VIII

En pleine ville, dans une rue populeuse, sous la lueur vive des réverbères et devant les étalages étincelants des magasins de soieries, Fougères s’arrêta maussade.

Un quart d’heure durant, il avait suivi la promeneuse rencontrée au Parc. Il lui avait même débité, chemin faisant, les galanteries qui sont d’usage. Puis tout à coup, comme un pont, lumineux d’électricité, succédait aux quais plus obscurs, le nouveau fiancé de mademoiselle Dax s’était souvenu qu’il ne lui était plus permis, décemment, de courtiser en public une dame à laquelle il n’avait point eu l’honneur d’être présenté…

Et, courageux, il avait fait demi-tour.

N’importe ! la soirée s’annonçait morne. Demain, jour d’action, voire de bataille, on n’aurait sans doute pas le temps de s’ennuyer. Mais d’ici à demain, comment tuer les heures ?…

Une cohue de passants encombraient le trottoir. Un bon bourgeois, traînant par la main un moutard qui regimbait, heurta Fougères et ne s’excusa point, uniquement occupé de l’enfant piailleur.

– Tu verras, – grondait-il, – tu verras, si je le dis à ta mère !

Et Fougères songea, ironique :

– Voilà comment je serai dimanche !…

Un besoin de solitude l’envahit. Il tourna dans la première rue de traverse qui s’offrit, – une rue du vieux Lyon, étroite entre des maisons hautes. Sept heures sonnaient. Un petit restaurant montra sa vitrine voilée de rideaux blancs. Fougères poussa la porte, s’assit à une table, et commanda son dîner.

Quand il n’eut plus faim, la couleur de ses pensées n’en demeura pas moins grise. Il ressortit, il erra un temps par la ville, et, sans l’avoir fait exprès, se retrouva sur les quais, absolument déserts après la nuit tombée.

Et il marcha, distraitement, le long du Rhône.

Or, sa songerie fut tout d’un coup rompue par une rencontre singulière. Ayant, au hasard, levé les yeux vers la lanterne d’un réverbère, il aperçut, à six pieds du sol, un homme assez correctement vêtu, et coiffé d’un haut de forme, qui grimpait à la colonne de fonte. Surpris, il fit halte : et l’homme, poli, le salua d’un majestueux coup de chapeau.

– Ah çà ! – dit Fougères, – que faites-vous donc là-haut, monsieur, si j’ose être indiscret ?

– Monsieur, – répliqua l’homme, – je cherche, ne vous déplaise, un billet de théâtre que j’ai malencontreusement égaré.

La voix était pâteuse et le nez rubicond. Fougères sourit et cessa de s’étonner.

– Peste ! – fit-il. – Voilà une perte déplorable !… Mais est-elle bien certaine ? Avez-vous regardé partout, monsieur ?… je veux dire sur tous les réverbères du quai ?

– Hélas non ! monsieur, – fut la réponse. – Ils sont trop !…

L’homme, ce disant, glissa tout d’un coup jusqu’à terre, tomba, et se releva, non sans difficulté.

– J’y renonce, – dit-il alors, du ton le plus sombre. – Et mon malheur étant désormais sans espoir, je vais me jeter dans l’eau que voilà !…

Il fit le geste d’enjamber le parapet qui était haut.

– N’en faites rien, monsieur ! – dit vivement Fougères. – Le suicide est un sport tout à fait démodé. En outre, songez-y mieux, je vous en conjure : vous iriez vous noyer dans de l’eau, quand il y a tant de vin au monde ?…

– Parbleu ! – vous avez raison, – répondit l’homme immédiatement convaincu ; – vous avez raison, monsieur, et vous êtes un sage. Souffrez donc que je m’incline devant vous, quelque indigne que je sois. Est-ce Pythagore, ou Platon, qu’on vous nomme ? Ou seriez-vous disciple de Parménide le Divin ?

Fougères commençait à se divertir :

– Vous me faites beaucoup d’honneur, monsieur ! – répondit-il. – Mais je ne suis qu’un simple diplomate des plus obscurs, et je me nomme, pour vous servir, Bertrand.

L’homme salua derechef.

– C’est moi qui suis, monsieur, votre serviteur très humble. Je m’appelle Pantalon… à moins que ce nom ne choque votre oreille ? Et j’ai pour métier d’être astrologue, chiromancien, caricaturiste et bohème. En outre, je me targue d’un peu de philosophie, et m’efforce de suivre les préceptes de notre maître à tous, Noé.

Il salua pour la troisième fois.

– Malgré quoi, – continua-t-il assombri, – ma philosophie ce soir est à rude épreuve. La perte que j’ai faite m’afflige au delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Et c’est en vain que, tout à l’heure, j’ai tenté de noyer mon chagrin dans quatre bouteilles d’un bourgogne d’ailleurs frelaté.

Il se tut, lugubre.

– Monsieur, – dit Fougères, – je conçois votre juste douleur, et j’y compatis. Mais le mal est-il sans remède ? Vous avez perdu un billet de théâtre : ce billet ne doit pas être unique, et j’imagine que nous en trouverions de pareils au guichet…

Le caricaturiste-astrologue hocha la tête :

– Monsieur, – dit-il d’un ton funèbre, – je n’ai point d’argent. Ou du moins je n’en ai plus. Car j’en avais !… Mais, en ce siècle de fer, le bourgogne, même frelaté, vaut douze et treize fois son poids de sesterces…

Fougères, à son tour, se découvrit :

– Je salue donc en vous, monsieur, une victime de ce siècle de fer ! À ce titre, me ferez-vous l’honneur d’accepter de ma main un fauteuil d’orchestre, et me permettrez-vous de m’asseoir au théâtre à votre côté ? Je suis aujourd’hui morose et sinistre à souhait ; si bien que j’ai grand besoin de la compagnie d’un homme courtois, judicieux et disert, tel que vous.

L’homme courtois, disert et judicieux fit une telle révérence qu’il faillit tomber encore.

– Monsieur, – dit-il noblement, – votre offre est magnifique. Mais, hélas ! je dois, en toute loyauté, la refuser. Car je n’appartiens pas à la caste des gens fortunés qui s’asseyent aux fauteuils d’orchestre. En outre, je ne puis vous le céler, monsieur, je suis ivre.

– Monsieur, – déclara Fougères, péremptoire, les astrologues, les diplomates et les philosophes sont au-dessus de toutes les castes. Et Noé, dont vous faites cas, nous enseigna qu’il vaut mieux être ivre, comme vous et moi, que fou, comme l’humanité entière. Venez, monsieur !

– Je viens ! – dit le disciple de Noé convaincu ; je viens, et je m’abandonne à vous, monsieur, car, en vérité, vous parlez d’or.

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