V

La « campagne de garçon » du docteur Barrier était une maisonnette agréable qui se cachait au milieu d’un assez grand jardin.

Lyon, cité austère, n’admet pas que ses jeunes gens donnent en public le spectacle de leurs fredaines. La banlieue discrète s’offre plus décemment à cet usage. Et le docteur Barrier, soucieux de ne point choquer les bonnes mœurs, avait choisi, pour y installer sa garçonnière, le coin le plus retiré de ce joli village d’Écully, qui est le refuge favori de la bourgeoisie lyonnaise durant les dimanches d’été.

Maintes fois, la maisonnette avait hébergé des hôtes joyeux et des hôtesses plus joyeuses. Toutefois, rien n’apparaissait de ce passé scandaleux, et la salle à manger, toute tendue d’une honnête cretonne à fleurs, semblait faite exprès pour recevoir une fiancée.

Le déjeuner était fini. Un coude sur la table, M. Dax dégustait le vieux marc de Bourgogne qu’on venait de lui servir.

– Cadeau d’un client, – avait fait observer, non sans fatuité, le docteur.

– Vous avez de la chance, vous autres médecins, – avait à propos répliqué madame Dax.

Le déjeuner avait été on ne peut plus cordial. Il faisait beau. « Les mauvais temps » redoutés n’étaient pas venus encore. Octobre ressemblait à juin, et le soleil d’été s’attardait, un soleil terni cependant par les tout premiers brouillards.

Mademoiselle Dax, depuis le matin, s’efforçait de ne paraître ni distraite, ni maussade, ni songeuse. Et sans doute y avait-elle réussi mieux qu’à l’ordinaire, puisque madame Dax, quoique toujours aux aguets, n’avait pas trouvé l’occasion d’un reproche.

– Beau-père, – proposa M. Barrier, – vous n’avez pas encore fait ici le tour du propriétaire, et je ne vous en tiens pas quitte. Allons, videz votre verre, et en avant ! Je veux vous montrer toute la maison et tout le jardin, et vous me direz ensuite si mademoiselle Alice ne sera pas confortablement installée ici, l’an prochain, pendant la saison chaude !

Complaisant, M. Dax visita la cuisine et l’office, au rez-de-chaussée, les trois chambres et le somptueux cabinet de toilette au premier étage. Madame Dax loua sans réserve l’élégance du mobilier modern-style, et le bon goût des tableaux accrochés aux murs.

– Quand j’ai acheté la campagne, – expliquait le docteur Barrier, non sans orgueil, – tout y était meublé en dépit du bon sens. L’ancien propriétaire, un fermier, avait d’abord habité sa maison, puis l’avait louée ; et le locataire, une espèce de maniaque, avait laissé tout en place, les vieux bahuts de chêne, la table carrée, le coucou détraqué et la huche à pain ! On se serait cru chez des paysans. Moi, comme bien vous pensez, j’y ai mis bon ordre, et j’ai envoyé ces vieilleries à l’hôtel des ventes. Il s’est trouvé des imbéciles pour les payer un bon prix !…

L’escalier redescendu, M. Dax, au seuil du jardin, hésita. Il était large et long, ce jardin. Un grand parterre de rosiers s’étendait devant la porte, et, au delà, une pelouse, en plein soleil, montait, d’une pente raide, vers un bouquet de peupliers et de tilleuls qui bornait l’horizon.

– Vous nous avez fait trop bien déjeuner, Barrier. Cette ascension ne me dit rien qui vaille. D’ailleurs, on voit très bien d’ici… Qu’est-ce qu’il y a là-haut, derrière ces arbres ?

– Rien du tout : un jeu de boules, et le mur. Le bois n’est pas profond.

– Alors, ça ne vaut pas la peine de grimper… Restons ici à l’ombre.

Mademoiselle Dax avait fait quelques pas en avant, et regardait vers le bouquet d’arbres. Le fiancé saisit ce regard :

– Mademoiselle Alice, si le cœur vous en dit ?… Rien ne nous empêche de monter nous deux…

Madame Dax trouva la proposition inconvenante. Certes, elle ne se souciait pas plus que son mari d’affronter la pente et le soleil : mais permettre que sa fille s’en allât courir la pretentaine avec un jeune homme, non ! Elle allait protester, quand M. Dax protesta lui-même :

– Barrier, Barrier ! vous n’êtes pas encore son mari ! Vous l’emmènerez promener dans un mois !

Sur quoi madame Dax, devancée par M. Dax dans sa première opinion, se jeta dans le parti contraire :

– Bonté divine ! Ils peuvent bien faire un tour de jardin ensemble, ces enfants ! Dirait-on pas que c’est péché ?

M. Dax, agacé, claqua de la langue. Mais sans doute réfléchit-il qu’il convenait de se contenir, en ce jour d’apaisement et de concorde. Il se borna donc à déclarer d’un ton sec :

– Ce n’est pas péché, et ce ne sera pas même inconvenance, si Bernard accompagne sa sœur.

– Bernard ? – riposta madame Dax ironique ; – Bernard, coiffé comme le voilà, d’une casquette sans bavolet ?… Vous voulez qu’il aille attraper une insolation ?

Le docteur Barrier se hâta de prévenir la querelle imminente :

– Allons ! allons ! beau-père ! ne faites pas le méchant ! Puisque mademoiselle Alice en a envie, pourquoi lui refuser ce petit plaisir ?… ici, – chez nous !

Et prompt, il passa sous le sien le bras de la jeune fille.

Ils marchèrent sans parler. La pelouse les enveloppait de son odeur sèche et chaude. Sous leurs pas, des papillons blancs, tachetés d’or, s’envolaient.

L’allée, bordée d’un buis taillé court, cheminait en zigzag de bas en haut de la pente, puis pénétrait entre les arbres sous une voûte de branches mêlées. Les tilleuls élargissaient leurs ramures en nappe épaisse, tandis que les peupliers plus haut chantaient de toutes leurs feuilles éparses et frissonnantes dans la brise. Une clairière en rectangle figurait le jeu de boules. Une cabane était à un bout, un banc rustique à l’autre.

– En été, – expliqua M. Barrier, il fait frais ici à toute heure du jour. L’an prochain, vous y apporterez votre ouvrage l’après-midi, et quand je rentrerai le soir de Lyon, c’est ici que je monterai vous retrouver… vous embrasser.

Ils s’étaient assis sur un banc. Pensive, mademoiselle Dax, du talon de sa bottine, traçait sur le sable un sillon courbe.

Une émotion singulière naissait en elle. Des souvenirs flottaient dans sa mémoire, des souvenirs confus dont l’un tout à coup se précisa… Ce n’était pas la première fois qu’elle se trouvait ainsi, parmi de grands arbres et du silence, seule à seul avec… avec un homme… Du sang monta à ses joues.

M. Gabriel Barrier s’était tu. Par une contagion mystérieuse, lui aussi se rappelait, en cet instant, une aventure qui avait eu pour cadre cette clairière… Oui, c’était ici même, sur ce banc, que, deux ans plus tôt, la jolie Rita Va-Vite, l’ingénue des Célestins, prise à l’improviste d’une fantaisie très inconvenante, avait exigé… oui, sur ce banc !

À son tour, M. Barrier se sentit rougir. Ses artères battaient. De coin il regarda sa fiancée. Elle baissait les yeux, et des gouttelettes de sueur mouillaient sa peau brune.

Bah ! y avait-il tant de mal que cela, à grignoter son blé en herbe ?… Le bras de M. Barrier enveloppa doucement les épaules de la jeune fille. Elle tressaillit, mais ne se défendit point d’abord…

La main du fiancé s’empara des deux mains molles nouées l’une à l’autre… Et peu à peu, ses lèvres s’approchèrent du visage incliné vers le sol. Mademoiselle Dax sentit le frôlement de la soyeuse barbe d’or… Pareillement, d’autres lèvres s’étaient approchées, s’étaient posées… Mademoiselle Dax trembla toute. Sa tempe bruissante se souvenait d’une caresse ancienne. Allait-il revenir, le baiser redoutable et doux, le baiser délicieux, le baiser câlin et timide, tout ensemble de feu et de neige ?…

Or, il revint : mais ce ne fut pas à la tempe…

Lâchant les épaules de sa fiancée, M. Barrier, d’une main brutale, avait saisi la nuque frémissante : et, attirant à lui le visage empourpré, il le baisait dans la bouche d’un brutal baiser lascif. Mademoiselle Dax sentit des dents qui heurtaient ses dents, une langue qui violait sa langue…

Effarée, révoltée, écœurée, la vierge, alors, de toutes ses forces, repoussa l’homme en rut et s’enfuit…

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