Tandis que le prince Hercule et le marquis de Santa-Fiore vidaient les coupes et causaient mariage, la nuit était venue.
On ne voyait au ciel ni lune, ni étoiles ; un crêpe funèbre couvrait le ciel tout entier et s’étendait au-dessus de la vallée comme le dôme d’un catafalque mortuaire.
C’était une nuit noire et profonde, nuit sinistre pareille à celle pendant laquelle Macbeth assassina le roi son hôte et ses deux écuyers.
Les sentinelles debout sur les bastions veillaient appuyées sur leur mousquet.
Et l’on n’entendait au milieu du silence solennel de toute chose que les qui-vive monotones qu’elles se renvoyaient à de rares intervalles.
Au château, à part les quelques cris que l’orgie jetait de temps à autre, tout semblait profondément endormi !… Les soldats et les palefreniers se livraient aux douceurs du repos… Les chiens et les veneurs subalternes, harassés de fatigue, cherchaient à réparer, le mieux possible, les forces qu’ils avaient perdues dans la journée. Mais c’était surtout dans les montagnes que la nuit prenait un caractère plein de tristesse et d’horreur.
Du fond des gorges profondes on entendait hurler le loup féroce des Apennins, dont la voix rauque se mêlait au grondement des torrents.
Le butor sifflait dans les marais, et s’envolait avec effroi quand passait près de lui quelque renard poursuivi.
Dans l’air tourbillonnaient des essaims sinistres de chouettes et de hiboux.
Et le vent, mêlant sa grande voix sombre et triste à ce concert de cris étranges, passait sur la vallée, emportant, dans son tourbillon, la poussière des chemins et les feuilles sèches des bois !…
Une nuit terrible pour le voyageur égaré !…
Mais il est des hommes pétris d’un véritable airain qui ne craignent ni les blessures, ni la mort, ni la dent des loups, ni le stylet des brigands.
À deux lieues environ du plateau où était établi le camp d’hommes libres commandés par Andrea Vitelli, au sommet des montagnes les plus inaccessibles s’élevait une villa mystérieuse ; la villa avait un aspect particulier qui l’eût fait prendre bien plus volontiers pour un mausolée que pour une habitation humaine. Portes et fenêtres étaient toujours fermées ; on eût dit que la mort avait passé par là !… Le propriétaire de ce château n’osait peut-être pas l’habiter. Il y a des propriétés qui deviennent ainsi mauvaises suivant le temps et les circonstances.
Celle dont nous parlons passait pour inhabitée, ou, si vous aimez mieux, elle passait pour n’être hantée que par les chauves-souris ou les malins esprits !…
Dans un pays superstitieux comme l’Italie, cette dernière considération n’était pas sans valeur, et elle avait suffi à elle seule pour faire respecter la villa bien mieux que ne l’eût fait une troupe de soldats du roi.
Les honnêtes gens et les bandits ont en effet cela de commun, qu’ils craignent plus le diable que Dieu !…
Durant cette nuit, la villa détachait sur le fond noir du ciel sa muette et pâle silhouette ; comme à l’ordinaire, les portes et les fenêtres en étaient hermétiquement fermées, mais plus qu’à l’ordinaire peut-être elle avait, cette nuit, un aspect sombre et fatal.
Aucune lumière ne brillait à l’intérieur.
La villa semblait plongée dans un abandon complet et n’avait que quelques sapins dépouillés de leurs feuilles, lesquels se dressaient immobiles comme ces arbustes frêles et souffreteux que l’on plante autour des tombeaux !…
Tout à coup…
Ah ! si Cocomero ou quelque autre paysan de la vallée, ou un preux paladin comme le seigneur Capitan, ou encore un homme sans foi, ni loi, ni peur, ni conscience, comme le Cosimo ou tout autre brave de la troupe d’Andrea Vitelli eût passé par là en ce moment, il eût reculé de deux pas, il se fût hâté de se signer le visage. Mais ni Cocomero, ni Cosimo, ni même le valeureux Capitan, ne se promenait là à cette heure de nuit, et aucun obstacle ne vint s’opposer à ce qui allait se passer.
Tout à coup, disons-nous, une des fenêtres s’ouvrit au premier étage de la villa mystérieuse, comme un œil indiscret qui s’éveille, et, dans le cadre formé par la fenêtre ouverte, une tête noire entourée d’un turban asiatique se pencha curieusement au-dehors.
Puis, quand la tête noire eût jeté un coup d’œil sur la campagne silencieuse et déserte, elle se retira lentement, et la fenêtre se referma.
Un moment après la grille de la villa grinçait sur ses gonds, et un jeune cavalier vêtu de noir, portant un masque de velours et monté sur un petit cheval arabe, sortait en caracolant et s’élançait en avant.
Douze cavaliers le suivirent de près, douze cavaliers noirs, la tête ceinte d’un large turban, les flancs armés d’un long cimeterre damasquiné.
Ces douze cavaliers étaient nés sur la côte méridionale d’Afrique ; ils étaient beaux, grands, souples et robustes, et montaient leurs chevaux fougueux avec une adresse et une agilité qui tenaient du miracle…
Dès que le jeune homme les vit à ses côtés, il secoua la tête d’un air glorieux, moitié enfant, moitié femme, et, montrant la campagne qui s’étendait devant eux, il piqua ses éperons dans les flancs de son petit cheval et partit au galop.
Les douze cavaliers partirent en même temps, et la grille se referma derrière eux, sans qu’aucune main humaine l’eût poussée et comme si elle eût obéi à un ressort invisible !…
Cependant la petite troupe passait comme le vent à travers les sentiers étroits et rapides de la montagne.
Les douze cavaliers n’avaient point proféré une parole. Les crinières de leurs chevaux volaient au souffle vif du vent, et leurs longs burnous blancs flottaient autour d’eux comme un pâle tourbillon !
Les chevaux ne couraient pas, ils dévoraient l’espace ; malgré l’obscurité profonde de la nuit, l’absence complète de chemin tracé, malgré les rochers et les fondrières, ils allaient comme le vent.
— En avant ! en avant ! criait de temps en temps le jeune chef.
Et à sa voix chevaux et cavaliers, animés d’une ardeur surhumaine, semblaient puiser de nouvelles forces. Ils franchissaient ravins et montagnes, bruyères et forêts, marais et torrents.
Où allaient-ils ainsi, au milieu de la nuit, silencieux comme des spectres, rapides comme des génies de l’autre monde ?…
Vers quel but mystérieux les emportait cette course désordonnée ?… Quel désir, quelle ardeur les animaient ? À quels combats, à quelle curée couraient-ils ?…
Les douze cavaliers ne proféraient pas une parole, et à travers le bruit sec et régulier du galop des treize chevaux, on entendait seulement de temps en temps la voix frêle et délicate du chef qui les poussait en avant.
Cependant, à mesure qu’ils pénétraient dans les gorges plus profondes, les loups, attirés à la piste des chevaux, se précipitaient à leur poursuite ; mais les cavaliers allaient toujours, et à mesure qu’ils traversaient des ravins nouveaux, d’autres bandes de loups se joignaient aux premiers et exécutaient une sarabande acharnée autour d’eux.
Bientôt les loups se trouvèrent en nombre considérable, affamés et terribles. Leurs yeux brillaient dans l’ombre, leur langue altérée pendait hors de leur gueule, leurs queues hérissées battaient leurs flancs creux, et déjà ils poussaient de joyeux hurlements, comme s’ils eussent été certains de leur proie.
Cependant, les douze cavaliers ne s’en inquiétaient guère, et leur chef, les cheveux flottants au vent humide de la nuit, continuait de les guider, et répétait de sa voix enfantine :
— En avant ! en avant !
Seulement, lorsqu’un loup trop hardi s’élançait pour saisir son cheval aux naseaux, il tirait rapidement son cimeterre et faisait voler d’un bras souple et vigoureux la tête hideuse de l’animal.
Ainsi faisait chaque cavalier lorsqu’il était nécessaire de défendre sa monture.
Bientôt, cependant, rochers, torrents, sapins et marécages, pitons et ravins disparurent : les pieds des chevaux touchaient à la plaine.
Les loups, arrêtés aux dernières limites des montagnes, les accompagnèrent longtemps encore de leurs longs hurlements. Puis on n’entendit plus que les pas des chevaux sur la terre sonore, et la voix du jeune chef.
Ils venaient d’arriver sous les murs du château du prince Hercule. Là, le jeune chef ralentit la course de son cheval, et se mit à exécuter sur le bord des fossés des caracolades que le plus intrépide écuyer n’eût peut-être osé tenter en plein jour.
En ce moment, Alma rentrait dans sa chambre et venait de s’accouder à sa fenêtre. Peut-être songeait-elle à la pauvre femme qui lui avait conté une histoire d’amour, peut-être à Mario ?… Son âme était encore émue, et s’ouvrait aux douces impressions qu’avait fait naître en elle la Lucrezia Mammone.
La Lucrezia lui avait raconté une histoire d’amour, et cette histoire l’avait tout à coup éclairée sur ce qui se passait dans son propre cœur.
Elle aimait Mario, elle l’aimait avec le fol abandon d’un premier amour, et cependant ils étaient séparés, séparés à tout jamais !
Alma ferma les yeux et posa la main sur son cœur qui battait violemment.
Quand elle releva la tête, elle vit au loin, dans l’ombre, les douze cavaliers aux manteaux blancs, qui se tenaient debout sur le monticule qui dominait le château.
D’abord elle se crut le jouet d’une hallucination de la nuit ; les fantômes n’existaient que dans son imagination, elle allait les voir disparaître dans un moment… mais les cavaliers entouraient leur jeune chef, et déjà un certain mouvement commençait à régner dans le château.
— Sainte Vierge !… que va-t-il arriver ? s’écria Alma, prise d’une terreur indicible.
Elle souffla aussitôt sa lumière et se blottit sous les courtines.
La sentinelle du bastion avait bien aperçu la petite troupe, mais loin de mettre le mousquet à l’épaule et de donner l’alerte en criant : « Qui vive ? » elle laissa retomber lourdement la crosse à terre, fit le signe de la croix, invoqua son patron et murmura :
— Bel Demonio !
— En avant ! dit alors le jeune chef d’une voix railleuse.
Les chevaux allongèrent les jambes et le cou et dévorèrent de nouveau l’espace.
Bientôt on vit sortir des ombres épaisses de la nuit les blanches murailles et les lumières scintillantes d’une ville entière ; les clochers se dressèrent dans le ciel, et au milieu du silence, on entendit comme des rumeurs confuses, le bruit d’une ville qui s’amuse.
C’était Spolette.
Les cavaliers s’arrêtèrent à l’entrée de la ville sous le porche d’une maison isolée, et tout disparut.
. . . . . . . . . . .
Une demi-heure après, une litière somptueuse portée par quatre hommes sortit de la maison et prit la direction du théâtre de Spolette.
Et sur leur passage, la foule s’écartait avec une sorte d’admiration mêlée de respect, et chacun disait tout haut :
— Place à la comtesse Orsini !…
Ce nom produisit dans les rues de Spolette un effet véritablement magique, et lorsque la porte de la litière s’ouvrit, un grand concours de gentilshommes élégants l’entourait à l’envi, et tous s’inclinèrent avec empressement devant la jeune femme qui en sortit, vêtue avec une magnificence toute royale !
La jeune princesse accueillit avec une grâce charmante les hommages dont elle était saluée, et elle gagna sa loge, escortée de murmures pleins de louanges et d’applaudissements admiratifs ; on eût dit d’ailleurs qu’elle était habituée à de semblables démonstrations, car, à part les quelques sourires officiels qu’elle échangea avec certains seigneurs, aucune satisfaction bien vive ne se peignit sur son visage.
Elle n’avait certainement pas eu besoin qu’on lui eût dit qu’elle était belle pour qu’elle le sût !…
La comtesse Orsini était en effet remarquablement belle ; ses beaux cheveux noirs, aux reflets de soie, tombaient à profusion sur ses rondes épaules d’une blancheur de marbre. Elle avait l’œil vif et plein d’éclairs rapides, et la blonde lumière des lustres, glissant sur la peau brune de ses joues, lui donnait une animation, un éclat qui révélaient indiscrètement ce qu’une pareille organisation pouvait promettre de voluptés !…
La comtesse Orsini avait dix-sept ans à peine, et pourtant elle allait seule en public. On ne lui connaissait ni père, ni mère, ni mari, ni parent d’aucune sorte ; mais nul n’était tenté de profiter de cet isolement réel ou apparent, car on devinait en elle une fermeté de caractère qui suffisait à contenir ses adorateurs dans les bornes étroites d’une admiration respectueuse.
Dans la conversation, la comtesse était à la fois railleuse, mordante et spirituelle. Une galanterie de mauvais goût aurait eu peu de succès auprès d’elle. Elle avait toujours sur les lèvres quelqu’un de ces mots aigus comme une flèche, qui percent sans pitié les fats et les impertinents.
Cette humeur satirique tenait à la belle comtesse lieu de chaperon vénérable, de mari jaloux et de frère à grosses moustaches.
Dès ses premières apparitions à Spolette, quelques jeunes fous s’étaient aventurés jusqu’à inonder sa loge de bouquets et de billets doux, mais aucun ne se vanta de l’accueil fait à ces démonstrations amoureuses. Certains propos piquants recueillis de la jolie bouche de la comtesse Orsini couraient à ce sujet, mais ceux des galants gentilshommes qui en avaient fourni le sujet niaient sur l’honneur que ces propos pussent aucunement leur être adressés.
Il n’en avait pas fallu davantage pour tenir à distance le reste de la bande, et désormais la comtesse pouvait courir le monde toute seule avec autant de sécurité que si elle avait eu pour escorte une famille entière de puritains anglais.
Malgré son extrême jeunesse et les hommages muets dont elle était entourée, la comtesse Orsini restait insensible. Elle n’avait encore distingué personne parmi la brillante jeunesse de Spolette, et sa conduite ne prêtait pas au plus léger soupçon… À la vérité, nul ne connaissait sa vie intime. Elle ne recevait point et ne visitait point. Ses gens ne quittaient jamais son hôtel situé hors de la ville. Ses porteurs étaient muets comme la tombe ; on pouvait les mener au cabaret et les enivrer du meilleur vin de la contrée, les questionner à satiété, ils ne soufflaient mot. Ces braves gens étaient d’une discrétion à toute épreuve : ils avaient la langue coupée.
Les douairières de Spolette en étaient réduites aux suppositions les plus fantastiques.
Quelle que fût d’ailleurs l’imagination féconde des bonnes dames, elle n’atteignait point à la réalité, car la prétendue comtesse Orsini n’était autre que la nièce supposée d’Andrea Vitelli, Régina elle-même.
Depuis deux ans, elle venait ainsi seule, et à l’insu d’Andrea et de tous les gens du fort, jouir des fêtes et des spectacles de Spolette.
Quelquefois un jeune cavalier masqué l’accompagnait et rentrait avec elle au fort, mais il ne se montrait point au théâtre ou dans les lieux publics. Son rôle était celui d’un frère complaisant qui obéit aux caprices d’une sœur trop aimée.
Au moment où Régina entra dans la salle, le premier acte venait de finir. Dans toutes les loges la conversation était engagée, et dans presque toutes le sujet de causeries le même.
On chuchotait sur le compte du mystérieux Bel Demonio, ce brigand fantastique qui parcourait le pays, incendiant les châteaux du prince et dévalisant ses domaines sans que personne connût le motif de sa haine, sans que jamais on eût aperçu son visage ni deviné le lieu de sa retraite.
Mais c’était surtout dans la loge de Régina que les nouvelles les plus singulières couraient sur ce mystérieux personnage.
— Quelle nouvelle à Spolette, messieurs ? avait demandé la jeune fille.
Et on lui répondait que Bel Demonio avait reparu dans les environs, qu’on l’avait vu, qu’il était haut de six pieds, qu’il portait une longue barbe, et que ses yeux lançaient des flammes ni plus ni moins qu’un démon !…
Régina riait de toutes ces terreurs, renchérissait sur toutes ces extravagances, et proclamait bien haut son désir de voir ce Bel Demonio dont tout le monde parlait, et que nul encore ne pouvait affirmer avoir rencontré.
Et c’était vraiment merveille de voir avec quelle grâce infinie, quel laisser-aller touchant elle parlait de toutes ces choses, sans que la moindre émotion vînt se trahir sur son beau visage.
La belle jeune fille ne demandait pas à Spolette d’autres triomphes que ceux-là : être trouvée belle et pouvoir effrayer les jeunes et les vieilles femmes avec ce nom terrible de Bel Demonio !…
Quand le spectacle fut fini, Régina remonta dans sa litière, qui reprit le chemin du faubourg de Spolette. Chaise et porteurs disparurent bientôt sous le porche d’où ils étaient sortis.
Et quand une heure du matin sonna au beffroi de la ville, le jeune cavalier masqué, suivi de ses douze Mores en manteaux blancs, sortit pour la seconde fois de la maison du faubourg.
— En avant ! cria la voix enfantine.
La troupe entière prit aussitôt le galop, traversa tout d’une traite le pays de plaine et disparut enfin comme un tourbillon dans les profondeurs des montagnes. C’était Régina !…
Bel Demonio, le terrible bandit qui incendiait les châteaux du vieux prince Hercule, qui continuait avec acharnement l’œuvre de destruction commencée par Andrea, qui faisait trembler toute la province, c’était Régina !…
Régina, la sœur d’Alma, l’amante de Mario !…
Que s’était-il passé dans le cœur de cette femme, pour qu’elle fût devenue ainsi un des plus redoutables adversaires d’Ercole ? Quelle pente fatale l’avait entraînée vers cette existence mystérieuse ? quel sentiment inexplicable l’y retenait, malgré l’étrangeté d’une telle situation pour une jeune fille ?
Régina était une de ces organisations puissantes comme on en rencontre beaucoup sur la terre d’Italie, également aptes à tous les rôles, et qui cherchent résolument la satisfaction complète des besoins dont la nature a mis le germe dans leur cœur.
Bien souvent la renommée avait apporté dans la forteresse d’Andrea le bruit des fêtes splendides que la noblesse italienne donnait à Spolette ; on y parlait des bals, des spectacles, des femmes aux brunes épaules, des beaux cavaliers aux longs yeux noirs, et sans savoir pourquoi d’abord, Régina avait senti son cœur tressaillir instinctivement.
Tous ces récits étaient si enivrants pour une jeune imagination de dix-sept ans ! Un désir insensé s’était emparé d’elle, et un soir, elle s’était appuyée sur le bras de Mario et était partie !
Ce jour-là elle n’alla point, il est vrai, jusqu’à Spolette ; elle s’arrêta à quelques centaines de pas de la ville, et là, au milieu du silence calme et harmonieux de la nuit, elle avait écouté et elle avait vu !…
Elle avait écouté ces murmures confus de fêtes que la brise du soir lui apportait ; elle avait vu ces mille lumières qui étincelaient dans l’ombre, et derrière les voiles transparents de la nuit elle avait deviné…
Son cœur battait dans sa jeune poitrine ; des cris d’admiration, de désir, d’enthousiasme, se pressaient sur ses lèvres émues, et elle avait laissé échapper son secret devant Mario.
Elle voulait voir de plus près, elle voulait entendre, elle voulait toucher du doigt toutes ces réalités merveilleuses qu’un voile jaloux lui cachait encore…
Et puis Régina aimait Mario, et Mario n’avait alors aucune raison de lui refuser la satisfaction de l’un de ses caprices.
Elle alla à Spolette.
Elle but avec une sorte d’enivrement fébrile à la coupe des plaisirs de ce monde frivole ; elle savoura à longs traits cette liqueur empoisonnée que verse la louange dans le cœur des jeunes femmes ; elle oublia tout, un moment, pour s’abandonner ardente, folle, avide, au tourbillon vainqueur qui l’emportait vers les joies inconnues.
Ce qui plaisait surtout à Régina, cependant, il faut bien le dire, ce n’était point précisément la réalité même qu’elle allait chercher dans les demeures princières de Spolette ; ce n’était point d’être trouvée belle, de se l’entendre dire, de deviner et de sentir sa beauté dans les regards jaloux des autres femmes.
C’était bien plutôt ce voyage rapide à l’aller, lent et mélancolique au retour, qu’elle faisait souvent en compagnie de Mario.
Au retour surtout !…
Quand les dernières notes des concerts harmonieux vibraient encore à son oreille enchantée, quand son cœur débordait encore des émotions dont le bal l’avait rempli, Régina était heureuse de se retrouver seule, en compagnie de son cousin, au milieu de la campagne endormie ; seule avec ses pensées et son cœur troublés !…
La lune montait douce et voilée au firmament ; tout était calme et silence ; on n’entendait çà et là que le cri isolé de quelque oiseau des nuits ou le murmure harmonieusement monotone des ruisseaux dans les prairies prochaines…
Souvent Régina et Mario se laissaient tranquillement aller au pas de leur monture, sans songer à dire une simple parole : tous deux pensifs, tous deux émus…
Régina rêvait à toute chose : au bal, à la nuit, à Mario peut-être…
Mario pensait à la forteresse d’Andrea, à ceux qui l’habitaient, à Alma, sans doute !…
Chose étrange ! Cependant, après avoir joui pendant quelques jours du spectacle des splendeurs qu’elle avait tant désirées, Régina sentit qu’il lui manquait encore quelque chose, et que sa vie était aussi vide, aussi monotone qu’auparavant !…
Elle en chercha longtemps la cause, et elle finit par la trouver !…
Un soir, elle revenait de Spolette… Il y avait déjà une heure qu’elle chevauchait à côté de Mario, et aucune parole n’avait encore été échangée entre elle et Mario !…
Le regard de la jeune fille s’oubliait à contempler la campagne, dont les contours indécis se dessinaient vaguement au loin, à la pâle clarté de la lune.
Régina était bien sincèrement émue !…
Et ce qui lui inspirait cette émotion, ce n’était point assurément le souvenir du bal ou des louanges qu’elle y avait recueillies ; ce n’était pas davantage le doux et poétique spectacle que lui offrait la campagne en ce moment : c’était la belle et mélancolique figure de son compagnon, dont la silhouette se dessinait à ses côtés.
Mario ! la pensée de tous ses jours, le rêve de toutes ses nuits !…
Mario, jeune, ardent, enthousiaste, dont depuis quelques mois le visage avait pris une certaine teinte rêveuse qui ajoutait encore à sa beauté grave et triste !
Mario, dont le seul regard la troublait, dont une seule parole lui jetait de singulières émotions !…
Régina ralentit le pas de son cheval et se rapprocha de son beau cousin ; puis se penchant vers lui avec un doux air de tête qui révélait bien toute l’amoureuse inquiétude de son cœur :
— Mario, lui dit-elle d’une voix que mille sentiments divers faisaient trembler, vous êtes triste, ce soir !
— Moi ? répondit brusquement Mario comme réveillé en sursaut et en jetant à Régina un regard étonné.
— Vous êtes triste ! poursuivit la jeune fille, et j’ignore la cause de votre tristesse ; Mario, vous manquez de confiance en moi, et c’est bien mal !
Mario fit un signe de tête négatif, qu’il accompagna d’un geste d’indolence rêveuse.
— Je ne manque point de confiance en vous, Régina, répondit-il en reprenant son assurance et son sang-froid ; à de certaines heures seulement, comme à l’instant, je me laisse emporter par de douces rêveries, et j’oublie quelquefois que je ne suis point seul… Mais rassurez-vous, ma cousine, il n’y a dans mon cœur aucun secret que j’aie intérêt à cacher, et je n’ai aucun motif, aucun prétexte pour avoir défiance de vous.
Région sourit avec quelque amertume et arrêta son cheval.
— Vous me permettrez, mon beau cousin, répliqua-t-elle, de ne pas croire un mot de ce que vous dites… Ce n’est pas la première fois que j’ai lieu de remarquer votre taciturnité, ce n’est pas la première fois qu’elle m’étonne, et, je dirai plus, qu’elle me blesse. Mais après tout, ajouta-t-elle en reprenant son chemin, je suis assurément bien bonne de m’occuper de semblables choses, et vous êtes bien libre, mon beau cousin, de rêver à qui vous plaît !…
Et elle enfonça ses éperons d’argent dans les flancs de Fuoco, et prit rapidement les devants.
Pour ce jour, la conversation en était restée là, mais Régina ne se tint pas pour battue ; il lui importait trop de connaître ce secret que Mario lui cachait, pour ne pas mettre tout en jeu afin de le découvrir.
Régina aimait Mario avec cette plénitude de sentiment qu’elle apportait dans tout ce qu’elle entreprenait.
Jusqu’alors elle n’avait pas pensé que Mario pût aimer une autre femme qu’elle ; elle pensait au moins que, préoccupé de ses devoirs de soldat dans la forteresse d’Andrea, il n’avait laissé aucune affection se développer dans son cœur !…
Cependant l’attitude qu’avait prise son cousin depuis quelques mois lui avait, à plusieurs reprises, inspiré de sérieuses inquiétudes.
D’où lui venaient cette tristesse, cette inquiétude, cette taciturnité ? Elle ne connaissait à Mario aucun sujet de préoccupation étrangère, et cherchait vainement ce qui pouvait le changer à ce point.
Un moment elle crut qu’elle était la cause de ce changement, et cette pensée lui fut douce ; mais Mario était pour elle comme par le passé, et rien dans sa conduite ne témoignait d’un chagrin ou d’une jalousie quelconque.
Régina commença à avoir réellement peur, et comme elle allait toujours droit au but qu’elle s’était assigné, elle résolut de déchirer le voile de ses propres mains, et de mettre Mario en demeure de s’expliquer franchement et sans détours.
— Mario, dit-elle un soir à son cousin, un moment avant de rentrer à la forteresse, il y a quelques jours que je veux vous parler, et je suis bien aise d’en trouver l’occasion.
Mario s’était arrêté à cette brusque interpellation ; il ne savait quel sentiment agitait Régina ; mais un soupçon rapide comme l’éclair traversa sa pensée.
— Êtes-vous franc ? ajouta Régina d’une voix ferme et d’un ton qui n’admettait aucune hésitation.
— Voilà une singulière question, essaya de répondre Mario, et je crois qu’il n’y a qu’une femme qui puisse l’adresser de cette façon à un homme.
— Ce n’est point précisément cela non plus que j’ai voulu vous demander, repartit Régina avec une légère impatience ; je désire savoir seulement, mon cousin, si vous aurez assez de franchise pour répondre sans ambiguïté à la demande que je vais vous faire.
— Et pourquoi pas ? fit Mario.
— Ah ! il y a peut-être des raisons, répliqua Régina ; que sait-on ? Il y a des secrets que l’on cache, il y en a que l’on confie à certaines personnes. Or il est certain pour moi, Mario, que, dans ce moment, votre tristesse n’a d’autre cause qu’un secret que vous cachez, et je me demande pourquoi vous avez tant tardé à me le confier, à moi qui suis plus que votre cousine, qui suis encore votre amie ?
Mario resta quelque temps sans répondre ; puis enfin il releva la tête et osa affronter le regard de Régina.
— Ma chère cousine, répondit-il d’une voix calme et absolument sans émotion, il est possible que vous ayez deviné, il est possible que vous vous soyez trompée. Si, cachant un secret, je ne vous l’ai point confié, c’est que ce secret est à moi, et qu’apparemment je désire que nul ne le connaisse parmi les personnes qui me sont chères à plus d’un titre. Ne croyez pas, toutefois, Régina, que si j’agis ainsi, ce soit par un sentiment mauvais, et le jour où je pourrais vous dire ce secret, si tant est que c’en soit un, je le ferais avec une confiance qui a toujours été dans mon cœur !…
Après avoir ainsi parlé, Mario salua Régina et rentra à la forteresse.
Rien dans ces paroles ne pouvait certainement fixer les incertitudes de Régina, mais cependant elle y puisa cette conviction que Mario aimait, et que l’objet de cet amour n’était point elle.
De là à penser que ce pouvait bien être Alma, il n’y avait qu’un pas, et quinze jours après Régina avait acquis toutes les preuves nécessaires pour asseoir sa conviction.
Dire ce qui se passa alors dans son cœur serait impossible…
Il se fit en elle un déchirement affreux, et elle éprouva comme un accès de suprême désespoir.
Alma devint l’objet de sa haine furieuse, aveugle, et elle ne vécut plus que pour se venger.
Cela ne lui fut pas difficile.
Elle apprit peu après qu’Alma, recueillie fort jeune à la forteresse, était la fille d’un ennemi abhorré d’Andrea, et dès ce moment elle n’eut qu’un but, qu’un désir : faire au père d’Alma ce qu’elle n’osait encore faire à sa fille !…
D’ailleurs, la vie pleine d’imprévu, de mystères, qu’elle s’ouvrait de la sorte, convenait admirablement à sa nature aventureuse ; elle saisit avec empressement ce prétexte, et devint en peu de temps ce Bel Demonio dont la province de Spolette redoutait si fort le voisinage.