IV Le mauvais ange

Le soleil était levé depuis une heure quand Régina traversa le camp d’Andrea et rentra à la forteresse.

— Notre demoiselle est bien matinale, disaient les gens du camp ; elle s’est levée aujourd’hui avant le soleil.

Régina descendit de cheval dans le préau. Elle portait son costume habituel, feutre gris et casaque de velours noir à boutons d’argent, et son visage d’une pâleur mate et reposé ne trahissait aucune fatigue.

Elle jeta la bride de Fuoco à un palefrenier, et se dirigea vers les appartements.

— C’est singulier ! pensait le palefrenier en étrillant le petit cheval noir qui était couvert de sueur et d’écume, chaque fois que notre demoiselle fait sa promenade du matin, Fuoco est dans cet état ; on dirait qu’il vient de faire vingt lieues sans s’arrêter. Si Fuoco n’avait pas sa petite écurie pour lui tout seul, je serais curieux de voir à quelle heure elle part… C’est une fière femme ! Elle n’a besoin de personne pour seller son cheval et lui tenir la bride pendant qu’elle monte !

Tandis que l’honnête palefrenier se livrait ainsi à ses réflexions, Régina avait gagné l’habitation du chef. Mais avant d’arriver à ce dernier, elle s’était trouvée face à face avec Mario.

Depuis quelques jours, Mario avait bien changé : ce n’était plus ce jeune homme robuste, joyeux et insouciant, qui s’en allait indolemment par les chemins, le feutre sur l’oreille, le mousquet sur l’épaule, en sifflant un air des montagnes. Ce n’était plus Mario le chasseur, qui aimait mieux tuer un chevreuil ou des perdrix rouges pour ses cousines que de monter une garde dans les postes avancés, et préférait se battre contre dix hommes à se déranger de son chemin.

Mario maintenant était pâle, sombre, concentré. Il marchait la tête basse, le feutre sur les yeux. Il faisait son service avec une ponctualité qu’on ne lui connaissait pas.

Dès le matin, il partait du fort et ne rentrait que le soir après le soleil couché, évitant avec soin la présence de son père et la rencontre de Régina.

Que faisait-il ainsi toute la journée, pendant que l’on s’inquiétait souvent de son absence à la forteresse ? La Lucrezia l’avait dit à Alma : Mario allait s’asseoir dans cet endroit solitaire de la montagne où il s’était si souvent assis auprès de la jeune fille ; là, le front penché, le regard vague, l’attitude pensive et mélancolique, il repassait dans son souvenir tous ces jours aimés qu’il avait vécu auprès d’Alma, et bien des fois le soleil disparaissait derrière les hauteurs de l’horizon, qu’il n’avait pas encore songé à regagner la forteresse.

Mario avait bien changé depuis quelques jours.

En le voyant ainsi pâle et triste, Régina s’arrêta un moment et se mordit les lèvres de dépit.

Un sourire amer éclaira son visage, et elle le salua à haute voix et avec affectation.

— Bonjour, cousin Mario ! dit-elle en s’inclinant avec un respect exagéré.

Mario fit semblant de ne point voir et de ne point entendre, et passa. Mais Régina lui saisit le bras, et le serrant avec une vigueur nerveuse et fébrile :

— Cousin Mario, bonjour ! répéta-t-elle avec un accent mordant et impératif.

— Ah ! pardon, cousine ! dit Mario en se retournant brusquement et sans chercher à cacher sa contrariété, pardon, mais je ne vous voyais pas !…

— J’estime, cousin Mario, répliqua Régina, que si vous ne voyez pas, c’est qu’il est entre vous et moi un autre visage que vous voyez trop !…

— Que voulez-vous dire ? fit Mario un peu troublé.

— Vraiment ! la fille de notre ami a-t-elle donc emporté avec son cœur et sa raison la sincérité du cousin Mario ?

— Mon Dieu ! cousine, repartit Mario impatienté, que vous importent et mon cœur, et ma raison, et ma sincérité… Je m’étonne que vous preniez tant de souci de moi, Régina, quand cette nuit même vous receviez les hommages empressés de toute la gentilhommerie de Spolette. Ne revenez-vous point d’une de vos excursions habituelles ?

— En effet ! répondit Régina.

— Ce n’est pas le cousin Mario que vous y alliez chercher sans doute ?…

— Non, Mario, vous avez raison ; mais il fut un temps, et je me le rappelle encore, moi, si vous l’avez déjà oublié ; il fut un temps où vous étiez heureux, vous le disiez du moins, de me servir de cavalier et de me protéger au besoin contre les attaques dont j’aurais pu être l’objet… Alors, Mario, vous écoutiez mes confidences, vous paraissiez m’aimer, et moi, qui avais mis en vous toute ma confiance, je ne vous cachais rien des secrets de mon âme. Mario, ce temps est bien loin de nous maintenant.

Ces paroles avaient été dites d’un ton qui émut Mario ; il regarda Régina, et, frappé de l’animation inusitée de son visage, il fit un doux geste de la main et se rapprocha d’elle.

— Vous êtes injuste, Régina, lui dit-il vivement et avec une pitié sincère, je vous aime et vous aimerai toujours comme un frère ; jamais vos secrets ne seront trahis par moi, croyez-le bien ; mais quant à vous protéger, c’est aujourd’hui, Dieu merci ! une superfluité, et vous n’avez besoin de la protection de personne. Vous êtes un homme, Régina, un homme trempé comme l’acier, et plus redoutable, certes, que le plus intrépide bandit de la troupe de mon père.

Régina réprima un vif mouvement de dépit, et conserva encore assez d’empire sur elle-même pour sourire à Mario et le remercier.

Sans s’en douter, ce dernier venait de blesser profondément le cœur de sa cousine. Régina eût, sans contredit, préféré en ce moment le dédain de Mario à cette affection fraternelle qu’il lui offrait, et c’était lui faire une cruelle injure que de lui rappeler la virilité qu’elle avait déployée dans certaine circonstance, à cette heure surtout où elle eût si ardemment désiré être femme aux yeux de son cousin.

Toutefois, elle ne voulut point paraître en concevoir trop d’humiliation ; elle releva hardiment le front sous cette atteinte mortelle, et jetant sur Mario un regard plein d’ardeurs et de colères contenues :

— Soit ! mon cousin, lui dit-elle, voulez-vous faire cause commune avec nos ennemis ? Vous êtes libre ; mais c’est une guerre que vous allumez, et vous ne trouverez pas mauvais que pour cette guerre je cherche un auxiliaire dans mon oncle Andrea Vitelli !…

Et en parlant ainsi, Régina salua ironiquement son cousin, et poursuivit son chemin, laissant ce dernier ne sachant pas trop ce qu’il devait craindre d’une pareille menace…

Cependant Régina se dirigea du côté des appartements du chef, et bientôt après elle entrait chez Andrea.

Andrea était encore au lit, et dans cet état qui tient le milieu entre la veille et le sommeil. Les nécessités impérieuses de son métier le tenaient sur pied une partie de la nuit ; ce n’était que le matin qu’il pouvait se livrer au repos !

Régina s’approcha du lit à petits pas sur la pointe du pied ; quand elle fut arrivée au chevet d’Andrea, elle se baissa doucement et déposa un baiser sur son front.

Il n’en fallait pas davantage pour réveiller Andrea. Il se leva en sursaut, comme un homme qui craint une attaque soudaine, et ouvrit les yeux…

Quand il aperçut Régina à ses côtés, l’expression de méfiance qui s’était répandue sur ses traits disparut tout à coup, et il essaya un sourire.

— Déjà levée ? dit-il alors d’un ton de doux reproche, et en baisant le beau front pur de sa nièce ; tu es bien matinale aujourd’hui, mon enfant ; est-ce qu’il y aurait quelque chose de nouveau au château ?

— Il n’y a rien de nouveau au château, répondit Régina, sinon que je ne dors pas, et que d’ici longtemps je ne pourrai dormir…

— Tu souffres donc, mon enfant ? s’écria Andrea avec l’accent d’une sollicitude paternelle.

— Oui ! mon oncle.

— Et qui te fait souffrir ?… Parle.

— Je n’oserai jamais…

— Doutes-tu de mon cœur, mon enfant, quand je donnerais tout ce que j’ai au monde pour payer ton bonheur ?

— Je ne doute pas de vous, mon oncle, mais Mario…

— Ne me parle point de Mario, interrompit Andrea. Mario n’est plus mon fils.

— Oh ! pardonnez-lui un mouvement d’emportement. C’est Alma, la fille de notre ennemi commun, qui a causé tout le mal.

— En effet, murmura le chef dont le front se couvrit de rides, j’ai commis une grande faute !

— Hélas ! soupira Régina, Mario aime Alma.

— Qu’importe ? il y a entre eux un abîme infranchissable.

— Mais moi, mon oncle ?…

— Eh bien ?

— Moi… j’aime Mario…

Un éclair de joie passa sur le front d’Andrea Vitelli à ces paroles, et il regarda avec enivrement la jeune fille, qui avait caché son visage dans ses deux mains…

— Tu l’aimes ! s’écria-t-il. Tu aimes Mario ! Est-ce possible ? Ah ! le vœu de ma pauvre sœur sera donc réalisé, et je pourrai remplir le plus cher de ses désirs ! Pauvre Régina… tu l’aimes ! et tu n’osais le dire !… Oh ! sois tranquille sur l’avenir, mon enfant, je veux ton bonheur et le sien, et je te le jure, tu l’épouseras.

Et comme Régina l’écoutait avec ravissement sans répondre :

— Pauvre enfant, lui dit-il en lui prenant les mains avec affection, pourquoi pleurer ainsi ? Cet amour sera ma plus douce consolation, comme il était déjà le plus saint espoir de ma vieillesse. Tu aimes Mario : eh bien ! Mario sera à toi.

Régina avait au plus haut degré le talent de la dissimulation, et pendant qu’une joie profonde entrait dans son cœur aux paroles de son oncle, son visage ne trahit aucune émotion, et ses yeux seuls étincelèrent d’un éclat qui jeta un moment sur sa physionomie un reflet étrange.

Puis elle secoua tristement la tête.

— Vous oubliez, dit-elle alors, que Mario ne m’aime pas ! La fille de notre ennemi a laissé ici son influence secrète. Pendant de longues années elle a paralysé votre haine… Avec le temps on oublie bien des serments… Et grâce à sa fille, le vieil Ercole est encore très puissant aujourd’hui.

— Cela est vrai, murmura le chef.

Et Andrea devint pensif.

— Et sans cet inconnu, poursuivit Régina, sans ce Bel Demonio qui semble envoyé par la justice divine pour se charger de votre vengeance, Hercule, le traître, le spoliateur, jouirait encore de tous ses biens. Qui donc arrête votre bras, mon oncle ? Est-ce l’affection que vous éprouvez pour la fille ? Est-ce la crainte que vous inspire le père ?…

Ces paroles, prononcées par toute autre que Régina, auraient soulevé une tempête dans le cœur d’Andrea ; mais Régina était la fille bien-aimée du chef ; il pâlit, et ne répondit pas.

Régina se pencha sur lui au point que son haleine embaumée passait comme une tiède brise de printemps sur son visage.

— Oncle Andrea, dit-elle d’une voix basse et animée, si j’étais à votre place, si j’étais comme vous un homme, un homme de guerre, brave, sans peur, je vous le dis, oncle Andrea, cela ne se passerait pas ainsi !…

— Vraiment ! interrompit le chef en souriant, et comme s’il eût voulu se soustraire à cette influence magnétique qui s’emparait de lui.

Cette haleine suave et virginale, ce corps souple qui se penchait sur sa poitrine, cette voix de femme qui murmurait à son oreille, tout cela contribuait à exercer sur l’esprit d’Andrea une sorte de fascination contre laquelle il se trouvait impuissant à lutter.

Régina le remarqua, et elle voulut consommer sa victoire : elle avança la tête par un mouvement plein de grâce, de telle sorte que ses cheveux doux et soyeux caressèrent le front de son oncle.

Andrea lui jeta le bras autour de la taille et attacha ses regards sur ses yeux noirs et profonds qui le magnétisaient.

— Ah ! si j’avais comme vous une cuirasse et une épée, reprit la jeune fille d’une voix stridente qui allait au cœur, si j’avais l’audace et l’infatigable ardeur du guerrier, je voudrais que cet Hercule maudît, avant de mourir, le jour où sa mère l’a conçu ! Est-ce donc pour une petite fille, oncle Andrea, que vous oubliez si vite les outrages que vous avez subis ? Non, il ne sera pas dit que la vengeance se sera fait attendre, et si vous y renoncez, vous, mon oncle, vous Andrea Vitelli, moi j’irai au comte Hercule, je le poursuivrai avec acharnement, et je ne me reposerai pas tant qu’il restera une pierre de son dernier palais !

Andrea la regardait avec un plaisir mêlé d’admiration. Il oubliait sa main dans les longs flots de sa longue chevelure et murmurait de temps en temps comme malgré lui :

— Beau démon !

— En avant ! en avant ! répondait Régina d’une voix claire et enfantine, pareille à celle qui avait retenti la nuit dans la montagne.

— Cela te ferait donc bien plaisir ? dit enfin Andrea, en se dressant à moitié sur son séant.

— Oui, mon oncle.

— Tu es jalouse, ma pauvre enfant !

— Jalouse de votre honneur, mon bon oncle.

Un éclair jaillit à ces paroles de l’œil du bandit… Il appela Cosimo, et Cosimo entra.

— Or çà, qu’on fourbisse les armes, s’écria-t-il d’une voix de stentor à son second étonné ; que les hommes et les chevaux soient tenus en bon état. Nous reprendrons demain notre ancien métier.

— Enfin ! enfin !… dit Régina en s’échappant avec une joie fauve dans le cœur.

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