X

Madame Dax avala sa tasse de café et souligna par une grimace l’indignité de cette drogue d’hôtel, si différente du breuvage délectable qu’on élaborait avenue du Parc, d’après des recettes connues de madame Dax seule.

Après quoi, méprisante, elle rassembla d’un signe son fils et sa fille, et se leva de table pour passer au salon, où son ouvrage l’attendait.

C’était le rite de chaque après-midi. Du déjeuner à la promenade, madame Dax tuait trois heures d’horloge à tricoter des bas de laine pour les pauvres de sa paroisse. Maniaque d’ordre en cela comme en toutes choses, elle accomplissait toujours cet acte immuable dans le même laps et sur la même chaise, qu’elle plantait invariablement dans le même coin du hall, le coin exempt de courant d’air. Les courants d’air inspiraient à madame Dax une crainte sentencieuse. Et quoique la terrasse fût très bien ombragée d’une tente et qu’on y pût travailler fort à l’aise, devant le plus beau site alpestre des environs, madame Dax lui préférait le salon, clos aux vents coulis.

Mademoiselle Dax, elle, eût mieux aimé la terrasse, et le chatoiement vert des bois proches et des prés lointains, et la moire bleue du lac, et l’horizon dentelé de neige… mais il fallait rester près de la chaise à tricotage. Madame Dax avait souci de la santé de ses enfants plus que de la sienne propre. Bernard, docile et sournois, utilisait ces trois heures de cage à repasser ostensiblement tous ses livres de classe. Alice essayait une gamme au piano, feuilletait les journaux illustrés de la grande table, et détournait la tête pour bâiller, – ou s’enfonçait dans un fauteuil pour y songer on ne savait à quoi, les poings dans les joues et le front bas.

Madame Dax ne goûtait pas cette attitude, qu’elle nommait rêvassière. Une fois de plus, voyant sa fille s’y abandonner, elle l’interpella aigrement :

– Alice ! te voilà encore à dormir tout éveillée ?

À l’ordinaire, mademoiselle Dax répondait à l’appel maternel avec la prompte résignation d’un caniche bien dressé. Mais depuis quelque temps, le dressage semblait compromis, et le caniche était moins philosophe. Madame Dax dut réitérer sa remontrance :

– Alice, je te parle !

Mademoiselle Dax, cette fois, répondit. Mais son « oui, m’man… » fut tiède. Et sa tête pensive ne se releva pas d’entre ses mains.

Or, madame Dax venait précisément de laisser tomber trois mailles de son tricot, infortune bien faite pour ne point lui adoucir l’humeur :

– Ma fille, – commença-t-elle énergiquement. Et pivotant sur sa chaise, face à la rêveuse, elle planta ses aiguilles dans son bas, pour sermonner plus à l’aise. Un discours en trois points suivit, réquisitoire foudroyant contre les oisifs et les songe-creux.

– Avachie comme te voilà, et bâillant à te décrocher la mâchoire, – conclut madame Dax en manière de péroraison, – tu donnes un fier spectacle aux gens de l’hôtel. Ils n’ont pas besoin d’être sorciers pour deviner tout le plaisir que tu prends dans la compagnie de ta mère !

Une longue expérience avait pénétré mademoiselle Dax de la certitude qu’il était superflu et périlleux de répliquer aux mercuriales. Mais le climat de Saint-Cergues avait apparemment des vertus révolutionnaires. Mademoiselle Dax répliqua :

– Oh ! les gens de l’hôtel ! ils ne s’occupent guère de nous, heureusement pour eux…

– Heureusement ?

– Dame ! nous ne sommes pas tellement intéressants à voir, enfermés ici comme s’il pleuvait, et ne disant rien…

Madame Dax se fâcha. Mais soucieuse de ne point compromettre sa dignité dans une criaillerie que tout l’hôtel eût pu entendre, elle donna dans l’ironie :

– Oh ! pour toi, ma fille, je comprends que nous ne soyons pas intéressants ! Quand on est une femme supérieure, et qu’on passe sa vie dans la lune, les tricoteuses de bas n’existent pas beaucoup. Il te faudrait probablement des distractions dignes de toi ? des romans, des bals et des spectacles ? hein ?

Mademoiselle Dax ravala sa réponse. À quoi bon parler ? qui la comprendrait, qui la devinerait, ici ? Elle rejeta sa pensée vers son secret, vers les douces causeries matinales, vers madame Terrien, vers Bertrand Fougères.

– Ça y est, – soupira madame Dax, découragée ; – la voilà repartie, elle n’entend plus ce qu’on lui dit. Décidément, ça ne te réussit pas, à toi, la montagne ! À Lyon, tu étais déjà pas mal absurde ; mais ici, tu deviens idiote. Et si ce n’était pas la santé de ton frère, il y a belle lurette que nous aurions repris le chemin de chez nous !

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