotidiennement, j’ai subi le supplice aigu des nuits, et le supplice morne des jours… Dédaignée du matin au soir, violentée du soir au matin ! Pas une fois, pas une seule fois, mon mari ne daigna s’apercevoir que j’avais comme lui, plus que lui, un cœur et des sens… Hélas ! mignonne, mille et mille maris sont pareils. Leurs femmes sont pour eux des ménagères ou des courtisanes. Et quand ils leur ont assuré le pain de chaque jour, en échange de toute liberté et de toutes aspirations, ils pensent être quittes, et même s’estiment généreux. À la rigueur, la ménagère, sinon la courtisane, trouve grâce à leurs yeux : ils consentent à s’en faire une associée, ils utilisent son bon sens de femme ; mais s’informer de sa pensée intime, de ses goûts, et de cette grande soif tendre qui est au fond de notre âme à toutes, turlututu ! ces messieurs ont d’autres chats à fouetter !

Madame Terrien, soudain muette, considéra longuement le paysage alpestre que le soleil dorait d’une brume molle et voluptueuse…

– Comment je me suis échappée ? – reprit-elle tout à coup, répondant au regard pressant de mademoiselle Dax. – Grâce à mon fils. Gilbert était né la seconde année de mon mariage. Déjà il grandissait, m’aimait, devenait quelqu’un, s’affirmait une petite âme chaude et tendre. Au contact toujours rude de son père, je le sentais souffrir et se replier. Un jour, j’ai compris tout d’un coup que mon devoir était de le sauver et de me sauver pour lui. Je me souviens de ce jour-là comme d’hier… un lundi ; c’était le matin… Je mis un chapeau et je pris un fiacre : oui, je n’eus même pas la patience d’attendre l’heure à laquelle mon mari revenait de son bureau. Il me crut folle quand je lui demandai, sans préambule, ma liberté et mon fils. Oh ! je revois si bien sa figure ahurie de la première minute ! Tout de suite après il entra dans une colère furieuse, m’injuria grossièrement et refusa. Je m’y attendais, bien entendu.

– Alors, qu’avez-vous fait ?

– Alors… je savais qu’il avait une maîtresse… oh ! comme tous les hommes ! et vous pensez si cela m’était égal !… Mais il y avait là une arme pour moi. Je me fis espionne, – quoiqu’il en coûtât terriblement à mon orgueil ! – et je surpris un jour le flagrant délit. Menacé d’un procès de divorce, M. Terrien céda. Il avait une peur enfantine de ce que le monde appelle scandale. Sous condition expresse que le mot séparation ne serait même pas prononcé, il consentit à vivre séparé de moi pour toujours, et à me donner Gilbert. Il ne l’aimait d’ailleurs pas, à cause de sa jambe trop courte. Dans toute l’affaire, ma grande chance fut que j’étais assez riche pour vivre indépendante et pour élever mon fils sans rien mendier à personne. – Petite Alice, mon fils est un homme, aujourd’hui. Il y a quatorze ans que nous vivons ensemble, lui et moi, libres. Eh bien ! durant ces quatorze années, pas une heure, pas une minute, je n’ai regretté ma chaîne d’autrefois, ni le jour courageux où je l’ai cassée !

Il y eut un très long silence. Mademoiselle Dax agitait des bribes de pensées, sans parvenir à les coordonner en pensées entières. Elle parla enfin, laborieusement :

– Tout de même, s’il n’avait pas voulu, votre mari ?… s’il n’avait pas voulu vous laisser aller ?… vous n’auriez pas divorcé, n’est-ce pas ?… Vous le menaciez, mais seulement pour lui faire peur.

Madame Terrien s’étonna :

– Mais si, j’aurais divorcé !…

– Oh !…

– Ça vous choque ? – Madame Terrien, ayant compris, souriait… – C’est vrai, j’oubliais que vous êtes très pieuse.

– Vous n’êtes pas pieuse, vous, madame ?

– Si fait !… seulement, pas tant que vous… Mais, au fait, j’y songe, votre mère non plus n’est pas aussi croyante que vous ?

– Non, – avoua mademoiselle Dax. – Pas croyante du tout, même… Elle pratique un peu, mais c’est par habitude…

– Ah !… et votre père est protestant, m’avez-vous dit ?

– Oui…

– Alors, c’est évidemment pour la seule joie d’embêter son mari, que votre mère vous a poussée vers la dévotion ?… Délicieux !… Ma pauvre petite !… Tout de même, voyez comme le divorce aurait eu du bon, entre vos parents !

Mademoiselle Dax s’effara de l’hypothèse. Puis, accrochée à son argument qu’elle estimait décisif :

– En tout cas, vous ne vous seriez pas remariée ?… à cause de Gilbert !…

– Non, probablement, – concéda madame Terrien… – pas de parti pris, tout au moins. Car, il ne faut jamais dire : « Fontaine !… » Il y a les hasards, les rencontres, les faiblesses, et l’herbe tendre !… Il y a l’amour, petite Alice !… Disons que j’ai eu la chance d’aimer mon fils si fort, qu’aucune autre affection n’a trouvé place dans mon cœur… Et ne jugeons pas les pauvres femmes mal mariées qui essaient de rebâtir leur vie…

Mademoiselle Dax se révolta :

– Tout de même, changer de mari comme de chemise !…

– Allez, – prononça madame Terrien péremptoire, – ça vaut mieux que de garder le même sans l’aimer, et de le subir lâchement, en étouffant dans l’oreiller des hoquets de dégoût et des sanglots de honte. Hélas ! ma petite, l’amour s’exprime par des gestes plutôt vilains ; mais il est l’amour, une belle, belle chose, la seule belle. Maintenant, ôtez l’amour, laissez les gestes, et vous n’avez plus qu’une parodie immonde, dans laquelle toute honnête femme devrait rougir de jouer un rôle. Allons-nous-en, tenez ! rien que de penser à ça, mes joues brûlent !

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