XI

– Puisqu’ils s’en vont la semaine prochaine, ces Dax, il serait charitable d’inviter cette pauvre petite Alice à n’importe quoi de champêtre.

Ainsi parla madame Terrien, entre deux bouffées de sa cigarette turque. C’était l’heure de la sieste. Le chalet des Chats, toutes fenêtres ouvertes, accueillait joyeusement le soleil attiédi de septembre. Et les grands mélèzes de la pelouse chantaient dans la brise.

– Oui, ce serait charitable, mais songez-vous qu’il faudrait inviter par surcroît madame sa mère, bourgeoise acariâtre, laide et âgée ?

Ainsi répliqua mademoiselle de Retz.

Les deux chaises longues voisinaient dans le salon aux toiles persanes, et les deux cigarettes alternaient leurs spirales bleues. Il n’y avait qu’un cendrier, posé sur un tabouret mitoyen.

À l’orgue, Gilbert Terrien répétait en sourdine un récitatif des Filles de Loth, Fougères, accroupi, parmi les coussins, préparait, dans de complexes instruments de cuivre, son café à la mode de Stamboul.

– J’ai songé à ce que vous dites, – rétorqua madame Terrien, – mais cette invitation forcée, par cela même qu’elle nous sera pénible et mortifiante, effacera certainement, au livre de Dieu, quinze ou vingt pages de nos péchés mortels.

Fougères emplissait quatre tasses grandes comme des coquetiers ; il prit la parole :

– Nul doute, certes, que ce pique-nique agréable au Seigneur, ne soit, du fait de la matrone Dax, embêtant pour nous. Mais je dépose un amendement : deux voitures seraient mobilisées, et la dite matrone encombrerait la plus large, en compagnie des moins vertueux d’entre nous. Les autres, et moi-même à leur tête, se contenteraient d’une mortification moindre, et n’useraient que de la jeune Alice pour dompter leur esprit et mater leur chair.

– Fougères, – affirma madame Terrien, – vous êtes un satyre.

Mademoiselle de Retz s’accouda sur sa chaise longue, et appuya sur Fougères le regard curieux de ses grands yeux hardis :

– Vous lui faites la cour, naturellement, à cette petite ?

Bertrand Fougères haussa les épaules, nonchalant :

– Voilà bien les femmes ! et celle-ci se prétend psychologue ! Non, je ne fais pas la cour aux jeunes provinciales dont les studieux loisirs se partagent entre l’aquarelle bleue et rose, les valses de madame Chaminade, les romans de mademoiselle Fleuriot et la tapisserie au petit point.

Mademoiselle de Retz étendit derechef son corps mince parmi les coussins de la chaise longue et renversa sa tête dorée, dont la bouche souriait d’ironie.

– Oh ! je vous crois volontiers mal faits l’un pour l’autre… Mais il n’est pas indispensable d’être des âmes sœurs pour se tripoter agréablement dans les petits coins.

– D’accord. Je ne tripote cependant pas. Il me semblait d’ailleurs vous avoir exposé à différentes reprises le plaisir très modéré que je ressens à tripoter. Que voulez-vous, ma chère ! je suis vieux jeu. Je crois encore, dur comme fer, à cette chose préhistorique que vous avez talentueusement pulvérisée dans votre dernier bouquin, – l’amour. L’émotion sensuelle me paraît être une sœur siamoise de l’émotion tendre. Et je laisse ce tripotage à froid, que vous voulez bien nommer agréable, aux demoiselles de pensionnat et aux potaches.

Mademoiselle de Retz railla :

– C’est beau, d’être un merle blanc parmi les merles noirs.

Fougères riposta :

– Beaucoup de merles sont blancs ; mais ils se teignent, pour mieux plaire aux merlettes, toutes couleur de suie. Lisez Musset !…

Il sourit fort gracieusement, et vint offrir ses tasses de café turc. Carmen de Retz but, et ne désarma pas.

– Ainsi donc, vous ne faites pas la cour à mademoiselle Dax… Tant mieux pour vous deux…

– Pourquoi tant mieux ?

– Parce que c’eût été imprudent de sa part, et malpropre de la vôtre.

– Les grands mots qui arrivent ! Malpropre ! Au fait, je n’y comprends plus rien ? Vous qui prêchez partout « le droit à l’accouplement, et la régénération des femmes par le baiser libre, » – hein, je cite juste ?

– Fougères, – protesta madame Terrien du fond de sa chaise longue, – Fougères !… Ça s’écrit, ces choses-là : ça ne se déclame pas !…

– Même, ça devrait ne pas s’écrire !… Mais passons… Vous, la féministe, la nihiliste, l’insurgée !… vous qui vous vantez d’avoir des amants, des tas d’amants…

– Ces jeunes filles, – glissa la voix flûtée de madame Terrien, – quelle imagination !…

– Ah ! comme je suis de votre avis, chère madame !… Mais passons… Vous, la dévergondée, qui m’avez embrassé sur la bouche… je dis bien : sur la bouche !… oui : il y a six semaines, sur le Signal, un matin qu’il ne pleuvait pas…

– Dieux !… qu’entends-je !… Fougères… c’est atroce d’être indiscret comme ça !…

– Mais non !… mais non !… rassurez-vous, petite madame : c’était un baiser tout esthétique, échangé dans une heure de grande poésie… Vous voyez !… Mais passons… Vous, Carmen de Retz… et ce nom dit tout… vous qualifiez d’imprudent et de malpropre le tripotage, d’ailleurs putatif, auquel se seraient livrés – agréablement – Bertrand Fougères, homme libre, et Alice Dax, fille libre ?

– Mon cher, – déclara posément mademoiselle de Retz, – vous parlez avec une grande éloquence, – mais j’ai en main une tasse vide qui m’encombre beaucoup…

– Oh ! que je suis confus !…

Déjà il avait pris la tasse et baisé la main d’un seul geste.

– Merci… Maintenant je vais vous répondre !

Et elle se redressa souple comme un fleuret, et elle fit face à l’adversaire :

– Oui, j’estime qu’une femme est libre d’aimer qui elle veut, quand elle veut, et autant de fois qu’elle veut. Mais j’estime aussi qu’une petite fille, emmurée dans ses préjugés héréditaires ou acquis, n’est pas une femme. Et si vous brisiez brutalement la prison, et si vous jetiez tout à coup la prisonnière au plein soleil, vous seriez fou ou criminel. Car vous ne feriez que l’éblouir et que l’aveugler. Si bien qu’elle sortirait de son cachot non point affranchie, mais infirme pour toujours.

Elle marcha par le salon, puis s’accouda à une fenêtre. Fougères vint auprès d’elle et s’accouda aussi :

– Savez-vous ? – dit-il à voix basse, – j’en viendrai à douter vraiment de votre sincérité. En paroles, vous êtes la plus moderne et la plus audacieuse des femmes. En actions… hélas ! hélas ! nous en sommes toujours à l’unique baiser de là-bas… Ma bouche pourtant, ce matin-là, ne vous avait pas déplu, je crois ?…

Elle le regarda droit aux yeux :

– L’amour souffle où il veut, mon cher ! Le jour que vous rappelez, ce n’était d’ailleurs pas votre bouche, c’était le soleil rose, l’air bleu, la brume d’or et d’argent que j’ai baisés. Depuis, privée de cette ambiance, la bouche toute seule ne m’a pas tentée. Voilà tout…

Il frôla sa main :

– Cita… voulez-vous retourner demain, sur le Signal ?

Elle rit :

– Non ! je ne tiens pas à devancer mes désirs. Et… s’il vous plaît… ne m’appelez pas Cita : c’est un nom… d’intimité…

Madame Terrien les rappelait :

– Voyons, il faut se décider. Demain, je prends mon courage et mon ombrelle, et je vais au Grand-Hôtel inviter la dame. Qui m’accompagne ?

– Moi ! – dit Fougères. – J’ai changé d’avis : je vais faire la cour à mademoiselle Dax.

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