Alma fut si épouvantée de l’apparition de Bel Demonio sur les remparts du château, qu’elle résolut dès le lendemain de faire coucher Marina dans sa chambre.
Le jeune cavalier masqué et ses douze écuyers en manteaux blancs ne sortaient plus de son imagination. Et telle est l’influence de l’imagination, que la timide enfant croyait à chaque instant voir quelque spectre se dresser devant elle. Le vieux château d’Ercole avec ses hautes murailles, ses fossés profonds et ses oiseaux de nuit logés dans les meurtrières, lui causait une vague terreur dont elle ne se rendait pas bien compte, mais contre laquelle la formidable garnison du fort ne suffisait pas à la défendre.
Le lendemain soir, Marina, enchantée de cet emménagement, établit donc un petit lit dans un coin de la chambre. Elle était charmée de se trouver en compagnie d’Alma, la seule jeune fille de son âge qui fût dans le fort. Malgré la distance des conditions, elle se sentait attirée vers Alma par ce besoin d’affection naturel aux jeunes filles.
La toilette de nuit achevée, la maîtresse et la soubrette se couchèrent ; mais il va sans dire qu’au lieu de dormir on causa. Marina surtout était intarissable : elle connaissait sur le bout de ses doigts le château et ses environs, elle savait toutes les histoires de la plaine et de la montagne, et c’était pour elle un véritable plaisir que de faire part à sa jeune maîtresse de toutes les observations dont elle avait orné sa mémoire.
Bercée par cette petite voix frêle et douce, Alma commençait à sentir le sommeil peser sur ses paupières fatiguées, lorsqu’un bruit lointain, produit par une trompe de chasse, vint la tirer de ce premier assoupissement.
— Entends-tu ? dit-elle à Marina en se levant à demi et en prêtant l’oreille.
— J’entends parfaitement, mademoiselle, répondit Marina, et je vous avoue que ce cor de chasse à pareille heure me jette dans un grand étonnement. Autrefois il y avait bien dans le pays le vieux chasseur Roland de Montecavallo, un seigneur de grande mine qui chassait comme un démon ; mais le vieux Roland est mort, et d’ailleurs la nuit il n’est pas dans la coutume des veneurs de courre le noir ou la bête de…
— Tais-toi ! tais-toi !… interrompit Alma ; tu m’empêches d’entendre.
Force fut à Marina de se taire et d’écouter comme sa maîtresse.
Le cor sonnait une fanfare plus monotone que brillante, et les sons plaintifs de l’instrument mouraient dans le silence de la nuit, comme la voix d’un amoureux sous la fenêtre de sa maîtresse.
— Ce n’est pas gai, dit Marina.
— Tais-toi ! tais-toi ! répéta Alma en prêtant l’oreille.
Les deux jeunes filles firent de nouveau silence, et cette fois il leur fut facile de s’apercevoir que les sons du cor de chasse se rapprochaient sensiblement.
— Faut-il regarder ?… dit Alma attentive et curieuse.
— Regarder !… s’écria Marina ; mademoiselle n’y songe pas !… Si nous allions voir encore cet affreux Bel Demonio !
Alma était émue et pensive… Le son de ce cor à cette heure de nuit lui donnait de douces rêveries ; d’ailleurs ce n’était pas la première fois que cet air des montagnes frappait ses oreilles. Il lui rappelait de bien doux instants.
Elle rougit dans l’ombre, soupira et se leva timidement.
— Ma foi, dit Marina en l’imitant, j’ai envie de voir aussi.
— Non, reste ! s’écria involontairement Alma, reste ; s’il y a quelque chose, je te le dirai.
Marina appartenait à cette espèce de femmes auxquelles il suffit de défendre une chose pour qu’elles fassent cette chose.
Marina obéit cependant, mais à contrecœur.
Pendant ce temps, Alma avait écarté les rideaux et elle regardait.
Cette fois la nuit était belle et limpide comme le sont presque toujours les nuits italiennes. La lune et les étoiles brillaient sur l’azur du ciel comme de larges paillettes d’or et d’argent sur un manteau de velours. Les brises tièdes des nuits d’été passaient sur la vallée et éveillaient de doux murmures dans les bouquets d’arbres. Le rossignol chantait ses amours. La lune semblait être descendue au sein des marécages, comme en ces temps mythologiques où Phébé, déesse du croissant, descendait du ciel et venait se baigner, suivie de ses nymphes, parmi les claires fontaines, avant de s’en aller seule, par une voie détournée, au plus profond des bois, trouver le pâtre Endymion.
C’était une de ces nuits splendides dont parle Salvator dans ses admirables Canzone, durant lesquelles la Catarina et la blanche Leonora, bercées dans leurs felouques sur le golfe de Naples, éveillaient aux chants de leurs voix les échos sonores du Pausilippe, ou devisaient d’amour avec les cardinaux païens d’Urbain VIII.
La sentinelle elle-même subissait la langoureuse influence de cette belle nuit. Elle avait jeté son mousquet à ses côtés, et dormait étendue sur le gazon du bastion, rêvant sans doute à quelque brune paysanne du Frioul.
La vallée était déserte. D’abord Alma ne distingua aucune silhouette humaine, et elle eut beau prêter l’oreille, elle n’entendit même plus les sons mélancoliques du cor de chasse.
Toutefois, elle ne se laissa pas décourager par ce premier désappointement, et bien lui en prit ; car après quelques minutes d’attente, et sur le bastion même où la sentinelle se livrait aux douceurs du repos, elle vit un homme ramper dans la direction du corps de logis qu’elle habitait.
Cet homme regarda alors autour de lui d’un air inquiet. Puis ne voyant rien sans doute qui pût l’arrêter ou lui faire obstacle, il fit quelques pas en avant, croisa les bras et se mit à inspecter attentivement les abords du vieux château d’Hercule.
La lune éclairait en plein le visage de l’inconnu. Il était à une très faible distance de la fenêtre d’Alma, et la jeune fille curieuse, poussée sans doute par un divin instinct, se pencha avidement pour examiner ses traits.
Tout à coup elle pâlit, se rejeta vivement en arrière, et poussa un cri.
— Ciel ! s’écria Marina en sautant hors du lit, qu’avez-vous, mademoiselle ?
— Rien, rien, dit Alma confuse et embarrassée ; recouche-toi, mon enfant, ce n’est rien…
— Oh ! je veux savoir ce qui a fait peur à mademoiselle…
— Ce n’est rien, te dis-je, rien ; va te remettre au lit, mon enfant, je veux un moment ouvrir la fenêtre… La nuit est belle, j’ai besoin d’air.
Elle fut forcée de prendre Marina par la main, de la reconduire à sa couchette. La petite fille obéit encore, mais elle se promit bien d’y revenir.
Alma revint aussitôt à la fenêtre et l’ouvrit.
Sans doute ce bruit attira l’attention de l’inconnu, car à peine eut-il aperçu Alma à sa fenêtre, qu’à son tour il poussa un cri de joie.
Aussitôt il mesura la profondeur du fossé de la forteresse et se mit en devoir de descendre. La pente était rapide, l’herbe courte et la terre humide.
Il descendit en s’aidant de son poignard, mais arrivé au bout du talus, il trouva un mur d’une vingtaine de pieds dans un tel état de dégradation qu’il menaçait de s’ébouler. L’inconnu risquait de se briser les membres, mais rien ne l’arrêtait. Enfin il toucha le sol sans encombre.
Alma le suivait des yeux avec une anxiété croissante, reportant de temps en temps ses regards sur la sentinelle qui continuait de dormir en rêvant à une foule de paysannes brunes et blondes.
L’inconnu marcha rapidement et entra sans hésiter dans la portion marécageuse du fossé. Il avait de l’eau jusqu’à la ceinture, et ses pieds enfonçaient profondément dans la bourbe ; mais il triompha de cet obstacle comme il avait triomphé des autres, et quand il fut arrivé à la rive opposée, il courut tout joyeux sous les fenêtres de la jeune fille.
— Alma ! s’écria-t-il.
— Mario ! fit-elle avec une émotion impossible à comprimer.
— Ah ! pour le coup, s’écria Marina en sautant de son lit à la fenêtre d’un seul bond, j’ai entendu parler, j’en suis sûre.
Elle se pencha vers le fossé avant qu’Alma eût pu l’en empêcher.
— Un homme ! s’écria-t-elle.
— Oh ! tais-toi, tais-toi ! fit Alma en joignant les mains. Oh ! tais-toi, je t’en supplie ! c’est mon cousin Mario… Oh ! tais-toi ; si la sentinelle s’éveillait, elle le tuerait !
— Soyez tranquille, mademoiselle ! s’écria Marina dont les yeux brillaient comme deux étoiles et en prenant une gravité comique ; du moment que c’est votre cousin Mario… et que vous l’aimez…
— Mais je n’ai pas dit cela, interrompit Alma, rouge et tremblante à la fois. C’est mon cousin, je l’aime… c’est-à-dire que je ne l’aime…
— Ce n’est pas moi qui voudrais faire de la peine à deux personnes qui s’aiment, poursuivit Marina, heureuse du rôle de confidente qu’elle prévoyait devoir jouer ; et si mademoiselle veut me le permettre, je me placerai à la porte, de peur qu’il ne prenne envie à la vieille Mercedès de venir nous épier.
— Non, Marina, non, dit Alma, la porte est fermée, nous n’avons rien à craindre de ce côté ; d’ailleurs, mon cousin va se retirer ; ainsi, regagne ton lit, mon enfant, et laisse-moi l’engager à s’éloigner.
Marina regagna tristement son lit ; au fond de son cœur, elle était heureuse, sans savoir pourquoi.
Un amoureux !… cela fait rêver les jeunes filles !…
Pendant que Marina regagnait son lit, Alma s’était remise à la fenêtre.
— Alma ! Alma ! que je suis heureux de vous voir ! s’écria Mario dès qu’il la vit reparaître ; ah ! depuis votre départ, j’ai été bien triste, si vous saviez !…
— Je suis heureuse aussi, Mario, répondit la jeune fille en rougissant, heureuse de vous revoir, maintenant que nous voilà séparés à jamais. Mais laissez-moi vous dire, mon ami, que vous avez commis, en venant ici, une grave imprudence qui pourrait vous perdre !… Et ce n’est pas pour moi que je parle ainsi, Mario ; que m’importe ce que l’on pensera de moi ? mais pour vous, mon ami ; songez-y, la sentinelle pourrait s’éveiller, et moi, je ne pourrais pas vous sauver !…
— Que vous êtes bonne de songer à moi ! dit Mario.
— Hélas ! répliqua Alma, votre pensée a toujours été dans mon cœur, cousin Mario ; c’est plus que je ne devrais dire ; mais pourquoi mon cœur mentirait-il ? Non ! je vous le dirai, Mario, sans crainte comme sans honte : depuis mon départ, j’ai bien souvent pensé à vous ; mais il faut être prudent, mon ami, et ne point provoquer de nouveaux malheurs…
Mais Mario n’écoutait pas ; il élevait vers Alma ses deux mains suppliantes, et ne prenait aucun souci de la sentinelle et des dangers dont lui parlait la jeune fille.
— Tant que vous étiez dans la montagne, interrompit-il, je n’ai pas su combien je vous aimais : dès que vous fûtes partie, je compris seulement ce qui se passait dans mon cœur, et aujourd’hui je sais que je vous aime, que je ne pourrais vivre sans vous.
— Pourquoi parler ainsi, Mario ? Vous le savez, et je vous l’ai dit, un abîme nous sépare maintenant, et Dieu seul sait quand cet abîme sera comblé. Tenez, ne tentez pas le sort davantage ; je frémis rien qu’à la pensée qu’une catastrophe peut arriver… Mario ! Mario ! éloignez-vous…
— Oui, vous avez raison, reprit Mario, tout est contre nous, et un abîme nous sépare ; vous avez raison, nous ne pourrons jamais être l’un à l’autre… et cependant, Alma, dites-moi donc pourquoi, malgré cette certitude qui est en moi, malgré les obstacles, malgré le sort contraire, dites-moi pourquoi je me sens, à l’heure qu’il est, plein de force et d’espoir !… Oh ! non, Alma, non, Dieu ne peut pas vouloir nous séparer : une puissance plus forte que celle des hommes nous sauvera, et c’est notre amour qui nous en inspirera les moyens !
Alma secoua tristement la tête et jeta un regard inquiet sur le bastion.
La sentinelle dormait toujours.
La pauvre enfant aurait bien voulu demander à Mario des nouvelles de Régina et d’Andrea, mais elle avait peur, et n’osait prolonger l’entretien.
Pendant ce temps, Marina, les yeux ouverts, l’oreille tendue, faisait des efforts inouïs pour entendre ce qu’ils se disaient.
— Eh bien ! Dieu nous entende et exauce nos saintes prières, Mario, reprit Alma après un moment de silence, et je vous le dis, le jour où le ciel bénira notre union sera le plus beau jour de ma vie !… Mais partez, mon ami, ne restez pas un instant de plus dans cette demeure ennemie, et quand vous retournerez à la montagne, dites bien à votre père que je ne l’oublierai jamais ; à Régina, que je l’aimerai toujours…
— Oh ! ne me parlez pas de Régina, répondit Mario. C’est un monstre et non une femme. Jusqu’aujourd’hui j’ai gardé le secret, mais un jour vous saurez tout.
— Que voulez-vous dire ? demanda Alma, pour qui ces paroles étaient une énigme impénétrable.
— Ne m’interrogez pas aujourd’hui, cousine, répliqua Mario. Laissez-moi vous répéter que je vous aime.
— Mario, interrompit Alma, vous avez raison, je ne vous interrogerai point ; j’oublie que chaque instant peut amener une épouvantable catastrophe… Si vous m’aimez, Mario, cher Mario, partez, je vous en conjure !
— Soit ! dit enfin le jeune homme, je veux bien m’éloigner, mais en partant, Alma, mon Alma bien-aimée, laissez-moi du moins emporter un souvenir de vous qui soit comme un gage éternellement vivant de votre amour !
Alma hésita un moment, puis, se penchant doucement à la fenêtre et regardant encore une fois si personne ne veillait, si nul ne pouvait la voir, elle laissa tomber le mouchoir qu’elle tenait à la main.
— Je n’ai pas d’autre souvenir que celui-là, dit-elle avec un sourire qui le combla de bonheur, il a séché bien des larmes ; en vous rappelant ma douleur, il vous dira mon amour !…
— Merci ! merci ! s’écria Mario en le baisant mille fois. Avec ce talisman sur mon cœur, je ne crains rien au monde.
— Partez maintenant ! dit encore Alma.
— Je pars ; mais je reviendrai dans trois jours à pareille heure.
— Jamais !…
— Dans trois jours ! répéta encore Mario en s’éloignant pour ne pas donner à Alma le temps d’exprimer un refus.
Alma le suivit des yeux avec une anxiété profonde.
Il traversa non sans peine le marécage. Arrivé sur l’autre bord, il se retourna et prononça à demi-voix ce doux et mélancolique mot italien :
— Addio !
Il grimpa ensuite à la muraille, rampa sur le talus et gagna le bastion.
Là, il fit encore un signe d’adieu à la jeune fille qui le suivait toujours du regard, et s’enfonça à grands pas dans la vallée.
Alma sentit sa poitrine soulagée d’un poids énorme.
Elle referma la fenêtre en soupirant, et revint s’asseoir triste et pensive à côté de son lit.
— Il est donc parti ? s’écria Marina.
— Oui, répondit Alma.
— Et quand reviendra-t-il ?
— Dans trois jours, peut-être… mais sois discrète, mon enfant, car si l’on savait ce qui s’est passé ce soir, il pourrait en résulter de grands malheurs !
— Oh ! mademoiselle peut être bien tranquille, repartit Marina, j’aimerais mieux qu’on me coupât la langue ! Moi révéler une chose d’amour ! j’aimerais mieux…
— Dors ! dors ! interrompit Alma en se mettant au lit.
Marina dormit peu, et Alma pas beaucoup plus ; elle songeait à Mario, elle songeait aussi aux étranges paroles qu’il avait dites relativement à Régina, et ne comprenait rien à ce mystère.
— Régina un monstre ! pensait-elle.
Elle s’endormit enfin et rêva durant le reste de la nuit au cavalier masqué suivi de ses écuyers mores aux manteaux blancs.
Dans son rêve, le masque du jeune cavalier tombait, et il lui semblait voir le visage de Régina.
Elle poussa un cri et s’éveilla.
— Eh bien ! dit Marina qui n’avait pas la moindre envie de dormir, je gage que mademoiselle rêvait de son cousin !