L’invitation de madame Terrien prit madame Dax au dépourvu. Le tricot tomba sur les genoux, les mains pianotèrent la jupe. Trois secondes, madame Dax hésita, et cette hésitation lui fut fatale, Madame Terrien, péremptoire, cita le proverbe :
– Qui ne dit mot consent. Voilà donc une affaire entendue.
– Mais, – madame Dax essayait de lutter pour la forme, – mais où serait-ce, ce pique-nique ?
– N’importe où, ça n’a aucune importance. Où vous voudrez.
Fougères, très sage sur sa chaise, appuya :
– On ira tout droit devant soi, chère madame.
Et il sourit discrètement vers mademoiselle Dax, comme une allusion mystérieuse à leurs promenades du matin.
Mademoiselle Dax, les yeux baissés, se taisait. Quoique avertie de la visite et mise en garde, elle était fort inquiète et son cœur battait. Cette réunion de sa mère et de ses amis lui semblait pleine d’embûches et elle tremblait de la tête aux pieds en songeant qu’une seule parole imprudente pouvait ouvrir les yeux vigilants de madame Dax, et lui révéler le pot aux roses, – à savoir que depuis quarante jours et plus, sa fille entretenait, avec des inconnus, avec des artistes, avec des bohèmes ! des relations quotidiennes et coupables !…
Tout de même, sentant sur elle le regard de Fougères, mademoiselle Dax ne pouvait se défendre de lui rendre un coup d’œil. Justement Fougères était très beau ce soir-là : plus mince et plus élancé que jamais dans son veston de laine blanche, ouvert sur un gilet brodé de soie violette ; et sa chemise, violette aussi, pâlissait fort bien son teint mat.
– Au retour, – promettait madame Terrien, – nous tâcherons de passer sur n’importe quel sommet, d’où nous contemplerons l’Alpenglün…
– La… quoi ? – demanda madame Dax.
– Comment ! – s’ahurit madame Terrien, – vous n’avez jamais vu l’Alpenglün ?… le coucher du soleil sur les Alpes !…
– Non. À cette heure-là, nous nous habillons toujours pour le dîner, ma fille et moi.
– Mais c’est un crime ! Vous non plus, mignonne ? Par exemple !… Il faut voir ça tout de suite, ce soir même ! Il n’y a rien de plus beau… Est-ce qu’on a besoin de s’habiller, pour dîner à table d’hôte ?… Tenez, ma chère petite, vous êtes tout à fait bien dans cette robe-ci. Vous allez me faire le plaisir de sortir tout de suite, – voilà cinq heures et demie qui sonnent, – et de courir sur la terrasse haute. Vous arriverez juste à temps. Et je tiendrai compagnie à votre mère jusqu’à votre retour…
– Madame, – murmura mademoiselle Dax, – je ne sais pas… je ne sors jamais seule, l’après-midi.
– Eh bien ! voilà Fougères ! il ne demande qu’à vous accompagner…
Fougères, correct, regarda madame Dax.
– Permettez-vous, Madame ?
– Eh ! bien sûr qu’on vous permet, – trancha madame Terrien.
– Ah non !… Pas sur la terrasse haute, – protesta Fougères en retenant Alice par le bras.
– Où voulez-vous alors ?…
– Sur le Signal. Nous avons vingt fois le temps qu’il faut, à condition de courir un peu… Et nous n’aurons pas la tourbe de ces touristes abjects…
Elle se laissa conduire. Ils coururent à toutes jambes dans le chemin grimpant.
Le soleil sombrait sous l’horizon dentelé de la Dôle. Au sud, l’Alpe Grée, incendiée par les derniers rayons, rougeoyait comme une forge immense.
Du feu lécha les glaciers. Il n’y eut plus nulle part de blancheur. Toutes les neiges rutilaient comme braises. Et cependant la nuit montait de l’orient, grisaillant en grand’hâte l’azur du ciel.
– On mettrait ces couleurs-là dans une aquarelle, tout le monde crierait que ce n’est pas vrai, – observa mademoiselle Dax.
– Chut ! – murmura Fougères. – Écoutez, écoutez le silence du soir !
Un calme prodigieux les enveloppait. La nuit, maintenant, s’élançait de montagne en montagne, mêlant à leur pourpre son bleu d’ardoise, plus foncé d’instant en instant.
– Oh ! fit mademoiselle Dax. – Tout était rose, et maintenant…
– Chut ! vous allez faire peur aux peintres de là-haut.
Les neiges mauve, magiquement décolorées, se firent lilas, puis glycine. Un moment la nuit sembla s’arrêter. Les montagnes étaient devenues bleues, toutes bleues. Et le couchant seul saignait encore d’une longue estafilade ardente.
– C’est fini, – dit Alice.
– Taisez-vous ! ça commence.
Soudain l’Alpe entière se transfigura. Des teintes imprévues, en réserve au fond de l’éther, – des jaunes, des gris, – s’abattirent sur le cobalt des glaciers et des pics, et le vert surnaturel de l’Alpenglün naquit. Effrayant suaire humide et blême, il enveloppa, il ensevelit tout l’horizon. Une lueur de tombe et de fantômes flotta, pareille aux phosphorescences funèbres des nuits d’orage sur l’Atlantique. Les grandes neiges éternelles apparurent, une minute, hors du soleil magicien, ce qu’elles sont en vérité, des cimetières de désolation et d’horreur… Une minute… Et la nuit victorieuse éteignit la vision.
Mademoiselle Dax ne parlait plus. Un frisson pénétrait ses moelles. D’un geste peureux, elle saisit la main masculine proche de sa main.
– Il faut rentrer, – dit Fougères.
Elle répondit « oui » et ne bougea pas. Comme égarée, elle regardait autour d’elle.
– Ha ! – murmura-t-elle soudain… – c’est ici…
Étonné, il regarda comme elle. Et tout à coup, il tressaillit. Il se souvenait de ces sapins, de ces fougères… Oui, c’était ici, ici-même, qu’il avait baisé la bouche de Carmen ! Le goût de cette bouche regrettée et désirée sécha mystérieusement sa langue… C’était ici…
Mais… mademoiselle Dax ? que voulait-elle dire ?… savait-elle donc, elle ?… avait-elle vu, peut-être ?
Il appuya sur elle un regard inquisiteur. Elle rougit excessivement. Elle se détourna, comme pour fuir. Il la retint d’une main brusque. Elle chancela haletante, la taille molle et les seins dressés.
Alors, sans réfléchir, il se pencha sur elle ; et, sans qu’elle résistât, il but doucement la sueur de sa tempe…