IX

Au théâtre, ils prirent place dans deux fauteuils voisins l’un de l’autre, au troisième rang de l’orchestre, du côté des violons. Le rideau était déjà levé. Mais la représentation commençait à peine. On jouait le Werther de Massenet.

– Ne me jugez pas, monsieur, – avait dit à Fougères son hétéroclite compagnon, – ne me jugez pas sur ma prédilection pour cette œuvre d’un lyrisme peut-être artificiel. Mais l’ombre du grand Gœthe flotte au-dessus de nos harmonies modernes. Et il y a de la philosophie à glaner dans tous les Werther dramatiques ou musicaux…

Et, dès qu’il fut assis, il se tut, pour écouter voluptueusement.

La salle était presque obscure. Fougères qui ne la connaissait point, la vit confusément, vaste et assez belle, ancienne, très ornée de vieilles dorures noircies.

L’auditoire était nombreux ; quoique l’heure ne fût guère avancée, les places vides étaient rares ; car les Lyonnais dînent tôt, et prisent d’ailleurs l’exactitude.

Le parterre était plein, les galeries regorgeaient, et Fougères, cherchant des yeux les élégances, aperçut des robes dans toutes les loges. Mais les lampes en veilleuse éclairaient trop peu pour qu’on pût juger des toilettes et des visages. Fougères, patient, attendit l’entr’acte, et reporta son regard sur la scène.

La scène, à cet instant, n’avait point d’acteurs. Les violons reprenaient en sourdine la chanson de la vendange, cependant que les harpes préludaient au motif pur et grave du clair de lune. Dans le décor bleuâtre du jardin du bourgmestre, Werther et Charlotte, au bras l’un de l’autre, n’étaient pas encore revenus.

Fougères osa troubler le silence attentif de son compagnon :

– Quelles pensées, monsieur, vous inspire cette musique ?

– Celle-ci, monsieur : que le vin est bon conseiller, et l’amour conseiller néfaste. Et vous en verrez la preuve au cinquième acte : car, tandis que le jeune Werther, serviteur d’Éros, agonisera, la tête fendue, les vendangeurs, serviteurs du dieu de la vigne, chanteront joyeusement des cantiques sonores. Quod erat, monsieur, demonstrandum ! Et fuyons les créatures de l’autre sexe !…

L’homme sentencieux s’interrompit, car Charlotte et Werther venaient d’apparaître. Des rayons de lune tombaient des frises, et la tête blonde de l’actrice, et la tête brune de l’acteur en étaient auréolées d’une gloire rêveuse. Le duo romantique monta dans le silence. Et Fougères, conquis peu à peu par le symbole éternel qu’enferme toute parole d’amour, écouta, muet. Les phrases succédèrent aux phrases. Puis sur l’adieu désespéré du héros à l’héroïne, le rideau s’abaissa. Alors, tout d’un coup, les lampes électriques se rallumèrent, et une clarté chaude baigna toute la salle, du parterre au paradis.

Le public s’agita. Les femmes bavardèrent. Un brouhaha naquit, d’où se détacha le piétinement des tabourets et le battement des portes de loges. Fougères, secoué de sa songerie, se leva, fit face à l’auditoire, regarda à gauche, regarda à droite.

Et ses yeux, soudain, s’immobilisèrent : dans la seconde baignoire du rez-de-chaussée, Carmen de Retz était assise à côté d’un homme grand et blond, que Fougères ne connaissait point.

Le chiromancien-caricaturiste s’était, lui aussi, levé.

– Monsieur, – dit-il, en saisissant le bras de Fougères – je n’ai certes point qualité pour vous conseiller en quoi que ce soit. Mais le souci de votre intérêt m’emporte au delà des bornes de la prudence et de la discrétion ! Et j’ose vous rappeler la morale que vous-même tiriez tout à l’heure, avec moi, de la sanglante histoire mise en musique par M. Massenet : Détournons-nous des créatures de l’autre sexe !

– Monsieur, – répliqua Fougères avec mélancolie, – monsieur, vous avez bien raison.

Cependant, attiré par un aimant mystérieux, il quitta sa place, et, marchant entre les deux rangées de fauteuils, alla s’adosser contre la cloison même de la baignoire. Sa tête, touchant le velours de la main-courante, effleura le coude de mademoiselle de Retz.

Alors, il entendit au-dessus de lui la voix connue :

– Barrier, mon cher, voulez-vous être assez aimable pour me donner mon petit sac ?… je l’ai laissé dans mon manchon, je crois…

Un bruit de chaise remuée se fit entendre dans la loge. Et Fougères sentit soudain, sur ses cheveux, la caresse d’une main furtive…

Il eut très chaud. Une sueur légère perla à ses tempes. Machinalement il l’essuya d’un doigt. Et, dans ce geste, il frôla encore la main qui avait caressé ses cheveux, et qui, maintenant, pendait, négligente, hors de la baignoire…

Fougères, d’un coup d’œil, examina la salle aux trois quarts vidée par l’entr’acte. Nulle lorgnette n’était braquée sur lui, personne n’épiait son manège. Prompt, il saisit la main pendante, et, haussant ses lèvres, la baisa.

La main frissonna sans doute, et, par contagion, l’épaule après la main. Sans doute aussi, à cet instant même, le docteur Barrier admirait vaniteusement le bras très beau de sa nouvelle conquête… Fougères vit, au-dessus de lui, une barbe blonde penchée brusquement ; et il entendit une voix violente qui proférait, beaucoup trop haut pour ne pas frapper toutes les oreilles alentour :

– Dites donc, vous !… qu’est-ce qui vous prend ?… En voilà un goujat !…

Et il y eut, naturellement, scandale.

Bertrand Fougères, insulté, avait fait deux pas en arrière. Il serra les poings. Une colère imprévue, injuste et féroce, le soulevait contre cet imbécile dont la joue large semblait appeler le soufflet. Il se dompta pourtant, d’un sage effort. Il était bon diplomate. Il sut le prouver en l’occurrence. Ce fut avec un calme irréprochable qu’il riposta allègrement, le nez en l’air et le monocle à l’œil :

– Vous parlez à moi, monsieur ?… Vous êtes souffrant, sans doute ?… Voulez-vous qu’on prévienne le médecin du théâtre ?… ou un aliéniste ?

Et, parmi les spectateurs voisins, immédiatement attentifs à l’algarade, un rire courut.

Furieux, M. Gabriel Barrier empoigna la main-courante de velours :

– Faites donc le jocrisse ! Vous avez manqué de respect à madame…

– Oh ! – protesta Fougères, pudique, – j’en suis tout à fait incapable, ici du moins !… Mais à supposer même le pis, et que vous soyez, monsieur, cocu… pourquoi diable le criez-vous en public et à tue-tête ?

L’auditoire redoubla de gaîté. M. Barrier, violet, invectiva :

– Vous êtes un malappris et un drôle !

– Impossible ! – railla Fougères : – nous n’avons pas reçu la même éducation !

M. Barrier, hors de lui, leva la main :

– Ah çà ! vous tenez donc que j’aille vous flanquer une paire de gifles ?

– Ne prenez pas cette peine, – dit vivement Fougères ; – il est beaucoup plus simple de procéder ainsi…

Et, fort adroitement, il lui jeta ses gants au visage.

Dès le premier mot de la querelle, mademoiselle de Retz s’était rejetée au fond de la baignoire. Une femme fait sotte figure entre deux hommes qui s’injurient pour elle. Soucieuse avant tout de se dérober aux quolibets de la galerie, l’héroïne du débat cherchait l’obscurité, sans s’inquiéter outre mesure des mots trop vifs qui s’échangeaient à son propos. Toutefois, quand les gestes succédèrent aux paroles, elle cessa de se soucier d’elle-même pour songer à autrui. Un duel entre Bertrand Fougères et Gabriel Barrier, un duel qui ferait inévitablement tapage, et dont toute la ville de Lyon jaserait à bouche perdue… Non !… Il fallait empêcher cela, à tout prix, tout de suite… pour Barrier autant que pour Fougères, et pour cette petite Dax aussi…

M. Gabriel Barrier venait de recevoir en plein nez les gants de Bertrand Fougères. Fou de rage, il avait crié :

– Attendez !…

Et il se précipitait vers la porte de la baignoire, pour joindre au plus tôt son antagoniste, quand mademoiselle de Retz le saisit par un bras :

– Où allez-vous ? – dit-elle.

– Ça me regarde ! – répliqua-t-il sans courtoisie.

Et il ne s’arrêta pas. Mais elle le retint d’une main dont il ne soupçonnait pas la vigueur :

– Ça me regarde autant et plus que vous ! – riposta-t-elle. – Vous allez vous colleter avec ce personnage, sans doute ?… sous les yeux de toute cette salle qui se moque de vous et de moi ?… Charmant !… Mille regrets, mais vous n’en ferez rien. J’ai horreur des bagarres et des esclandres… Veuillez me donner mon manteau et mon manchon et partons. Je m’ennuie ici, je m’en vais.

Mais M. Gabriel Barrier, loin de déférer à ce désir clairement exprimé, ricana et railla :

– Comment donc ! Tout de suite ? Moi aussi d’ailleurs, je m’ennuie ici. Et, dehors, j’aurai un compte à régler avec vous. Mais je procède par ordre. Permettez-moi de commencer par cet individu qui vous baisait si bien la main…

Mademoiselle de Retz, soudain très pâle, avança d’un pas brusque :

– Hein ? – dit-elle. – Un compte à régler avec moi ?

Elle n’avait pas lâché le bras dans lequel ses ongles, maintenant, s’incrustaient. Lui jura :

– Nom de Dieu ! allez-vous me laisser passer, oui ou non ?… Probable, que j’ai un compte à régler avec vous !…

Et, brutal, il tordit le poignet mince.

Meurtrie, mademoiselle de Retz ouvrit les doigts en jetant un cri. Mais, dans le même instant, bondissant comme une bête blessée, elle se rua, griffes hautes, sur le butor.

Elle eut le dessous. Furieux autant qu’elle, il oublia qu’elle était femme, et la repoussa d’un tel coup qu’elle trébucha. Alors, elle perdit tout sang-froid, toute raison, et il n’y eut plus en elle que son instinct de femelle. Elle appela le mâle au secours :

– Fougères !…

Il y avait un strapontin contre la cloison de la baignoire, un strapontin qui pouvait servir de marchepied. Par-dessus la main courante de velours, Fougères s’élança follement, et, sautant à la gorge de Barrier, le maîtrisa d’une étreinte irrésistible. La lutte ne dura qu’une seconde. Des loges voisines, du couloir, de l’orchestre, vingt personnes accouraient déjà, séparaient les adversaires. Tout de suite, le calme succéda au tumulte. Et Fougères, redevenu immédiatement correct, tendit une carte à Barrier :

– C’est bon ! – grogna celui-ci, – nous nous battrons !

– Dès demain matin, si cela ne vous dérange pas trop, – proposa Fougères, avec une politesse extrême ; – car, demain soir, j’ai un rendez-vous urgent…

Il s’interrompit, songeant tout à coup qu’après le scandale de ce duel, le rendez-vous dont il parlait risquait fort d’être sans objet.

– Bah ! – conclut-il en lui-même.

Et, se retournant vers mademoiselle de Retz, il ne résista pas au plaisir de ridiculiser davantage encore l’infortuné Barrier :

– Je vous reconduis chez vous, n’est-ce pas, ma chère ?…

À la porte de la baignoire, M. Pantalon, astrologue, chiromancien, caricaturiste et bohème, montra son chapeau haut-de-forme, sa mine rubiconde et ses yeux effarés, à l’instant que Fougères et Carmen, au bras l’un de l’autre, quittaient la place.

– Monsieur, – dit-il, – la voix publique m’informe que vous êtes en danger : me voici.

Fougères sourit et s’inclina :

– Monsieur, je vous rends grâce… Au fait, je me bats demain matin, et je n’ai d’ami en cette noble ville que vous : voulez-vous être mon témoin ?

– Certes, je le veux ! – déclara fièrement le philosophe, disciple de Noé.

Et il se découvrit pour laisser passer les amants, non sans prononcer ensuite, avec une solennelle mélancolie :

– Car le vin est bon conseiller, et l’amour conseiller néfaste.

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