VI

Dans le bureau de la rue Terraille, M. Dax et ses cinq employés travaillaient.

Le cliquetis des machines à écrire alternait avec la sonnerie réitérée du téléphone. Les lampes étaient allumées, quoiqu’il fût encore tôt : mais la cour trop étroite n’envoyait aux fenêtres qu’un demi-jour gris, insuffisant même aux dactylographes. Seuls luisaient, dans toute la pièce lugubre, les ronds lumineux découpés au plafond par les abat-jour de carton vert.

La voix coupante de M. Dax dictait une circulaire.

– Vous y êtes, Muller ?… Non ?… pas encore… C’est reposant de vous avoir comme secrétaire !… Allons ?…

« Shanghaï a vendu beaucoup de filatures cette semaine aux prix antérieurs. Pour les tsatlées les cotes se sont un peu raffermies.

« Canton est de plus en plus exigeant. Les soies de Syrie et de Brousse sont demandées.

« Nous cotons :

« Greffe Syrie 1er ordre, 9/11 fr. 41/42.
« Grège Brousse 1er ordre 14/20 40/41.
« Grège Brousse 2e ordre 14/20 39/39,5.
« Grège Japon fil 1 1/2 13/15 41,50
« Grège Kakedah I Tête de cheval 40.

« … Hein ?… »

Par la porte violemment ouverte, madame Dax venait de faire irruption ; et mademoiselle Dax la suivait.

Il y eut un silence ahuri. Jamais de mémoire d’employé, madame et mademoiselle Dax n’étaient entrées, ensemble, dans le bureau de la rue Terraille. D’instinct, toutes les machines à écrire se turent.

M. Dax avait levé très haut ses sourcils minces. Son étonnement toutefois ne fut pas démonstratif.

– Pourquoi venez-vous ici ? – questionna-t-il.

– Parce que…

Madame Dax prononça ce « parce que » avec impétuosité ; mais aussitôt elle s’interrompit, et son regard désigna les cinq employés attentifs.

– Par ici, – fit M. Dax.

Il précéda sa femme dans l’entrepôt des soies. Mademoiselle Dax, silencieuse et comme résignée à tout, marchait derrière sa mère.

La porte refermée, M. Dax tourna un commutateur. La lampe portative, accrochée à un clou du mur, brilla. Un peu de lumière jaune se répandit dans la vaste salle pleine de balles entassées.

– Eh bien ? – interrogea M. Dax.

– Eh bien ! – cria madame Dax, tout d’un coup hors d’elle-même, et son accent marseillais ressuscité comme aux heures de plus violente émotion ; – eh bien ! nous venons ici, parce que cette demoiselle-ci ne veut plus se marier !…

– Ne veut plus quoi ?

– Ne veut plus se marier !… Je parle français, je suppose ? Alice ne veut plus se marier. Elle refuse votre docteur ! C’est clair ?

M. Dax jugea superflu de répondre. Calme, il décrocha la lampe électrique, et s’en fut éclairer de tout près les yeux de mademoiselle Dax. Après quoi :

– Que signifie cette plaisanterie ? – gronda-t-il, brutal.

Or, ceci se passait le mardi 11 octobre 1904. Et depuis le vendredi 25 juillet 1884, jour de sa naissance, jamais mademoiselle Dax n’avait résisté à la volonté paternelle ou maternelle. Mais sans doute les temps étaient-ils mystérieusement révolus. Car à la question de M. Dax, question tout à fait équivalente à un ordre, mademoiselle Dax répondit d’une voix résolue, quoique très basse :

– Ce n’est pas une plaisanterie…

Sous la clarté crue de la lampe électrique, le visage de mademoiselle Dax se révélait pensif et têtu. M. Dax en observa les cils baissés et fixes, les lèvres serrées, le front traversé d’un pli vertical. Il n’y avait point de révolte dans ce visage-là ; il y avait une obstination réfléchie, tranquille, inébranlable.

Habitué aux soumissions perpétuelles et immédiates, M. Dax, au lieu de s’étonner, s’irrita :

– Ah ? – dit-il violemment. – Ce n’est pas une plaisanterie ? Qu’est-ce alors ? Une promesse oubliée ? une parole violée ?…

Mademoiselle Dax osa interrompre :

– Je n’ai rien promis…

– J’ai promis, moi ! J’ai promis, et je t’ai consultée avant de promettre. Quoi ? Est-ce qu’on te marie de force ? Avais-tu dit oui, ou non ?

– J’avais dit oui, mais…

– Mais tu dis non, à présent ? Un peu tard ! Tu avais dit oui, ce sera oui.

D’un geste sec, il raccrocha la lampe, marquant ainsi que la discussion était close, et l’audience terminée. Mais comme il étendait le bras vers le bouton de la porte, il s’arrêta, stupéfait : mademoiselle Dax, toujours immobile, secouait nettement la tête de gauche à droite et de droite à gauche.

– Hein ? – fit M. Dax. – tu ne m’as pas entendu ?

– Je n’épouserai pas M. Barrier.

Cela fut dit très doucement, mais d’un ton si ferme que M. Dax, déconcerté, resta coi. Et madame Dax, qui piétinait d’impatience, se jeta dans la bataille :

– Elle n’épousera pas !… A-t-on jamais vu !… une gamine de vingt ans, qui « n’épousera pas ! » et qui régente père et mère !…

M. Dax, cependant, avait réfléchi. Peut-être commençait-il d’estimer cette énergie inattendue qui lui tenait tête. Peut-être aussi sentait-il au plus profond de lui-même, son instinct paternel s’éveiller confusément : certes, elle était comme lui de bon sang cévenol, cette enfant jusqu’alors silencieuse, et qui tout à coup se révélait volontaire et opiniâtre ! M. Dax, moins rudement, interrogea :

– Pourquoi ?

Et, sa fille se taisant, il répéta :

– Pourquoi ?… Tu ne veux pas épouser M. Barrier… Je suppose que ce n’est pas là un pur caprice ! Tu as une raison. Dis-la ?

Une phrase entendue autrefois, et jamais oubliée, monta aux lèvres de mademoiselle Dax :

– Je ne veux pas l’épouser parce qu’il ne m’aime pas, et que je ne l’aime pas.

– Qu’est-ce qu’elle dit ? – cria madame Dax scandalisée.

Mais de la main, M. Dax lui imposa silence. Tout à fait calme, à présent, il traitait l’affaire en homme de sang-froid.

– Il ne t’aime pas, tu n’en sais rien. Ta mère et moi, agissant au mieux de tes intérêts, avons au contraire admis qu’il t’aimait. Tu ne l’aimes pas, tu n’en sais rien non plus. Une jeune fille ne peut voir clair en elle-même que le lendemain de son mariage. La raison que tu donnes n’est donc pas valable. En as-tu une autre ? Réponds ?

Mademoiselle Dax resta muette.

– Point d’autre raison ? En ce cas…

Il concluait d’un haussement d’épaules, mais mademoiselle Dax, toujours irréprochablement douce et têtue, secoua encore la tête de droite à gauche et de gauche à droite :

– Je n’épouserai pas M. Barrier.

– Qui épouseras-tu, alors ? – demanda brusquement M. Dax. – Oui, qui ? Tu as fait un autre choix, n’est-ce pas ? Tu aimes… tu te figures aimer quelqu’un ?

Pourpre, mademoiselle Dax se raidit en arrière :

– Personne !

– Personne ?… Alors ?…

– Je n’épouserai pas M. Barrier.

Cette fois M. Dax scruta d’un œil défiant tout le visage de sa fille. À la fin :

– Nous verrons, – dit-il froidement. – Je n’ai aucun moyen de t’obliger à tenir notre parole. Mais je puis t’obliger à réfléchir. Tu réfléchiras. N’oublie pas que tu n’es pas majeure, et que tu as besoin de mon consentement pour un mariage à ton goût… Tiens ?… Tu n’avais pas pensé à cela ?… Va ! je ne suis pas dupe !… Et je vois clair dans ton manège… Tu vas rentrer à la maison de ce pas. Tu monteras dans ta chambre et tu y resteras… Ça dérange tes projets, de ne pas pouvoir courir les rues ? Tant pis et tant mieux ! Tu obéiras.

Mademoiselle Dax avait soudain relevé la tête. Une colère étincelait dans ses yeux. Impassible, M. Dax se tourna vers sa femme :

– Vous, vous me ferez le plaisir de mettre dès ce soir votre femme de chambre à la porte. Et vous surveillerez désormais votre fille de plus près. Allez-vous-en toutes les deux maintenant !…

Il ouvrit la porte et éteignit la lampe. Dans le bureau, les employés, pleins de zèle à l’entrée du maître, se penchèrent avec ardeur sur leur tâche.

– Quant à M. Barrier, c’est moi qui l’avertirai… ou plutôt, c’est moi qui ne l’avertirai pas… pas encore. Allez !

La porte claqua.

Dans la rue, madame Dax, tout à l’heure muette et comme suffoquée par l’audace de sa fille en rébellion, voulut prendre une revanche :

– Alice ! – commença-t-elle avec énergie… Mais mademoiselle Dax, sans écouter, allongeait déjà ses enjambées garçonnières, et prenait le chemin de la maison.

Ce fut une vraie course. Distancée, essoufflée, furieuse, madame Dax précipitait ses pas sans réussir à rattraper la jeune fille qui fonçait droit devant elle, tête basse et coudes pointus, dans la cohue des passants bousculés. La rue Puits-Gaillot, le pont Morand furent ainsi parcourus d’une allure folle. Puis ce fut le quai et ses larges trottoirs déserts, propices aux galops échevelés. Mademoiselle Dax augmenta son avance. L’avenue succéda au quai. Mademoiselle Dax atteignit la maison familiale, sonna, entra…

Et quand madame Dax, hors d’haleine, arriva à son tour devant la porte, la porte était déjà refermée !…

Exaspérée, madame Dax, sans même prendre le temps d’ôter son chapeau, voulut monter chez sa fille. À mi-chemin elle s’arrêta et redescendit :

– Pour qu’Alice ait agi de la sorte, – pensa-t-elle, – il faut qu’elle soit dans une colère tout à fait folle. Elle n’écouterait, elle n’entendrait rien de rien… Aussi, son père a vraiment été trop maladroit avec elle !

Madame Dax se consola par cette pensée.

Seule dans sa chambre, mademoiselle Dax ouvrit d’abord la fenêtre toute grande, et respira à pleins poumons. Le Rhône, invisible derrière l’écran des platanes, exhalait une fraîcheur déjà coupante. Une voiture découverte passa, allant vers le parc ; mademoiselle Dax, distraite une seconde, vit des femmes emmitouflées… Elle rentra, marcha en long et en large…

Tout à coup, elle s’assit à son bureau, prit une feuille de papier, une enveloppe, et trempa résolument la plume dans l’encrier… Mais sans doute la lettre à écrire était-elle une lettre difficile ; car la plume demeura longtemps suspendue au-dessus du papier…

À la fin, mademoiselle Dax se décida. Elle mit l’adresse, d’abord :

Monsieur Bertrand Fougères,

secrétaire d’ambassade,

Hôtel de la Terrasse,

Monte-Carlo.

Puis, sur la feuille elle commença :

« Mon ami, je ne sais pas du tout ce que je vais devenir…

… Et s’arrêta derechef…

Les mots ne venaient pas… La plume retomba. Mademoiselle Dax passa sa main sur son front, se leva, retourna vers la fenêtre…

Dans l’avenue, une voiture passait encore, une Victoria très élégante, attelée à deux… Sur les coussins bleu turquoise, une femme se prélassait, assez belle, somptueusement vêtue… Mademoiselle Dax tressaillit… Ces cheveux trop roux, ces yeux trop longs, cette bouche trop peinte… Oui, c’était bien là cette créature, cette femme de mauvaise vie qu’un jour Bernard, à la sortie du lycée, avait saluée… Mademoiselle Dax se souvint du nom qu’il avait dit : Diane d’Arques… Elle répéta ce nom, par deux fois, d’une étrange voix, inquiète et sourde… Et prise soudain d’un mystérieux vertige, mademoiselle Dax s’arracha de la fenêtre, revint à sa lettre commencée, ressaisit sa plume…

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