VII

Un matin, mademoiselle Dax, couchée de tout son long aux pieds de madame Terrien, interrogea :

– Monsieur Fougères, vous qui habitez Constantinople, dites-moi : est-ce que c’est très beau ?

Glacée de timidité devant son père, sa mère ou son fiancé, mademoiselle Dax osait très bien questionner ses amis du chalet des Chats.

– Constantinople ? non, pas très beau… pas beau du tout… pire.

Bertrand Fougères, accoudé à une branche de mélèze, regardait fixement la fumée bleue de sa cigarette, où peut-être il revoyait soudain les cinq cents mosquées de Stamboul, aux minarets dressés comme des lances. Alice répéta sans avoir compris :

– Pire ?

Fougères, d’un coup de l’index, secoua un peu de cendre, puis baissa son regard vers la jeune fille étendue :

– Pire. Plus beau que très beau. D’une beauté grave et rude à laquelle vous ne comprendriez absolument rien.

Très souvent M. Dax et madame Dax avaient jeté des phrases analogues à la tête de leur fille. « Tu n’y comprends rien » était même, dans la maison de l’avenue du Parc, le leitmotiv de mademoiselle Dax, et ce leitmotiv réitéré quarante fois par jour, finissait par s’enfoncer dans l’amour-propre comme des pointes de feu dans la peau.

Mais ici, la voix de Fougères n’humiliait pas. Elle était comme toujours, câline et prenante. Mademoiselle Dax sentit très bien qu’il devait vraiment s’agir de choses trop complexes, inaccessibles aux cervelles des petites filles. Et comme Fougères expliquait tout de même, complaisant, elle écouta de son mieux, attentive, appliquée, reconnaissante.

– … D’abord, c’est très sale. Figurez-vous une ville sans trottoirs et sans pavés, sans égouts, sans voirie, et presque sans réverbères. Des rues tortueuses, étroites, encombrées d’ordures et tapissées d’une couche de boue épaisse d’un pied… Ça vous chante ?

Elle arqua ses sourcils, demi-incrédule.

–… Ensuite, c’est délabré. Les maisons de pierres sont toutes lézardées, et le salpêtre leur fait un manteau terne. Les maisons de bois, affaissées, déjetées, disloquées, ont des airs de maisons saoules, incapables de se tenir debout. Partout il y a des décombres, des ruines, des fondrières. C’est comme un cimetière de ville. Et pour surcroît de mélancolie, on rencontre à chaque pas de petits jardins en bordure sur les rues, lesquels jardins sont des nécropoles de familles. Les Turcs aiment à vivre ainsi tout près de leurs morts…

– Quelle horreur !

– Si vous voulez. Et la ville est pareille d’un bout à l’autre. Point de boulevards, point d’avenues, point de quais ; – point de monuments, sauf les mosquées qui sont de grands tas de pierres grises coiffés de coupoles, grises pareillement. Il y en a une infinité. Au-dessus des toits, les minarets blancs alternent avec des cyprès noirs.

– Mais c’est affreux ?

– Oui. N’oubliez pas le soleil d’été torride, ni la pluie d’hiver quotidienne. La boue, gluante comme une poix, ne sèche jamais que pour se changer en une poussière qui aveugle.

– Et vous aimez cette ville-là ?

La voix de Fougères s’assourdit soudain, rêveuse et voilée :

– Oui, je l’aime. Je l’aime mieux que toutes les villes, mieux que Naples et mieux que Venise, – mieux que Paris. – Stamboul, Stamboul !… Vous ne pouvez pas comprendre, petite Alice, vous qui n’avez jamais quitté votre France propre et peignée, ou cette Suisse enrubannée comme une bergerie de gosse. – Et d’ailleurs, vous seriez allée là-bas, vous auriez vu, – que vous comprendriez encore moins. Je l’aime, ma capitale morte, précisément parce qu’elle est morte. Je l’aime pour son funèbre silence et pour la solitude de ses rues, pareilles aux rues de Pompéi ! Je l’aime pour ses vols de corneilles, toujours croassant parmi les cyprès. Je l’aime pour ses maisons muettes et grillées, dans lesquelles personne ne sait ce qui se passe ; – pour ses mosquées farouches, dernier asile et dernière forteresse du dernier des dieux qu’ont adorés les hommes ; pour le voile encore opaque qui défend la beauté de ses femmes ; – pour l’âme fière et honnête de son peuple ; – et pour la haute muraille byzantine toujours debout qui l’entoure et l’isole de notre race, de notre siècle, – et de nos fièvres, et de nos neurasthénies, et de nos gangrènes…

Il se tut. Madame Terrien, accoudée sur un genou, et la joue dans sa main, le regardait de côté, sérieuse :

– Mon petit Fougères, vous êtes un drôle d’être… Est-ce que vous les pensez vraiment, ces choses que vous venez de dire ?… ou si c’est de la littérature ?

Il allongea les lèvres, indécis. Elle trancha :

– Oui, n’est-ce pas ? Moitié l’un, moitié l’autre… Je vous aime beaucoup, Fougères, mais ça me ferait tant de plaisir de vous sentir sincère tout à fait…

Il se rebiffa en riant :

– Chère petite dame, vous ne me sentez pas sincère tout à fait, quand je dis que je vous aime tendrement, vous et Gilbert ?

Elle hocha la tête :

– Oui, oui. Ce n’est pas de votre affection que je doute. Vous avez un bon petit cœur, je sais bien… mais une tête, une tête !… Il n’y a pas un seul grain de plomb dedans. Vous voilà tout ému de tendresse pour votre ville barbare. Pourtant vous n’y songiez pas il y a cinq minutes. Et je sais bien qu’avant d’y retourner, il vous faudra des semaines de boulevard, de petits théâtres, de Maxim’s et de Montmartre, si ce n’est pas un bon mois de Nice ou de Monte-Carlo…

– Les extrêmes se touchent.

– Vous secouez la poussière de vos mépris sur la pauvre vieille Europe et sur sa civilisation frelatée. Avec ça que vous n’en êtes pas un des produits les plus purs, de cette civilisation honnie !… Avec ça que vous ne raffolez pas de tout ce qu’elle a inventé de pire, des vers décadents, des cocktails, des femmes incomprises et des cheveux coupés en quatre ! Écoutez, écoutez… – elle se leva tout animée, tapotant à deux mains ses beaux bandeaux blancs comme neige :

– Je la plains d’avance, et de tout mon cœur, la femme qui se laissera prendre à vos yeux câlins…

Il éclata de rire, très amusé :

– Il y en a déjà eu, vous savez…

– Ta ta ta !… Ce n’est pas de celles-là que je parle. Et le malheur, c’est que, quand la mienne viendra, – la mienne : la sincère, la naïve, celle qui croira que c’est arrivé, – eh bien vous ! mon petit Fougères, vous la mettrez bêtement dans le sac des autres, et vous l’enterrerez dans la fosse commune…

Il posa brusquement un doigt sur sa bouche, et coupa le sermon d’un chut !… terrifié :

– Jésus Marie ! voulez-vous bien vous taire ; vous allez empêcher mademoiselle Dax de tomber amoureuse de moi !

Mademoiselle Dax, rose foncé, riait de tout son cœur.

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