VI

Debout devant son armoire à glace, – faux Louis XV, modèle très riche, – mademoiselle Dax dépingla son chapeau.

La glace reflétait une belle fille, grande, souple, charnue, les yeux noirs très doux, les cheveux bruns très lourds. Mais mademoiselle Dax ne goûtait pas du tout sa beauté vigoureuse et se désolait de n’être ni blonde ni pâle. Son idéal artistique était délicat à l’extrême ; elle l’avait découvert un jour sur l’image d’une tablette de chocolat, laquelle image, intitulée Mélancolie, figurait une vierge diaphane, inondée d’une chevelure romantique.

Mademoiselle Dax jeta son chapeau sur son lit, – faux Louis XV, assorti à l’armoire à glace, – et regarda la pendule d’albâtre qui trônait sur la cheminée entre deux candélabres assortis, tel un prêtre en surplis flanqué d’une paire d’enfants de chœur. – Chance, d’être rentrée inaperçue, d’avoir pu passer la porte, et monter les étages, et se réfugier ici, sans que « m’man » à l’affût se dressât dans l’escalier ou le corridor, sans qu’éclatât, sous n’importe quel prétexte, une de ces scènes hargneuses dont la maison retentissait du matin au soir ! – La petite pendule était rassurante : il restait une bonne heure avant le dîner. Contente, mademoiselle Dax tourna à petits pas dans sa chambre, en quête d’un passe-temps. Sur la table à écrire, un volume de madame Augustus Craven s’offrait. Mademoiselle Dax hésita : cette lecture, – passionnante d’ailleurs, – n’était-elle pas bien profane, dangereuse peut-être, pour un soir de confession ? Mieux valait travailler… La tapisserie attendait dans sa corbeille : des moutons au petit point, éparpillés agréablement dans l’ovale d’un magnifique dossier de fauteuil… oui, travailler… ou méditer…

Mademoiselle Dax s’accouda à la fenêtre. La maison, – un petit hôtel particulier, neuf et confortable, – donnait sur l’avenue du Parc, qui est proprement un quai le long du Rhône. La chambre de mademoiselle Dax s’ouvrait sur ce quai. Mais deux rangs de platanes touffus faisaient écran, et mademoiselle Dax voyait, tout juste, à ses pieds, un triangle de trottoir prolongé d’un parallélogramme de chaussée, le tout bien limité et encadré de feuilles vertes. Rien davantage. Point de quoi distraire une âme en méditation.

On frappa à la porte.

– Le Salut Public, mademoiselle…

Le Salut Public est, à Lyon, le grand journal du soir ; format, style et nuance des Débats. – Mademoiselle Dax avait permission officielle de lire tous les jours cette feuille bien pensante, – le feuilleton excepté, toutefois ; les feuilletons de journaux ne conviennent pas aux jeunes filles.

Mademoiselle Dax déploya le Salut Public.

L’article de fond… la politique… le bulletin financier… Mademoiselle Dax enjambait, et cherchait les faits divers d’abord, la guerre russo-japonaise ensuite. Elle lut successivement, l’âme très compatissante, les désastres subis par Mme Dupont, (rue du Bât-d’Argent, 74) et par le dompteur Irraouddy, – celle-là tombée sous une charrette, celui-ci amputé d’un avant-bras par son tigre Excelsior. Plus loin, le Salut Public annonçait les victoires, à Kio-Toung et à Siho-Jan, du général Kouroki sur le général Kouropatkine. Consciencieuse, mademoiselle Dax chercha dans son atlas Siho-Jan et Kio-Toung, sans d’ailleurs y rien découvrir d’approchant. Après quoi, bonne Française, elle s’indigna contre les Japonais, plaignit les Russes, et supposa des trahisons.

… Maintenant, c’était la Revue Littéraire. Un seul livre occupait toute la chronique, un roman nouveau qui semblait faire tapage. Mademoiselle Dax ne lisait pas les romans, comme de juste. Mais le titre de celui-ci l’étonna, et davantage encore le nom de l’auteur : Sans savoir pourquoi, par Carmen de Retz… Carmen de Retz ? une dame ?… Quelle pouvait bien être cette personne, capable d’étiqueter ses ouvrages d’aussi baroque façon ?… Mademoiselle Dax parcourut la chronique. Mais il ne s’y trouvait pas grand’chose qui concernât madame ou mademoiselle de Retz. Le critique, dérogeant à tous les usages, avait en effet critiqué le roman et non le romancier. Mademoiselle Dax sut au moins qu’en dépit de son titre déraisonnable, Sans savoir pourquoi n’était pas le premier livre venu. Tant s’en fallait !

Il y a là-dedans, – affirmait le journaliste, – plus de qualités qu’il n’en faut pour faire un chef-d’œuvre ; et plus de défauts aussi, mais de beaux défauts. C’en est un que d’allier dans les mêmes pages le plus déterminé scepticisme avec la passion la plus outrancière. Mais ce défaut-là nous transporte bien loin des livres fabriqués trop habilement par les manufacturiers de la littérature. Le roman de Carmen de Retz casse beaucoup de moules, heurte beaucoup d’habitudes, rudoie beaucoup de préjugés…

… Trop de préjugés, hélas ! Il y a des préjugés qui consolident profitablement la religion et la morale ; et ces deux vieilleries, quoi qu’on en médise, ont encore du bon ; je ne vois guère par quoi les remplaceraient ceux qui s’efforcent d’en faire table rase. Carmen de Retz appartient à cette phalange révolutionnaire. Il faut le regretter deux fois, car c’est un très beau talent qui sert là une très vilaine cause. Les jeunes filles ne liront pas Sans savoir pourquoi ; les jeunes femmes même feront sagement de s’en abstenir. Il faut des imaginations aguerries pour affronter sans vertige tant de paradoxes étincelants, tant de beaux mensonges séducteurs, au fond desquels rien ne se trouve que le plus terrible des nihilismes, – le nihilisme du bien et du mal, destructeur de tout.

Oui, l’auteur de Sans savoir pourquoinie le bien et nie le mal, mais cette négation redoutable va sans amertume ni pessimisme, au contraire, avec infiniment de désinvolture ! Et cette désinvolture qui s’accommode des pires horreurs et des pires anarchies, a vraiment de quoi nous effarer un peu…

Mais le public d’aujourd’hui ne recule plus, hélas ! devant aucune sorte d’effarement. Nous constatons donc sans surprise l’éclatant succès du roman de Carmen de Retz. Succès mérité, d’ailleurs, mais moralement déplorable…

– Alors, – songea mademoiselle Dax, très choquée, – voilà un livre pas convenable, et c’est une dame qui l’a écrit ?

Une dame auteur, pourtant, voilà une personnalité éminemment respectable !… Madame Augustus Craven, par exemple ; quelqu’un de grave, de tendre et de moralisateur, avec une robe noire et des bandeaux blancs… Mademoiselle Dax s’avisa que, sans doute, Carmen de Retz ne ressemblait pas à madame Augustus Craven. Mon Dieu ! à l’instar de son roman, cette romancière était peut-être même une dame « pas convenable »… Mademoiselle Dax l’imagina tout à coup pareille à la Diane d’Arques de tout à l’heure, étalée dans une identique voiture couleur de turquoise, et semblablement fardée jusqu’aux cheveux… Mais non !… une femme de lettres ! Elle devait porter lunettes, ou tout au moins pince-nez…

Et quelle singulière existence, à coup sûr, toute d’anomalie et d’étrangeté ! Évidemment, pas de foyer, pas de ménage, pas de bébés ; une bibliothèque, un cabinet de travail, comme les hommes, et des doigts noircis d’encre. Est-ce qu’on les aimait, est-ce qu’elles aimaient, ces femmes-là ?…

Une voix violente s’élança par la porte arrachée plutôt qu’ouverte, – la voix d’une dame agressive qui secouait à deux mains le chambranle, – madame Dax, grosse et courte, jaune de peau, noire de cheveux.

– Alice ! Alice ! Bonté divine, ma fille, te voilà encore en robe de ville ! À sept heures passées ! Est-ce que tu te moques de ta mère ?

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