XIII

Dans le grand break déniché par Fougères, tout le monde avait trouvé place. Madame Dax, – Fougères à sa droite et Gilbert Terrien à sa gauche, – faisait face à madame Terrien, – assise entre Alice et Carmen ; – et l’on avait juché Bernard à côté du cocher.

On rentrait. L’excursion avait été maussade. Malgré ses efforts de politesse, madame Dax n’avait pu, sept heures durant, faire montre d’une bonne grâce constante : et mademoiselle de Retz, sincère en toutes choses avec ostentation, n’avait point dissimulé ses bâillements. Mais c’étaient là choses prévues et sans conséquence. Le guignon véritable avait été l’humeur noire de Fougères qui, de tout le jour, n’avait pas desserré les dents. Depuis le soir de l’Alpenglün, c’était la première fois qu’il revoyait mademoiselle Dax, et qu’il la revoyait auprès de Carmen de Retz… La rencontre lui semblait sans doute inopportune…

Madame Terrien toute seule avait donc supporté le poids de la journée. Elle avait causé tant qu’elle avait pu, fournissant demandes et réponses, masquant de bavardages le mutisme général, et s’efforçant par intervalles de vaincre le silence obstiné de mademoiselle Dax. Car celle-ci, bâillonnée de timidité, faisait peine à voir : sa mère d’un côté, ses amis de l’autre… elle en perdait lamentablement la tête. Et Fougères, qui peut-être, quelques jours plus tôt, l’eût rassurée et détendue, ne servait maintenant qu’à la faire devenir couleur de feu, chaque fois que se rencontraient leurs regards.

Pour achever le fiasco, l’après-midi avait été accablante. Dans son panier cuirassé de flanelle, la glace avait toute fondu, et il avait fallu boire tiède. De grands nuages livides, cantonnés le matin sur les montagnes de l’ouest, s’étaient lentement haussés jusqu’au zénith, – sans qu’on ait pu deviner quel vent mystérieux les poussait, car l’air surchauffé ne vacillait même pas. – Cela faisait un ciel mi-parti, – soie bleue et laine grise. – Des éclairs silencieux crevaient le côté laine.

Madame Terrien, quoique encore vaillante, soupira d’aise, quand le break dépassa l’étang de Givrine. Le supplice allait finir : une lieue encore de l’étang au chalet, et moitié moins du chalet à l’hôtel !…

– Il fait bien chaud, – constata madame Dax, pour la onzième fois depuis midi.

Mais Gilbert Terrien, qui scrutait les nuages couleur de bronze, comme pour y surprendre une invisible chevauchée de Valkyries, étendit tout à coup la main :

– La pluie !…

De larges gouttes tapotaient la poussière. Tout de suite, une odeur mouillée se répandit.

– Nous allons arriver juste à temps, – observa madame Terrien.

Or, c’était là un jugement téméraire. Tout aussitôt la pluie augmenta. Les gouttes, espacées d’abord, se serrèrent, se joignirent, ne firent plus qu’une nappe opaque et pesante, qui, d’un seul coup, supprima le soleil et s’effondra sur la terre, parmi des craquements de branches brisées. Il y eut comme un piétinement d’eau sur le sol. En même temps, l’air immobile tressaillait et se précipitait en rafale. Un éclair flamboyant jaillit du milieu de la cataracte des nuages, et le tonnerre explosa si proche et si terrible que les chevaux du break se cabrèrent.

Madame Dax, que la foudre terrifiait, poussa des cris. Fougères, secoué de son humeur soucieuse, ôta promptement son veston et tâcha d’en abriter les jeunes filles, car la pluie quasi horizontale se ruait par l’entre-bâillement des rideaux et envahissait tout le break.

– Vite ! – cria madame Terrien au cocher.

Mais les chevaux affolés pointaient et se dérobaient. Il fallut plus d’un quart d’heure pour atteindre le chalet. Enfin la grille apparut. Le chèvrefeuille brutalisé par l’averse se débattait contre les barreaux de fer, et les clochettes du pied-de-biche sonnaillaient lamentablement.

– À l’abri, à l’abri ! – ordonna madame Terrien.

Elle bouscula mademoiselle Dax qui hésitait à sauter à terre, et l’entraîna en courant vers le perron. Madame Dax, annihilée par le tonnerre qui roulait par grands éclats ininterrompus, suivit, cramponnée au bras de Fougères. La pelouse était un lac orageux ; l’allée une rivière. Les mélèzes, pareils à des îlots de paysages chinois, clairsemaient cette inondation, et leurs branches basses, submergées, agitaient des remous et des vagues.

Dans l’antichambre, et la porte dûment refermée, madame Dax reconquit un peu de son sang-froid. Navrée d’abord, puis hostile, elle inspecta sa fille qui dégouttait devant elle.

– Te voilà propre ! – commença-t-elle. Mais un éclat de rire de madame Terrien l’interrompit :

– Madame !… nous sommes tous logés à la même enseigne !… Le plus pressé est de changer de vêtements. On va vous conduire dans les chambres d’en haut, et vous me permettrez de mettre à votre disposition tout ce qui est nécessaire.

Madame Dax, fort choquée de cette perspective d’une chemise étrangère sur ses épaules, ouvrait la bouche pour refuser net. Mais Bernard toussa juste à point.

– Que disais-je ! appuya madame Terrien. – Voilà un enfant qui s’enrhume. Vite, vite, montons tous !

On se retrouva l’heure d’après dans le salon où, six semaines plus tôt, madame et mademoiselle Dax avaient fait la connaissance de leur hôtesse. Madame Dax s’enveloppait d’une robe d’intérieur que lui avait choisie madame Terrien, – robe flottante au naturel, mais qui pourtant se tendait sans grâce sur les hanches massives de sa locataire, deux fois trop grosse et deux fois trop courte. Mademoiselle Dax, drapée d’une matinée couleur de citron, offerte par mademoiselle de Retz, apparut au contraire à son avantage : plus souple dans l’étoffe molle, et le teint adouci. La pluie n’arrêtait pas, et des cascades se précipitaient le long des vitres.

– Nous aurions mieux fait, – regretta madame Dax, – de continuer tout à l’heure jusqu’à l’hôtel. Ça n’a pas l’air de s’arranger, ce temps-là…

– C’était impossible !… vous auriez fondu en route… Et d’ailleurs, quand toute l’eau des nuages sera tombée, il faudra bien que la pluie cesse.

Les nuages avaient probablement des Niagaras en réserve, car la pluie ne cessa pas. La nuit vint. Madame Dax s’obstinait à coller son nez contre un carreau. Mais quoiqu’elle ne distinguât plus rien de la pelouse aquatique, ni des mélèzes changés en îlots, le gémissement de toute la campagne flagellée d’eau lui prouvait surabondamment qu’aucune évasion n’était possible.

À huit heures, madame Dax eut un cri de désespoir :

– Bonté divine !… qu’est-ce que nous allons faire alors ?

– Vous allez dîner, tout simplement, affirma madame Terrien. Après quoi, comme tous nous sommes un peu las de cette grande journée, nous nous coucherons. Vos deux chambres, bien entendu, sont prêtes. Et demain, il fera beau…

Madame Dax, vaincue, se résigna.

La soirée se traîna, morne. Mademoiselle de Retz et mademoiselle Dax, assises à côté l’une de l’autre, ne parlaient point. Et Fougères, qui les regardait souvent l’une et l’autre, se taisait comme elles.

Au premier coup de dix heures, madame Terrien donna le signal de la retraite. Mademoiselle de Retz, soulagée d’un poids très lourd, respira large.

Gilbert, maître de maison, porta le bougeoir de madame Dax. Comme elle le remerciait, prête à fermer sa porte :

– Madame, – dit-il, – c’est mon heure habituelle de travailler à l’orgue. L’orgue est dans le dernier salon, vous savez ?… très loin de cette chambre… Si toutefois vous entendiez un accord ou deux, cela ne vous dérangerait pas trop ?

– Du tout ! – assura madame Dax, désireuse d’être aimable. – Du tout ! bien au contraire ! Votre musique m’endormira.

Mademoiselle de Retz, de son côté, conduisait mademoiselle Dax.

– Vous n’avez pas sommeil, je suppose ?

– Pas trop…

– Alors, ne vous déshabillez pas, et redescendez dans cinq minutes, dès que les vieilles dames seront couchées. Nous écouterons le musicien, et nous mangerons du raisin avant d’aller au dodo à notre tour.

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