V

– Bonjour, mademoiselle ! – dit Fougères.

Il parle du ton le plus tranquille et le plus mondain ; tout à fait comme il parlerait dans un salon, chez madame Terrien ou chez madame Dax elle-même.

Et mademoiselle Dax, muette d’émotion, se laisse prendre la main.

– C’est très gentil d’être venue, – continue Fougères. – Très gentil !… Vous avez pu sortir seule sans trop d’arias ? L’évasion n’a pas été périlleuse ?

Mademoiselle Dax commence à sourire, mais ne trouve pas encore un mot.

– Moi, je désespérais de vous voir aujourd’hui !… Vous comprenez : bredouille hier, bredouille avant-hier !… Et je n’osais pas vous écrire de nouveau : la poste restante ne doit pas vous être beaucoup plus accessible que le parc de la Tête d’Or… D’ailleurs, les lettres ou rien, c’est la même chose : on ne s’explique bien qu’en causant…

Un long silence. Ils marchent sous l’ombre presque opaque des grands arbres. Mademoiselle Dax cache sous son manchon ses deux mains, et regarde vers la terre.

– Figurez-vous… – Fougères hésite maintenant un peu : ce n’est pas facile du tout, de bavarder avec une muette ! – Figurez-vous que j’ai reçu votre lettre à Monte-Carlo… mercredi dernier… le soir, très tard… Si tard que je ne l’ai pas lue tout de suite. J’ai attendu le lendemain matin. Mais j’ai tout de même pris le premier train ce matin-là !

Au mot « Monte-Carlo », mademoiselle Dax a buté du pied contre un caillou. Et voici qu’elle parle enfin, d’une voix un peu rauque.

– Vous avez laissé mademoiselle de Retz à Monte-Carlo ?

– Oui, naturellement… c’est-à-dire non… mademoiselle de Retz avait quitté Monte-Carlo avant moi…

– Avant vous…

Les joues brunes de mademoiselle Dax sont devenues pourpres.

– Avant vous… Mais alors, vous n’étiez plus… ensemble ?…

– Non, non… naturellement non !… C’était fini… Souvenez-vous… Je vous l’avais dit à Saint-Cergues : un caprice… ç’a été un caprice, et rien de plus.

Mademoiselle Dax a levé les yeux. Elle les baisse de nouveau, elle murmure :

– Pourtant… elle est bien jolie mademoiselle de Retz.

– Bah !… – fait Fougères…

Encore un silence, moins long que tout à l’heure. Fougères sent très bien qu’il est préférable de ne point laisser mademoiselle de Retz s’implanter dans la conversation.

– Donc, vous le voyez, je n’ai fait qu’un saut de Monte-Carlo à Lyon. Et me voici tout prêt à vous conseiller, à vous aider… Seulement… que puis-je faire ?

Il la regarde. Petit à petit, le sang qui fonçait les joues brunes s’en est allé on ne sait où. À présent mademoiselle Dax est pâle. Et sa voix s’est enrouée davantage pour dire :

– Je ne sais pas.

Elle est jolie comme cela, toute timide et peureuse. Quand elle marche à pas lents, ses gestes n’ont plus rien de brusque ni de maladroit. Et l’ombre crépusculaire l’adoucit et l’affine, lui prête de ce charme féminin qu’en plein jour elle n’a pas… elle est très jolie…

Et Fougères se rapproche d’elle et prend son bras pour continuer la promenade :

– Vous ne savez pas ? Cherchons un peu… cherchons ensemble…

Comme par hasard, ils ont quitté l’allée pour un sentier latéral plus recueilli et plus intime.

– Voyons… expliquez-moi d’abord : votre mariage est défait, m’avez-vous écrit… Est-ce bien définitif ?

– Oui…

– Vous n’avez pas revu votre fiancé ?

– Non…

– Je sais que c’est vous qui avez rompu. Mais lui… comment a-t-il pris cette rupture ?

– Je ne sais pas…

Mademoiselle Dax réfléchit une longue minute, puis, tant bien que mal, explique :

– Je suppose qu’il cherche ailleurs… Il s’est fâché d’abord… parce que p’pa n’avait pas voulu l’avertir, espérant que je changerais d’idée… Alors il est venu à la maison comme d’habitude. Mais je n’ai pas quitté ma chambre. Et il a bien fallu qu’on lui dise… Il s’est disputé avec p’pa et, à la fin, il est parti en claquant la porte.

– Bon !… La situation est nette. Mais vous ?

– Moi…

Mademoiselle Dax, très mélancolique, a baissé la tête. Fougères, ému, pose la main sur le manchon qui tressaille, et, à travers la fourrure molle, presse les mains cachées…

– Vous !… Vous, petite fille, vous avez toute votre vie à vivre et, grâce à Dieu, rien n’en est encore compromis, puisque vous voilà délivrée de ce sot mariage !… Quel âge avez-vous ? Vingt ans ?… Vingt ans, et des yeux comme ceux-là, tout noirs et tout neufs !… Les épouseurs vont faire queue à votre porte, et vous n’aurez qu’à choisir.

Mademoiselle Dax hoche la tête de plus belle :

– Vous savez bien… vous savez bien ce que je vous ai dit : je ne connais personne… je ne vais jamais dans le monde…

– Le monde viendra à vous ! Croyez-vous que vous puissiez seulement passer dans la rue sans être remarquée ?

– Remarquée… peut-être. Mais pas recherchée !… Pas aimée !… On n’aime que les femmes jolies !…

– Eh bien ?

– Eh bien ?

– Je suppose que vous le savez, que vous êtes jolie ?…

– Moi ?…

Mademoiselle Dax s’est arrêtée net, bouche bée. Fougères s’arrête aussi :

– Vous ne le savez pas ?… Ah çà ! il n’y a donc pas de miroir, dans votre maison ?…

Elle ne souffle mot. Elle ne sourit pas. Elle le regarde profondément, anxieuse et frémissante…

– Vous ne le savez pas, que vous êtes jolie, mieux que jolie, belle, attirante, ensorcelante, avec votre bouche sensuelle, vos joues enfantines et votre front chaste ?… Vous ne le savez pas, personne encore ne vous l’a dit, que votre taille est mince et votre gorge ronde, et que les hommes rêvent de vous, après vous avoir vue ?… Petite fille, petite fille !… Est-ce moi qui, le premier, vous enseigne votre pouvoir sur nous tous ?… Oh ! ne retirez pas votre main !… Vous n’avez rien à craindre et nulle part vous ne serez mieux respectée qu’ici, sous ma garde ! Mais il faut que vous m’entendiez, il faut que vous me croyiez !… Il faut que vous ayez foi dans la vie, foi dans l’amour !… Il faut que vous sachiez attendre, sans peur ni tristesse, le fiancé qui va venir, le fiancé qui déjà frappe au volet de votre fenêtre… et il faut que vous ayez le courage de l’accueillir, malgré toutes les volontés hostiles, comme vous avez eu le courage de repousser l’autre, qui ne vous aimait pas et que vous n’aimiez pas…

Mademoiselle Dax a pâli davantage. Un frisson glace toute sa chair, et ses lèvres exsangues font un grand effort pour balbutier :

– Viendra-t-il vraiment, celui qui m’aimera… et que j’aime ?…

Elle est immobile au milieu du sentier sombre. Elle se tient très droite, et sa tête seule s’incline en avant, comme prête à recevoir un grand coup, un coup mortel. Mais le coup mortel ne vient pas. Un bras câlin entoure soudain les épaules tremblantes et une voix chaude murmure :

– Qui vous dit qu’il n’est pas venu ?…

La nuit maintenant succède à la brune. Un silence souverain s’est abattu sur le parc, car les oiseaux eux-mêmes se sont tus, et le vent froid, qui pousse là-haut les nuages lourds de pluie, ne s’abaisse pas jusqu’aux feuillages figés et muets.

À pas lents, mademoiselle Dax revient vers la grande allée, et Fougères presse doucement la taille qui s’abandonne…

– Oh ! – s’écrie tout à coup la jeune fille ; – mais il fait noir !… Quelle heure est-il !…

Elle cherche sa montre dans son corsage. Fougères tire la sienne de son gousset :

– Cinq heures et demie… Est-ce trop tard ?

– Oui… non… Ça ne fait rien… Ne soyez pas inquiet, je me débrouillerai n’importe comment… Une scène de plus ou de moins, qu’est-ce que ça me fait ?… Mais je vais me sauver… Alors ?… Adieu ?…

– Adieu, jusqu’à demain…

– Demain ?

– Oui, demain, je vous verrai…

– Où ?

– Chez vous…

– Vous viendrez ?…

– Mais oui… Vous comprenez qu’il faut que je voie madame votre mère… d’abord… Et le plus tôt sera le mieux…

Ils sont juste devant la petite rotonde grillée. Sur son écu de plantes grasses, le lion en trèfle vert-de-gris, armé de gazon bleu et lampassé de fleurettes rouges, s’étale à leurs pieds…

Fougères, tendre, baise la main de mademoiselle Dax, – une main tout de même un peu grande !… – Et mademoiselle Dax, confuse et radieuse, détourne la tête…

Par hasard, ses yeux baissés aperçoivent la bête héraldique :

– C’est vraiment joli, ce lion, dit-elle distraitement, pour parler, pour rompre le silence qu’elle sent dangereux…

Et la phrase fait comme un mystérieux déclic, Fougères lâche la main moite. Et mademoiselle Dax prend sa course vers le petit pont qui enjambe le ruisseau, là-bas…

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