III

Bertrand Fougères, debout devant son miroir, changea de cravate, refit au petit fer le pli de sa moustache, et, avant de se ganter, retoucha ses ongles au polissoir.

Prêt à sortir, il sonna.

– Point de lettre ?

– Non, monsieur.

– C’est bien. Je ne dînerai pas à l’hôtel. Mais vous me ferez monter un en-cas pour cette nuit… oui, un peu de viande froide et de l’eau d’Évian…

– Comme hier, monsieur ?

– Comme hier.

Il descendit l’escalier. Dehors, la place Bellecour étalait sa magnificence. Fougères traversa la chaussée extérieure et gagna le bas-côté du sud, planté de marronniers en quinconces. Les feuilles mortes, nombreuses, pareilles à de grands éventails couleur de rouille, jonchaient le gazon des parterres et flottaient sur l’eau des bassins. Au delà, l’immense quadrilatère nu isolait à son centre le Roy équestre qu’a sculpté Lemot. Le ciel nuageux couvrait le sol d’une lumière froide et blanche, réfléchie obliquement vers les palais de l’est et de l’ouest. Et le ciel, et le sol, et les palais, et les jardins, et le Cavalier de bronze, dégageaient une même mélancolie uniforme et grandiose.

– Cristi ! – murmura Fougères, saisi par la majesté du lieu, – je ne suis pas à Lyon, je suis à Rome !

Respectueusement, il évita de fouler le milieu de la place, et en fit le tour, en gardant les allées latérales. Un fiacre passait, il l’arrêta.

– Parc de la Tête d’Or !

Le fiacre partit cahin-caha, quitta Bellecour, tourna à main gauche…

– Arrêtez !…

C’était au coin de la rue de l’Hôtel-de-Ville. D’un bond, Fougères sauta de la voiture, courut vers une vitrine de magasin… Une jeune femme était là, debout, qui regardait des fourrures en étalage. Au cri de Fougères, elle se retourna soudain :

– Patatras !

C’était Carmen de Retz.

Face à face, ils se considérèrent dix secondes. Elle finit par éclater de rire.

– Oui, patatras !… Lyon est petit !…

– Mais pour Dieu ! qu’est-ce que vous faites ici ?

– Mon cher, je suis venue vous voir faire votre cour !

Il la regardait, très ahuri, content et méfiant tout ensemble.

Elle le trouvait si drôle qu’elle ne reprenait plus son sérieux :

– Fougères, je vous en supplie ! N’ayez pas peur de moi ! Je vous promets de ne pas vous manger ! C’est vrai, vrai tout à fait, ce que je viens de vous dire : je suis venue vous voir faire votre cour à mademoiselle Dax. Une stupide curiosité m’a poussée. Ne m’en veuillez pas ! ça n’offre aucun inconvénient, que je sois ici, dans cette ville où pas un chat ne me connaît ! ça ne peut en rien contrarier vos plans ; personne au monde ne sait notre ancienne… amitié… Donc !… Seulement j’espérais bien ne pas vous rencontrer ; et c’est ridicule comme tout, de tomber ainsi, du premier coup, l’un sur l’autre.

Fougères continuait de se taire. Ce ne fut qu’au bout d’une longue minute qu’il murmura :

– Ridicule… Je ne trouve pas… Inquiétant, oui !… Le destin nous attache… nous attache solidement… l’un à l’autre…

– Ah ! non !… La ficelle est cassée, soyez tranquille !… D’ailleurs… je vous rassure tout de suite… J’ai… j’ai fait ce que j’avais dit.

– Hein ? quoi ? Qu’aviez-vous dit ?…

– Que je vous oublierais… vite… très vite… et qu’au besoin…

– Non ?… Carmen, vous n’avez pas ?…

– Si !…

– Vous…

– Oui, mon ami… Je vous ai donné un successeur. Il le fallait, c’était plus sûr. C’est fait. J’ai un amant. Ici, à Lyon !

Elle se tenait devant lui, la taille cambrée, les lèvres un peu tremblantes. Il avait baissé les yeux. Il souffrait confusément, d’une souffrance physique qui meurtrissait à petits coups aigus ses poumons et sa nuque. Il s’étonna cependant de n’éprouver ni colère ni dépit. À la fin, il questionna, sans d’ailleurs désirer beaucoup qu’elle répondît :

– Qui ?…

Elle répliqua, haussant les épaules :

– Oh ! que vous importe !… Cela n’a guère d’intérêt que pour moi… et encore !… Laissons… Parlons de vous !… J’ai vu mademoiselle Dax, j’ai vu madame Dax, j’ai vu M. Dax !… Je me suis énormément occupée de vos affaires… mais j’y ai mis de la discrétion : votre future famille n’a même pas soupçonné ma présence ! J’ai retrouvé l’anneau de Gygès ! Je suis invisible à tous les yeux, – sauf aux vôtres !…

Elle recommençait de rire… Peut-être ce rire sonnait-il un peu fêlé…

Fougères n’écoutait pas. Des pensées sans lien entre elles couraient en rond dans sa tête. Ce fut tout à fait machinalement qu’il questionna de nouveau, – par contenance :

– Qui ?

Elle rougit cette fois, brusquement, – et personne certes n’aurait su dire le pourquoi de cette rougeur tardive :

– Encore ? Mais c’est une idée fixe qui vous travaille ! « Qui ? » – elle parlait d’une voix changée, précipitait ses mots, semblait vouloir s’étourdir de paroles. – Fougères ! Fougères ! vous êtes inconvenant ! On ne demande pas à une femme le nom de son flirt ! ça ne se fait pas !… Enfin, puisque vous y tenez tellement, je veux bien passer outre, et piétiner pour vous les mœurs et la pudeur. Mon nouvel amant s’appelle… devinez !… non ?… le docteur Gabriel Barrier !… Allons, bon ! voilà que ce nom ne vous dit rien !… Gabriel Barrier, l’ex-fiancé de mademoiselle Dax ! Oui, lui-même !… Dame ! avouez que c’est justice ; mademoiselle Dax me souffle Bertrand Fougères, je lui souffle Gabriel Barrier… n’est-ce pas ?… D’ailleurs, dites-moi merci ! j’espère que je suis votre alliée, en l’occurrence ! J’ai supprimé du coup votre plus dangereux concurrent !… Eh oui ! Le docteur Gabriel Barrier, mon amant, n’est plus mariable. Pas un père lyonnais n’oserait lui donner sa fille ! Laissez-moi seulement afficher un peu la situation !…

Toujours muet et immobile, Bertrand Fougères, les yeux vers le sol, songeait. Et mademoiselle de Retz, prise par la contagion de ce silence, cessa soudain de parler, et sa gaîté s’éteignit.

Alors Fougères lui prit la main :

– Carmen, – dit-il très bas, – Carmen… pourquoi avez-vous fait cela ?… pourquoi, si vite ?…

Elle recula d’un pas :

– Chut ! Je vous ai dit pourquoi, déjà… Mon ami, ne revenons pas là-dessus. Inutile, inutile… Vous, plutôt… où en sont vos affaires ? C’est à un rendez-vous, que vous alliez dans ce fiacre ?…

Il fit un geste d’indifférence :

– Oui… à un rendez-vous problématique. Mademoiselle Dax est fort surveillée. J’ai pu non sans peine l’avertir d’aller prendre, poste restante, une lettre. Depuis j’attends, tous les soirs, au coin d’une allée du parc où j’espère que ma fiancée viendra… Quand elle sera venue, nous aviserons…

– C’est romanesque… Il y a longtemps que vous montez la garde au coin de votre allée ?

– Deux jours seulement… C’est de quatre heures à cinq…

– Moment poétique et crépusculaire… Je vous accompagne, voulez-vous ?

Il leva une main écarquillée :

– Fichtre non !…

– Je plaisantais !… Là-dessus, tout est dit ? Une fois, deux fois, trois fois ? adieu !

– Mais je vous reverrai ?…

– J’espère bien que non !…

Il sourit, non sans quelque mélancolie. Ce fut elle qui, cette fois, ordonna au cocher :

– Parc de la Tête d’Or !…

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