Le lendemain, le château d’Ercole avait un air de fête inaccoutumé.
Le matin un courrier, arrivé de Spolette avec des lettres du marquis de Santa-Fiore, était venu, sans s’en douter, répandre la joie dans cette maison.
La lettre annonçait au prince Ercole Vitelli que le marquis de Santa-Fiore demandait officiellement la main d’Alma.
Le marquis parlait en outre de fiançailles prochaines, désirant ardemment, disait-il, que son mariage eût lieu le plus prochainement possible.
Suivait un post-scriptum où le marquis donnait au prince des conseils pleins de sollicitude pour sa meute, afin qu’elle fût entretenue en bon état et propre à chasser noir sous très peu de temps.
Cette lettre, on le pense, combla de joie le vieux Ercole ; il y trouvait la réalisation d’une de ses plus chères espérances. Du même coup il rétablissait la fortune de sa maison, et s’assurait une protection puissante contre les attaques de son ennemi.
Dès qu’Alma descendit, il la fit donc venir dans son cabinet :
— Mon enfant, dit-il le sourire sur les lèvres, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer.
— Laquelle, mon père ? demanda Alma étonnée.
— À peine m’êtes-vous rendue, que j’ai pensé à assurer votre bonheur.
— Mon bonheur !…
— Votre avenir, du moins… j’ai songé à un mariage…
— Me marier ! fit Alma en pâlissant.
Puis, faisant un effort sur elle-même pour vaincre sa timidité :
— Me marier ! ajouta-t-elle en remuant doucement la tête ; je crois, mon père, que vous avez bien mal compris ce qui pouvait me rendre heureuse, car jusqu’aujourd’hui jamais cette pensée ne m’est venue…
Le vieil Ercole fronça le sourcil.
— Ainsi, reprit-il sans s’émouvoir, vous repoussez ma proposition, sans même savoir celui que je vous destine pour époux ? Apprendrai-je, au moins, par quel motif vous est dictée cette résolution ?…
— Mais je n’en ai point… balbutia Alma en rougissant.
— Alors, je ne vous comprends pas, poursuivit le vieillard d’un ton sec et bref.
Et comme Alma ne répondait pas, il ajouta :
— Le marquis de Santa-Fiore m’a demandé votre main, et aujourd’hui même je la lui ai accordée.
— Mon père ! mon père ! dit Alma en se laissant tomber à genoux, épargnez-moi !… Je ne connais pas le marquis de Santa-Fiore ; je ne l’ai vu qu’une seule fois, je ne puis l’aimer… Mon père ! mon père ! épargnez-moi !…
Le comte Ercole ne s’attendait pas à cette résistance, et il en conçut un cruel dépit. Un moment pourtant il fut sur le point de prendre son rôle de père au sérieux. De grosses larmes coulaient le long des joues d’Alma. Il se sentit ému ; mais ce ne fut qu’un éclair, et il reprit aussitôt son attitude première.
— Bah ! se dit-il ; après tout, c’est la fille de Lucrezia Mammone…
Et se tournant vers Alma, il reprit, mais cette fois d’un ton qui n’admettait aucune réplique :
— Écoutez, mon enfant, vous n’êtes dans cette demeure que depuis fort peu de jours, et vous ignorez encore nos habitudes et nos allures. Cependant, vous auriez dû remarquer déjà que, lorsque le comte Ercole ordonne, les fronts et les volontés se courbent devant sa parole… Je vous répète donc, Alma, que le marquis de Santa-Fiore m’a fait demander votre main, que je la lui accorde, et que je désire que vous vous apprêtiez à devenir sa femme…
Alma n’eut pas la force de répondre, elle se retira dans sa chambre et fondit en larmes !…
— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Marina en la trouvant en pleurs, qu’a donc mademoiselle ?
— Va, mon enfant, laisse-moi seule, dit Alma.
— Mais puisqu’il viendra dans trois jours, objecta la petite fille qui ne comprenait plus rien à ce qui se passait.
— Hélas ! hélas ! pensa la pauvre Alma, quand il reviendra, qu’aurai-je à lui apprendre ?
Et elle retomba accablée sur une chaise, la tête dans les mains, le cœur plein de tristesse et de larmes !…
Cependant le vieil Ercole ne s’était pas depuis longtemps senti de si joyeuse humeur. Il fit distribuer aux soldats du fort double ration de vin.
Le soir, le fort entier semblait changé en une immense taverne, et de la cave au grenier tout semblait chanter et rire.
Une table somptueuse avait été dressée dans la plus belle salle du château ; le vin généreux des caves d’Ercole pétillait dans les coupes ciselées.
Le vieux comte faisait les honneurs de sa table avec un entrain qu’on ne lui avait jamais vu, et qui semblait le rajeunir.
L’espoir de cette puissante alliance avait un instant éloigné de son cœur la crainte qui l’accablait.
Les officiers de la garnison buvaient beaucoup et riaient fort.
Il y avait des moments où les murailles retentissaient d’un bruit tel que la voûte vibrait comme si elle eût été sur le point de s’écrouler.
Capitan, Pasquale Contarini et Sa gracieuse Seigneurie Tiberio Fanferluizzi n’avaient jamais été plus éblouissants de verve et de toilette.
Capitan avait mis dès le matin sa moustache en papillotes et fourbi sa panoplie de telle sorte qu’un guerrier du poëte chevaleresque Arioste n’eût été qu’un petit soldat de fortune à côté de lui.
Tiberio avait bu, beaucoup bu, trop bu, peut-être… Il récitait des vers dans le goût de Pétrarque, disait-il, et répandait des larmes dans son verre. Les nœuds et les rosettes émaillaient agréablement son pourpoint de velours ; c’étaient l’élégance et la poésie sentimentale noyées dans le vin et passées à l’état de rêve germanique : un sujet pour Hoffman.
Comme l’abbé Voisenon, le signor Pasquale Contarini, ce gentilhomme né entre le surjet et le piqué, ne disait mot de peur de répandre. Mais en revanche, son nez parlait le plus éloquent langage d’ivrogne qu’on puisse imaginer, et lançait dans l’ombre de furieux éclairs que nous ne pouvons mieux comparer qu’à ceux d’un rubis qui s’enflamme au moindre rayon de lumière.
— Oui, messieurs mes hôtes, disait le vieux prince, le château d’Ercole va devenir une joyeuse demeure. Et nous reprendrons, s’il plaît à Dieu, l’autorité légitime que notre rang nous confère sur la province. Nous verrons bien si ces vexations continueront lorsque la maison de Santa-Fiore aura uni ses intérêts à la maison feudataire des Vitelli.
— Messeigneurs ! s’écria tout à coup le sentimental Tiberio Fanferluizzi, je porte un toast à la lune ! Oui, à la lune, déesse des amours !…
En achevant ces mots, l’honorable seigneur Tiberio Fanferluizzi vacilla sur ses jambes, répandit le contenu de son verre sur sa fraise, retomba sur son siège et fondit en larmes.
— Par mes ancêtres ! s’écria Contarini, voilà une bonne plaisanterie !
— Au diable ! dit Capitan, j’aimerais mieux un toast au vaillant Achille ou à Léonidas, l’homme des Thermopyles.
Contarini but un grand coup en signe de satisfaction.
Capitan tordit ses crocs et donna un coup de poing sur la table.
— Au noble marquis de Santa-Fiore ! s’écria le vieux duc en se levant.
Tous les convives imitèrent le geste et répétèrent les paroles du maître.
Les verres s’emplirent et se vidèrent.
Il était alors près de minuit ; les lampes commençaient à lancer des rayons moins vifs et à s’entourer d’une auréole rougeâtre. La vaste salle du festin semblait plus grande encore, car l’ombre qui s’amassait dans les angles dissimulait ses contours et lui prêtait un air de mystère.
Au milieu de cette chambre immense et chargée d’ombre se dressait la table blanche souillée de taches vineuses et jonchée de débris ; autour oscillaient les étranges physionomies des buveurs !…
Les unes, pâles et blêmes comme des spectres, cherchaient en vain à rappeler leur raison qui s’égarait : d’autres, rouges et animées, semaient à profusion les étincelantes folies de l’ivresse.
Les valets fatigués dormaient dans les coins ; on en rencontrait jusque sur les banquettes de l’antichambre.
Les convives qui pouvaient encore parler se faisaient mille confidences joyeuses ou tristes, sérieuses ou gaies, selon la nature de leur ivresse.
Tiberio venait de laisser échapper qu’il n’avait jamais écrit un seul des sonnets qu’il récitait à tout propos.
Pasquale Contarini parlait de ses nobles ancêtres et citait, parmi eux, son grand-père le savetier et son père le tailleur.
Le seigneur Capitan racontait à son voisin comment il avait éprouvé une terrible peur un soir qu’il était seul et que la femme de charge était venue frapper à la porte de sa chambre pour lui demander s’il n’avait point entendu crier au voleur dans la maison.
D’autres racontaient de cruelles vengeances, des combats déloyaux, des perfidies, des crimes… Ô humanité !
Ercole seul gardait ses secrets ; il est des secrets si terribles que l’ivresse elle-même, l’indiscrète ivresse ne les livre point.
D’ailleurs Ercole n’était pas ivre. L’homme qui a commis des actions monstrueuses, des crimes qui dépassent les crimes ordinaires, se tient en garde contre lui-même ; pendant la veille comme pendant le sommeil, à jeun et après boire, il est en faction devant son secret.
Et s’il voulait boire pour oublier, s’il voulait s’enivrer, il ne le pourrait point : l’ivresse, l’oubli, ce terrible breuvage qu’implorait Manfred, fuirait de sa coupe et ne voudrait point franchir le seuil de ses lèvres.
Ercole n’était pas ivre, mais le vin ardent de l’Italie avait échauffé son vieux sang. Il s’entrevoyait un peu de sécurité dans l’avenir, une halte avant la mort dans ce voyage de la vie qu’il avait parcouru à travers les abîmes. Il se sentait par miracle jeune, joyeux et fort. Il se leva et dit :
— Messieurs, je me crois désormais un homme heureux et libre.
— Tête et ventre ! je voudrais bien voir, monseigneur, s’écria Capitan, que quelqu’un osât attenter à votre liberté !
— Diane aux cornes d’argent…, commença Fanferluizzi.
— Le chant des bouteilles est plus doux cent fois que le murmure des ruisseaux…, ajouta Contarini d’une voix glapissante.
— Taisez-vous donc, païens ! reprit Capitan, et laissez parler monseigneur !…
Il se fit un mouvement de silence, et l’on entendit ronfler la plupart des convives.
— Nous verrons bien, reprit le vieillard en s’exaltant, si je serai toujours le jouet de mes ennemis !
— Nous verrons bien ! fit Capitan.
— Qu’il vienne maintenant cet Andrea, qu’il vienne donc dans ce château plein de braves soldats et entouré de fortes murailles ! poursuivit le vieillard.
— À la bonne heure, monseigneur ! dit Capitan, voilà qui est bravement parlé ! Ah ! la bonne plaisanterie ! Comment voulez-vous qu’il ose se montrer, cet Andrea, quand moi, Capitan, vainqueur des Turcs, je suis ici.
— Andrea, Andrea ! dit le prince Hercule, arrivé au paroxysme de l’exaltation et avec l’expression d’une haine sauvage, Andrea !… je te hais et je te défie !
À peine le comte Ercole avait-il achevé ces paroles, que la porte de la salle s’ouvrit avec un bruit formidable, et qu’Andrea Vitelli, l’épée nue à la main, le visage pâle, l’œil étincelant, parut sur le seuil.
— Ercole, dit-il d’une voix sonore et vibrante, tu m’as défié, me voici !
Capitan avait profité de cette occasion pour se laisser choir sous la table.
Les autres convives s’étaient réveillés, et, ils regardaient leur chef avec des yeux atones et stupides.
Ercole, lui, semblait cloué à sa place. La stupeur, l’effroi, l’empêchaient de fuir. Sa langue, glacée dans son palais, ne lui permettait pas d’appeler.
En trois pas Andrea arriva à lui.
— Ercole ! lui dit-il de la même voix éclatante et ferme, nous avons un compte terrible à régler ensemble !… Nous nous reverrons… Tes amis sont lâches comme toi. Tu m’appelais, et tous ceux-là qui devaient te défendre te regardent maintenant ivres ou épouvantés. Ercole, tu ne défieras plus Andrea Vitelli ! Souviens-toi de lui !…
Et en parlant ainsi, Andrea leva son épée avec un geste terrible, et fit au vieillard une croix au milieu du visage.
Ercole poussa un cri affreux.
Tous les convives se levèrent à moitié, l’épée à la main, la bouche entr’ouverte.
Ercole s’affaissa sur ses jambes affaiblies par l’âge, et secouant son visage hideux et sanglant :
— À moi ! à moi ! mes gardes ! cria-t-il, au secours !
— Me voilà ! fit Capitan en sortant de dessous la table.
Capitan avait vu Andrea s’éloigner, et cette circonstance n’avait pas peu contribué à ranimer son courage.
Il courut aux casernes et cria :
— Aux armes !
Malheureusement les soldats, plongés dans le sommeil, s’éveillèrent lentement.
On fit cependant une ronde dans le château en visitant attentivement les fossés.
Mais lorsqu’on arriva au pont-levis, on s’aperçut que la herse était baissée. Le concierge avait pris la fuite.