VIII

Une autre fois, sous les sapins qui dominent la route de Nyon, on parla d’amour.

C’était par un temps incertain et sombre. Le ciel était couleur de cendre, et s’il ne pleuvait pas, c’était tout juste.

Cependant, Fougères et madame Terrien n’avaient pas manqué au rendez-vous donné la veille :

– On n’a pas voulu vous laisser croquer le marmot, – avait crié madame Terrien, du plus loin qu’elle avait aperçu mademoiselle Dax ; – mais si tout à l’heure il tombe des hallebardes, c’est à vous que je m’en prendrai, et vous soignerez mon rhume !

Fougères, la mine dégoûtée, toisait le paysage, – les sapinières en pente, la plaine en contre-bas et le lac, embruinés :

– Horrible, tout ça !…

– L’autre jour, – observa mademoiselle Dax, – vous avez dit que vous aimiez la pluie…

– Pas dans ce pays rose et bleu. Il faut qu’un spectacle soit homogène… Tenez, je l’aime à Lyon, la pluie… À Lyon, où le pavé gris s’encadre entre de hautes maisons couleur de brume… La pluie est chez elle, dans ces rues étroites et austères, qu’on croirait bordées par des cloîtres… Quand il pleut, et que le bruissement léger de l’eau qui tombe, feutre tous les bruits de la terre, on entend mieux sonner les cloches des couvents…

– Mais c’est triste comme tout, Lyon, les jours de pluie !

– Eh oui ! plus triste que tout ! Mais d’une belle tristesse harmonieuse… Tandis que ça !…

Il haussa les épaules, et, tournant le dos au paysage, tira un livre de sa poche :

– Je deviendrais poète amorphe, à contempler plus longtemps cette Suisse délayée…

Mademoiselle Dax regardait le livre de Fougères – un tout petit livre à tranches rouges, relié d’un cuir souple, de couleur fauve :

– Vous êtes bien sage, aujourd’hui, monsieur Fougères ! C’est votre livre de messe, dites ?

– Hum ! j’ai peur que non, – soupira madame Terrien.

Elle se pencha pour voir le titre :

– Tiens ! les lettres de Lespinasse ? Je ne vous croyais pas si classique que ça, mon petit Bertrand.

Il bougonna :

– Classique !… qu’est-ce que ça veut dire, classique ? Je ne connais que deux écoles littéraires, – la bonne et la mauvaise ; la mauvaise, c’est les gens qui ont écrit pour noircir du papier ; la bonne, c’est les gens qui avaient des choses à dire, – ceux qui ont enfermé de la pensée dans leurs mots, – un maximum de pensées dans un minimum de mots. La nommée Lespinasse est de ceux-ci, je vous le garantis. Vous pouvez croire que quand elle écrivait au monsieur dont elle rêvait la nuit, ce n’était pas pour du bavardage…

– Oui ? – fit madame Terrien, gamine… – pourquoi c’était-il alors, dites, mon petit Fougères ?

Il la foudroya d’une indignation scandalisée :

– Femme impudique ! regardez cette vierge qui rougit de vos libertinages !… et écoutez, ça vaudra mieux que de dire des horreurs…

Il ouvrit le livre à une page marquée :

Onze heures du soir, 1774.

Mon Dieu ! que je vous ai peu vu, que je vous ai mal vu aujourd’hui, et qu’il m’est pénible de ne pas savoir où vous êtes en ce moment ! Comme un sentiment change et bouleverse tout ! Ce moi, dont parle Fénelon, est encore une chimère : je sens positivement que je ne suis point moi. Je suis vous ; et pour être vous, je n’ai aucun sacrifice à faire. Votre intérêt, vos affections, votre bonheur, vos plaisirs, ce sont là, mon ami, le moi qui m’est cher ; tout le reste m’est étranger.

Il tourna la page et feuilleta :

… Songez que j’aurais pu dîner avec vous demain, que j’aurais pu vous voir ce soir. Soyez bon, soyez généreux : donnez-moi tous les moments qui ne seront pas employés à votre plaisir et à vos affaires. Je veux, je dois venir après ; si c’est trop demander, souffrez du moins que je le désire. Vous avez deviné à merveille, ce matin : je voulais votre réponse, et point mon livre. Plût à Dieu qu’en renonçant à tous ceux qui ont été faits et qui le seront, je pusse m’assurer une lettre de vous tous les jours ! C’est là ce que je voudrais lire : c’est vous que je voudrais voir et entendre sans cesse. Mon ami, je vous aime.

Il s’arrêta pour regarder madame Terrien d’un air de défi.

Elle hochait la tête, non sans respect :

– Je connais et j’apprécie… Tout de même, mon petit Fougères, jolie lecture pour jeune fille en âge de s’émouvoir…

Mademoiselle Dax, accoudée dans l’herbe, un poing dans sa joue, écoutait passionnément.

Fougères lut encore :

De tous les instants de ma vie, 1774.

Mon ami, je souffre, je vous aime et je vous attends.

– Voilà bien la plus belle lettre, la plus ardente et la plus précise qu’on ait jamais écrite. Belle comme une caresse et comme un théorème !… Et celle-ci, écrite à l’heure de la mort, et qui pleure sans bruit, comme une statue de mausolée :

Je voudrais bien savoir votre sort, je voudrais bien que vous fussiez heureux. – J’ai reçu votre lettre à une heure, j’avais une fièvre ardente. Je ne puis vous exprimer ce qu’il m’a fallu de peine et de temps pour la lire : je ne voulais pas différer jusqu’à aujourd’hui, et cela me donnait presque le délire. – J’attends de vos nouvelles ce soir. Adieu, mon ami. Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais à l’employer encore à vous aimer, mais il n’y a plus de temps.

Il lisait avec une sorte d’enthousiasme. Sa voix tout d’abord mesurée et habile, s’exaltait, s’enfiévrait, devenait sincère, violente, rauque. Et il la cassa durement aux dernières lignes, pour sangloter l’adieu lamentable de la mourante. Après quoi il ferma le livre et resta silencieux, debout, les yeux fixés vers la terre.

Mademoiselle Dax se souleva sur un coude et tendit la main vers le petit livre. Elle le contempla de tout près, puis l’ouvrit avec une précaution quasi religieuse. Les gardes étaient de soie. Des feuillets blancs précédaient le texte. Deux de ces feuillets, collés l’un contre l’autre, laissaient entrevoir dans leur transparence quelques mots manuscrits qu’on avait sans doute eu dessein de tenir secrets. Mademoiselle Dax, discrète, tourna la page et feuilleta. Elle cherchait la dernière lettre, « écrite à l’heure de la mort ». Les mots sublimes chantèrent devant ses yeux : Si jamais je revenais à la vie, j’aimerais encore à l’employer à vous aimer. Une trace d’ongle soulignait et encadrait le passage. Une main délicate s’était peut-être meurtrie à griffer ainsi ce papier… Mademoiselle Dax rougit et ferma le volume. La reliure mince avait l’air de garder une confidence.

Des gouttes de pluie chuchotèrent dans les sapins. Mais l’épaisseur des branches faisait parapluie. On n’était pas mouillé encore.

La voix de mademoiselle Dax, un peu tremblante, interrogea :

– À qui écrivait-elle ces lettres-là, mademoiselle de Lespinasse ?

Fougères releva la tête et élargit les bras :

– À qui ?… Seigneur ! Qu’est-ce qu’on vous apprend donc en pension ?

– Fougères ! – gronda madame Terrien.

– Dame ! vous ne trouvez pas ça scandaleux, une jeune fille bonne à marier qui ne sait pas ce que c’est que Lespinasse ? Heureusement que je suis là pour le lui apprendre. Or ça donc, mon petit n’enfant, oyez : Lespinasse, – Julie pour les messieurs, – naquit je ne sais où, ni de qui, dans le meilleur moment du XVIIIe siècle. Sa naissance, copieusement déplorée par ses père et mère, lesquels étaient tous deux mariés, mais pas ensemble, la marqua pour toute sa vie d’une malédiction particulière. Recueillie d’abord par une vieille dame aveugle et acariâtre, elle s’en fit promptement détester, et à bon droit : elle était jolie, gracieuse et sensible, toutes vertus dont sa bienfaitrice n’était point ornée. Expulsée, telle une nonne au XXe siècle, elle échoua chez un monsieur de ses amis, qui s’appelait d’Alembert ; lequel d’Alembert, philosophe, mathématicien et timide, l’aimait depuis longtemps sans le lui avoir jamais dit. Ils couchèrent ensemble.

– Fougères !

– Madame, je voudrais de bon cœur, pour vous plaire, qu’ils n’eussent point agi de la sorte ! Mais la vérité me contraint à constater le fait. Et d’ailleurs, ne regrettez rien : l’histoire serait moins belle, s’ils n’eussent point, comme je viens de vous l’affirmer, couché ensemble, et si la pauvre Julie, faible parfois pour son propre cœur, ne l’eût pas été, une fois dans sa vie, pour le cœur très noble de son ami…

Mademoiselle Dax arqua ses sourcils :

– Pourquoi ne se sont-ils pas mariés ?

– C’est leur affaire, ça ne nous regarde pas.

– … Alors, c’est à d’Alembert qu’elle écrivait…

– Non, bien sûr ! Ayez patience… Elle n’avait que faire d’écrire à d’Alembert, elle le voyait tous les jours que Dieu faisait, et cela dura jusqu’à la mort. Mais un soir de printemps, l’imprudent d’Alembert lui avait présenté le marquis de Mora ; or, le marquis de Mora était, sans conteste, le plus séduisant gentilhomme de toute l’Espagne. Ils couchèrent ensemble…

– Fougères, voyons !

– Ensemble, madame. Lespinasse et Mora, bien entendu : pas Mora et d’Alembert. Oh ! je ne dis rien de vilain ! Et je tiens même à certifier à mademoiselle Alice, au risque de l’étonner beaucoup, que les amours de M. de Mora et de mademoiselle de Lespinasse furent une chose non seulement très excusable, mais très belle, parce que tous deux y apportèrent une sincérité fougueuse, et une ardeur de dévouement et de sacrifice que bien peu d’amants légitimes ont jamais égalée…

– Et te absolvo a peccatis tuis, – psalmodia madame Terrien. – N’oubliez pas, mon petit Bertrand, que ce n’est pas au marquis de Mora que mademoiselle de Lespinasse adressa les poulets inclus dans votre bouquin…

– C’est ma foi vrai ! J’allais l’oublier. Voyez où mène l’enthousiasme ! Il me faut donc ajouter un troisième chapitre à ce roman historique. Un soir de printemps, Julie de Lespinasse avait rencontré le marquis de Mora, et ç’avait été le coup de foudre. Un soir d’automne, elle rencontra le comte de Guibert, et ce fut le coup de foudre encore. Ne lui en veuillez pas, mademoiselle Alice : il y a des âmes de femmes, vous le saurez plus tard, que le Seigneur n’a point pourvues de paratonnerre. Elles n’en sont pas à blâmer, mais à plaindre, – car on n’est pas foudroyé plusieurs fois impunément. La pauvre Julie en fit une lamentable expérience. Partagée entre deux passions antagonistes, toutes deux véhémentes et tyranniques, déchirée d’angoisses, de remords, de désespoirs, elle passa toute sa vie dans les larmes et les sanglots, et souffrit tant, tant et tant qu’au bout du compte elle en mourut.

– Tout ça, – conclut madame Terrien, – parce que, comme vous disiez tantôt, ils avaient commencé par coucher ensemble. En s’épargnant cette formalité, mademoiselle de Lespinasse, au lieu de trois amants, aurait eu trois amis. Elle les eût aimés simultanément sans encombre, et tout se fût bien passé.

– Oui, ma grande amie ; sauf que c’était impossible : parce que la tendresse humaine ne s’exprime clairement que par un seul geste, – celui d’ouvrir et de refermer les bras.

Les branches des sapins, lourdes de pluie, filtraient des gouttes. Mademoiselle Dax, le front baissé, reçut un filet d’eau dans le cou sans tressaillir.

– Ça y est, il pleut pour de bon, – dit Fougères. – Sauvons-nous, ou gare le déluge…

Ils coururent.

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