IV

Dans sa chambre crépie à la chaux, l’abbé Buire lisait ses Heures.

C’était comme deux mois plus tôt. La chambre apparaissait pareille, et pareil l’abbé. Seulement, la bise d’octobre était venue ; par les vitres bien fermées, le soleil entrait, pâle. Et mademoiselle Dax, qui tout à coup poussa la porte, portait, au lieu d’une ombrelle, un manchon.

L’abbé Buire accueillit sa pénitente par une joyeuse gronderie :

– En retard, cette fois, ma petite fille ! Quand êtes-vous donc rentrée de la campagne ? Cela fait une éternité depuis votre dernière confession ! Ah ! voilà ce que c’est !… on est en vacances, on court les champs, on s’amuse, et on oublie le bon Dieu…

Mademoiselle Dax, grave, s’asseyait sans dire mot sur l’unique chaise de la cellule, – cette pauvre chaise, naguère dédaignée pour le prie-Dieu, – pour le prie-Dieu où l’on était si bien, accroupie en bébé, les genoux au menton…

– Eh bien ! – remarqua le prêtre, – vous voilà bien sérieuse ?… où donc a passé ma petite chèvre d’autrefois ?

La petite chèvre hocha mélancoliquement la tête.

– Non ? – fit l’abbé Buire étonné, – ça ne va pas ?

Mademoiselle Dax hésita deux secondes, et lâcha d’un seul coup, sans crier gare :

– C’est mon mariage qui ne va pas, père… J’ai envie de dire non…

De stupeur, l’abbé Buire pivota dans son fauteuil. Les quatre pieds de bois, sans roulettes, crièrent désespérément contre le plancher.

– De dire non ?

L’abbé tira son mouchoir, s’essuya le front, se frotta les deux yeux. Mademoiselle Dax, résolue, contemplait cette émotion déchaînée par elle. À la fin pourtant le confesseur s’épancha :

– Vous avez envie de dire non ? Seigneur mon Dieu ! quelle lubie nouvelle ?… Je veux bien que le crique me croque si j’y comprends quelque chose. Voyons, c’est à se décourager : deux années durant vous ne rêvez que mariage, – je vous ai assez grondée en ce temps-là, j’imagine ! – Bon !… on vous trouve un mari ; vous l’acceptez ; et patatras !… il n’y a rien de fait : vous avez envie de dire non !… Alors, quoi ? Expliquez-vous, pour l’amour du ciel !

Mademoiselle Dax s’expliqua par quatre mots définitifs comme un arrêt de cour d’appel :

– M. Barrier ne m’aime pas.

– Encore ! – exclama le prêtre.

Il avait toujours aux oreilles l’écho des phrases entendues autrefois : « On ne m’aime pas… Personne ne m’aime… » Il crut que la phrase nouvelle était sœur de celles-là. Il ouvrit la bouche :

– Mon enfant, vous n’êtes pas du tout raisonnable…

Mais mademoiselle Dax, d’une main brusquement levée, coupa net l’homélie.

– M. Barrier ne m’aime pas, père ! C’est ma dot qu’il aime. Et je ne veux pas, je ne veux pas être épousée pour mon argent !…

Et cinglée soudain par cette obsession qui depuis six jours la fouaillait au plus douloureux de son amour-propre, elle se lança dans un récit tumultueux, racontant tout pêle-mêle : la dispute première, les marchandages, la demi-rupture, et la transaction finale qui avait raccommodé les choses. Le prêtre, très ignorant des affaires d’intérêt, écoutait bouche bée, sans trop bien comprendre. Quand elle se tut, il réfléchit de son mieux et hasarda une parole timide :

– Mais alors… puisque c’est arrangé ?…

– C’est arrangé parce qu’on lui donne deux cent mille francs ! Mais sans ces deux cent mille francs, il me plantait là comme une je ne sais quoi. Et alors, père, pensez un peu : si nous sommes ruinés, un jour, si papa fait de mauvaises affaires, s’il ne lui paie plus sa rente, à M. Barrier, ça recommencera ! mon mari ne voudra plus de moi, mon mari me renverra comme on renvoie une bonne à tout faire !… Non, non et non, je ne m’exposerai pas à ça !

L’abbé Buire respira plus large. S’il ne s’agissait que de pareils enfantillages !…

– Vous êtes folle, ma petite fille !… Vous comprenez bien que votre mari n’aura jamais même l’idée de vous renvoyer… Que M. Barrier ait montré de l’âpreté à défendre son argent, c’est possible et c’est regrettable… mais tel est l’esprit du siècle !… Tant que vous vivrez dans ce bas monde, Alice, il faut vous attendre à voir la pure morale évangélique perpétuellement égratignée par les plus honnêtes gens… En tout cas, quand vous serez la femme de M. Barrier, ses intérêts et les vôtres seront liés, associés. Et c’est plutôt une garantie pour vous, que votre fiancé soit un homme tenace, qui ait su résister même à votre père, et qui lui ait imposé sa volonté…

L’argument déconcerta mademoiselle Dax ; mais pour une minute seulement.

– Et puis non ! – reprit-elle tout à coup. – Ce n’est pas ça… je ne sais pas comment dire, père…

Elle rassembla sa pensée, et tout à coup, impétueusement :

– Il ne m’aime pas !… Il ne m’aimera pas !… Il me considère comme une espèce de domestique qu’il engage pour tenir sa maison, pour recevoir ses invités et pour porter de jolies robes dont on lui fera compliment, à lui !… Le reste, ça lui est égal. Il continuera de s’occuper toujours de ses malades, de son argent, de sa situation et de rien autre. Moi, il me laissera vivre à côté de lui sans me regarder. Je ne veux pas, je ne veux pas !…

Le prêtre, sévère, se dressa.

– Voilà le péché ! – dit-il. – Une fois de plus, Alice, Satan vous tente. Il fait miroiter à vos yeux l’espoir coupable de je ne sais quel bonheur païen. Vous croyez possible une vie choyée, câlinée, une vie de caresses et de gâteries, une vie durant laquelle votre mari, oubliant sa mission chrétienne d’être votre tuteur et votre guide vers le salut, ne songerait qu’à s’agenouiller à vos pieds. Eh bien ! non, cette vie n’est pas possible, car Dieu l’interdit.

Autrefois, Alice Dax eût baissé la tête. Mais les temps étaient changés, plus changés peut-être qu’elle-même ne l’eût cru.

– Père, – fut la réplique hardie, – père, êtes-vous bien sûr ? J’en ai vu, des gens qui vivaient en s’aimant de toutes leurs forces, qui ne vivaient que pour s’aimer… Et je suis sûre que ces gens-là n’offensaient pas le bon Dieu…

L’abbé Buire, soudain violent, posa sa main droite sur ses Heures.

– Les pharisiens semblaient blancs comme neige, et cependant le Seigneur les a maudits, parce que leur plâtre hypocrite ne renfermait que de la pourriture. Ceux qui ne vivent pas selon la loi de Dieu offensent Dieu, et leurs soi-disant vertus terrestres ne sont qu’un peu de poussière blanche. Le royaume du ciel n’est pas pour eux !

Mademoiselle Dax, se parlant à elle-même, répéta comme en rêvant :

– Le royaume du ciel…

– Et sur cette terre même, continuait le confesseur avec autorité, il n’y a de bonheur qu’en Dieu. Hors de Lui, le péché empoisonne toutes les fausses joies qu’on se figure découvrir. Ces joies-là sont comme les fruits tombés trop tôt de l’arbre : ils paraissent vermeils et délicieux ; mais ouvrez-les : un ver dégoûtant les ronge.

Il s’arrêta, et regarda profondément sa pénitente :

– Vous avez vu ! mais vous avez mal vu ! Satan vous a aveuglée. Et vous éblouissant des voluptés mensongères qu’il offre toujours à ses créatures, il vous a caché la vraie volupté d’obéir à Dieu. Dieu vous commande, ma fille, d’être une honnête épouse, humble et attentive, sans orgueil et sans vaines rêveries. Obéissez et vous serez heureuse, heureuse dès cette terre, parce que le devoir accompli porte en lui-même sa récompense…

Il disait des choses dépourvues d’originalité, mais il les disait avec beaucoup de force ; et mademoiselle Dax, ébranlée par cette voix qui avait régi toute son adolescence, commençait à perdre de sa propre volonté.

– Le bonheur ici-bas, vous le trouverez dans la paix de votre foyer, dans la dignité de votre vie, dans le respect dont chacun vous entourera. Croyez-vous que ce n’est rien d’être une honnête femme et de sentir autour de soi non seulement la prédilection de Dieu mais la vénération des hommes ? Votre mari tout le premier, fier de votre vertu, vous traitera avec honneur et prendra conseil de votre sagesse. Vos enfants égaieront votre maison, et vous goûterez la joie d’être plus douce et plus patiente pour eux que vos parents ne l’ont été pour vous-même. Enfin, la vieillesse viendra, et vous la recevrez de bon cœur, car dans votre vie chrétienne et pure, elle n’apportera point de trop grands changements. Et quand la tâche sera faite, quand vous serez pleine de jours et que le Seigneur vous rappellera à Lui, vous ne connaîtrez point les regrets déchirants ni les affres de ceux qui ont vécu selon la chair : mais vous vous endormirez joyeusement du sommeil de Dieu…

Vaincue, mademoiselle Dax demeura très longtemps immobile et silencieuse. Enfin, elle se leva, toujours muette, alla chercher dans son coin le prie-Dieu de paille, et, le traînant auprès du confesseur, s’agenouilla.

– Bien ! – dit le prêtre. – Maintenant nous allons arracher toute cette ivraie. Allons ! récitez le Confiteor…

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