La blessure d’Ercole n’était pas grave, mais elle devait le défigurer à jamais. Tout l’art des chirurgiens ne pouvait faire disparaître cette croix fatale qui attestait l’impuissance du prince feudataire de la province de Spolette contre un ennemi hors la loi.
Ercole se tordait sur son lit de douleur, poussant des cris de rage, maudissant ceux qui l’entouraient, se maudissant lui-même et appelant à son aide toutes les puissances de l’enfer.
Mercedès le soignait seule. Les maladies du vieux comte étaient les plus redoutables épreuves que l’ange des colères célestes eût jamais infligées à la vieille suivante !…
Dans ces circonstances, Ercole devenait tout à coup dur, cruel, implacable envers sa complice.
— Tu es cause de tous mes malheurs ! disait-il souvent : c’est toi qui m’as excité au crime ! c’est toi que le ciel devrait punir !…
— Hélas ! hélas ! seigneur, répondait-elle, agenouillée au chevet du lit, hélas ! je n’ai fait que vous obéir !
— C’est toi qui as tenu l’oreiller !
— Mais vous avez versé le poison !…
— Tu l’as fait boire, toi !…
— Par terreur ! vous m’auriez tuée si j’avais refusé !…
— Oh ! malheur ! malheur !
Et le vieil Ercole se tordait plein de colère et de rage impuissantes, pendant que la duègne épouvantée priait le ciel de la prendre en pitié.
C’étaient de lugubres scènes, dont la plume ne saurait rendre toute l’horreur. À de certaines heures, le vieux comte et sa complice n’osaient se regarder en face. C’était plus que du remords, c’était comme un avant-goût des tortures affreuses de l’enfer.
Cependant les soldats faisaient bonne garde au dehors.
On avait doublé les postes.
La garde du pont-levis était confiée à l’un des officiers du fort. Sur son ordre seul, la herse devait se lever ou s’abaisser.
Ces précautions militaires alarmaient singulièrement Alma, qui voyait venir avec terreur le jour que Mario avait fixé pour sa seconde visite.
Le troisième jour, elle monta de très bonne heure dans sa chambre.
Marina la suivit. La soubrette n’avait pas sa gaieté ordinaire. Elle parlait peu. Un pli s’était formé sur son joli front de quinze ans.
Marina aussi avait ses motifs d’inquiétude ; mais ils étaient, sans doute, d’une nature particulière, car elle ne jugea pas à propos de les communiquer à sa maîtresse.
Elle s’assit au bord de sa couchette, le menton dans la main, la tête inclinée en avant.
Le jour venait de tomber. Les premières ombres de la nuit descendaient sur la vallée de Narcia, et semblaient la voiler au regard, comme ces gazes à demi transparentes derrière lesquelles les jeunes filles de l’Italie cachent leur radieux et pur visage !
Les rossignols chantaient ; les moucherons formaient encore dans l’air des rondes et des quadrilles fantastiques.
Une cloche lointaine sonnait harmonieusement au fond de la vallée.
Alma s’agenouilla et pria.
— Sainte Vierge, dit-elle, et toi divin Jésus, envoyez dans la vallée quelque bon ange qui guide les pas de Mario, l’égare jusqu’au jour et le ramène au logis ! Moi j’ai peur dans ce manoir plein de soldats.
Alma n’avait pas allumé sa lampe. Assise auprès de sa fenêtre ouverte, elle suivait avec anxiété, le regard errant et inquiet, les dégradations de la lumière et les envahissements de la nuit.
La lune se leva blanche, tremblante à l’horizon, toute pareille à une nymphe qui sort nue et frémissante du cristal des fontaines.
La lune, qui fait divaguer les poëtes, aboyer les chiens et crier les enfants, la lune, confidente des amoureux, apparut mystérieuse entre deux sapins noirs sur le versant d’une montagne.
Pour la première fois de sa vie, Alma maudit cet astre charmant, et invoqua la nuit sans étoiles.
— Ô nuit ! pensait-elle, laisse dans ton écrin, pour cette fois seulement, tes diamants de planètes, tes étoiles d’opale et tous ces précieux joyaux d’or et d’argent dont tu te plais à orner ton front. Mario va venir, et Mario a besoin d’ombre et de mystère !…
Mais la nuit fut inexorable.
Neuf heures venaient de sonner à l’horloge du château, et aussitôt après, il se fit un mouvement sur les remparts. Les chefs de poste envoyaient relever les sentinelles.
Il n’y avait là rien que de très ordinaire ; Alma le savait bien, et pourtant elle ne put se défendre d’un certain sentiment de crainte dont elle ne se rendit pas compte.
Pourquoi le cœur tremble-t-il à de certaines heures de nuit ? D’où viennent les pressentiments qui assiègent la pensée ? Les jeunes filles le savent-elles jamais ?… Elles rêvent ou chantent, pleurent ou rient, comme les oiseaux des bois : tantôt parce que le soleil tombe en pluie d’or à travers les branches des buissons embaumés, tantôt parce que la brise soupire harmonieusement en passant sur la cime des arbres.
Alma était ainsi !…
La peur dénaturait toute chose à ses yeux.
Avant de quitter son poste, la sentinelle échangeait à voix basse quelques mots avec le soldat qui venait la relever.
Ce fait normal lui parut étrange.
Il lui sembla aussi que les sentinelles causaient ensemble bien plus longtemps qu’il ne faut pour échanger le mot d’ordre.
Toutes ces observations, qui ne reposaient en réalité sur rien, l’inquiétèrent au dernier point, et elle se retourna impatiemment vers Marina, qui, contre son habitude, ne babillait point.
— Qu’as-tu donc, Marina ? lui dit-elle, tu ne me parles pas ce soir.
— J’écoute, mademoiselle, répondit la soubrette. Il me semble toujours entendre le cor de chasse dans le lointain.
— Il n’est pas encore l’heure, objecta Alma en tressaillant.
— Neuf heures viennent de sonner : mais je ne sais pourquoi le temps me paraît aujourd’hui d’une longueur insupportable.
— J’ai bien peur, reprit Alma ; depuis le terrible événement de l’autre nuit, tout le monde est sur ses gardes au château.
— Les soldats ont chargé leurs mousquets.
— J’aimerais bien mieux que Mario ne vint pas.
— Et moi aussi, dit Marina en soupirant. Les deux jeunes filles cessèrent de parler. Elles écoutèrent un moment dans le plus morne silence. La vallée était silencieuse. Aucun bruit, aucun signal ne parvint à leurs oreilles.
— Si au moins la sentinelle s’endormait comme l’autre fois ! reprit Alma.
— Oh ! oui, je le voudrais bien ! répondit Marina.
— Mais les ordres doivent être fort sévères depuis trois jours, je le crains.
À la grande surprise des deux jeunes filles, elles achevaient à peine de parler, que la sentinelle du bastion posa son mousquet contre un arbre, et s’étendit sur l’herbe, comme avait fait trois jours auparavant son camarade, qui rêvait aux paysannes du Frioul.
En peu d’instants le soldat parut profondément endormi.
— Dieu a pitié de nous ! dit Alma en joignant les mains par un geste de naïve et douce ferveur.
— Nous sommes sauvées !… s’écria Marina.
Et comme si elle n’avait attendu que cet incident pour parler, elle redevint tout à coup ce qu’elle était trois jours auparavant, c’est-à-dire bavarde, curieuse, intarissable !…
Alma elle-même, toute préoccupée qu’elle était, ne put s’empêcher de le lui faire remarquer.
— Tu es singulière ce soir ! dit-elle avec un pâle sourire ; tout à l’heure tu parlais à peine, et maintenant tu ne t’arrêtes plus !…
— Depuis que ce soldat s’est endormi, répondit Marina avec un peu d’embarras, il me semble que j’ai un grand poids de moins sur la poitrine.
— Tu avais donc des craintes comme moi ?…
— Oh ! oui ; les préparatifs des soldats m’avaient épouvantée ; mais, maintenant, je ne crains plus rien.
— C’est égal, dit Alma en secouant sa jolie tête, je donnerais beaucoup encore pour que Mario ne vînt pas…
— Écoutez ! écoutez ! interrompit tout à coup Marina en se dressant de toute sa hauteur.
Et si Alma avait pu la voir en ce moment, elle eût été frappée de l’altération profonde et subite de ses traits.
Mais Alma n’avait ni le temps ni la pensée de l’observer. Elle venait d’entendre, en effet, le son d’un cor que se renvoyaient les échos sonores de la vallée.
C’était ce même air des montagnes plein de mélancolie et d’originalité agreste qu’affectionnait Mario.
— C’est lui ! dit Alma.
Les deux jeunes filles écoutèrent encore, et la trompe répéta ses fanfares.
— Ô mon Dieu, protégez-le ! murmura Alma.
Elle se mit à genoux et pria.
Marina, agenouillée au bord de sa couchette, priait aussi.
C’était chose étrange et rare à coup sûr que ces deux jeunes filles priant Dieu à l’heure d’un rendez-vous d’amour.
La prière fut ardente, et Marina y mit pour sa part une ferveur qui surprit de nouveau Alma.
Une fanfare plus rapprochée, qui éclata et vibra longtemps dans le silence de la nuit, les avertit que Mario n’était pas loin.
Alma tremblait : comme par un effet de répercussion sympathique, chaque note lui arrachait un soupir ou un gémissement, et des larmes amères coulaient silencieusement le long de ses joues.
Elle avait peur.
La sentinelle était à cent pas, et elle pouvait entendre !… Cependant, quoique les notes du cor eussent fait résonner les échos du voisinage, la sentinelle ne s’éveilla point. Elle ne donna pas le plus léger signe d’attention et ne leva pas même la tête de dessus son oreiller de gazon, comme cela aurait pu arriver.
— Tout va bien ! murmura Marina qui, plus pâle et plus anxieuse qu’Alma, épiait avec avidité la sentinelle endormie.
Et, en effet, tout allait bien, car les dernières notes du cor vibraient encore dans l’air, que Mario parut sur le bastion.
Sa personne élégante, éclairée diagonalement par la lune, se détachait sur le front ombreux du paysage.
Il agita son feutre en l’air et s’avança sur le bord du bastion. C’était le moment critique.
Alma se pencha vivement à la fenêtre et lui fit signe de ne point avancer et de fuir. Mais Mario lui montra en souriant la sentinelle, qui dormait toujours, et secoua la tête.
Puis il fit quelques pas, sans prendre davantage de souci des gestes d’Alma, qui devenaient suppliants, et arriva en un instant sur la pente rapide du talus.
Marina ne disait rien, mais elle se tenait à la fenêtre, immobile et pâle comme la statue de la Terreur.
Ses yeux ne quittèrent point la sentinelle endormie.
— Imprudent ! murmura Alma en voyant que Mario avançait toujours.
En effet, ce dernier venait d’atteindre le mur. Il planta son poignard entre deux pierres, en saisit vigoureusement le manche, et chercha des pieds un appui dans les dégradations de la muraille.
Cette construction était, nous l’avons dit, depuis longtemps dégradée par le temps. Il fallait peu de chose pour provoquer un éboulement.
Mario était donc imprudent de choisir cet endroit pour descendre, et l’événement le lui prouva : car au moment où il posait le pied dans une des excavations du mur, quelques pierres s’en détachèrent et allèrent rouler sur le sol avec grand bruit. Quelques-unes roulèrent même jusque dans l’eau du fossé et s’y engloutirent avec fracas.
— Ciel ! fit Alma en croisant ses deux bras sur son sein, il est perdu !
— Santa Maria ! s’écria Marina.
Mais contre toute attente la sentinelle ne bougea point et resta ensevelie dans son sommeil de plomb.
Mario, un moment suspendu au-dessus du fossé, conserva sa présence d’esprit ; il chercha un nouvel appui, l’éprouva avant de s’y abandonner et descendit enfin sans nouvel encombre.
— Ah ! dit Alma en levant les mains au ciel, il faut que Dieu soit pour lui !…
Cependant Mario traversait le fossé comme la première fois et marchait dans l’eau jusqu’à la ceinture.
Il arriva bientôt sur la berge et s’approcha de la fenêtre.
— Me voici, cousine, dit-il.
Mais Alma n’avait pas eu le temps de répondre, que Marina poussa un cri perçant.
Elle venait de voir la sentinelle se lever brusquement, et non comme eût pu le faire un homme endormi qui se réveille.
— Fuyez ! s’écria-t-elle en se penchant vers Mario.
— Fuyez ! fuyez ! répéta Alma sans comprendre encore la gravité du danger.
Mario ne pouvait voir la sentinelle. Il hésita.
— Mais fuyez donc ! répéta Marina plus pâle qu’une morte.
Mario regarda autour de lui, et cette fois il comprit, à l’angoisse des deux jeunes filles, qu’un danger sérieux le menaçait. Cependant nulle émotion ne se trahit sur son visage ; ce n’était pas la première fois qu’il s’exposait à de semblables dangers, et il savait comment on y fait face.
Il saisit donc son poignard et se jeta rapidement dans le fossé. Mais sa précipitation même lui nuisit. Ses jambes s’embarrassèrent dans les roseaux et les nénufars, et il se trouva subitement arrêté…
— Mon Dieu ! fit la pauvre Alma, il n’avance point !…
Marina était, pour sa part, aussi inquiète et aussi embarrassée que sa maîtresse.
Debout à côté de cette dernière, et sans proférer une seule parole, elle suivait des yeux tous les mouvements de la sentinelle.
Elle la vit se baisser, ramasser son mousquet et le décharger en l’air.
La pauvre Marina tomba à genoux pendant qu’Alma poussait un cri et radiait son visage dans ses mains.
Mario pâlit. Il venait de comprendre qu’il était perdu.
Par un dernier effort, cependant, il atteignit la rive, mais au même instant il vit de tous côtés des soldats accourus au signal, qui le couchaient en joue.
— Rendez-vous ! cria un officier.
Mario réfléchit un moment, et regarda d’un œil calme les mousquets dirigés sur lui.
À la seconde sommation, il jeta son poignard avec un geste plein d’amertume et de dédain.
Les soldats n’en attendaient vraisemblablement pas davantage, car ils se ruèrent aussitôt sur Mario, et se mirent en devoir de l’entraîner.
Toutefois, avant de tomber en leurs mains, ce dernier avait eu le temps de se retourner vers Alma, qui, tremblante, effarée, regardait avec épouvante ce qui allait se passer.
— Ne me plaignez pas trop, dit Mario à voix basse, ne me plaignez pas trop, Alma, car maintenant nous serons au moins l’un près de l’autre !…
Alma demeura longtemps ainsi, plongée dans une muette et affreuse douleur, ne pouvant ni pleurer ni parler : mais quand elle eut vu Mario, entraîné par les soldats d’Ercole, disparaître à ses yeux, quand enfin elle revint à elle, elle passa convulsivement sa main sur son front et aperçut à ses pieds la petite Marina à demi privée de sentiment.
Alma était souverainement bonne, et elle trouva en ce moment assez de force dans son cœur pour oublier sa propre douleur, et ne songer qu’à calmer celle qui paraissait être le partage de la petite soubrette.
Alma chercha à interroger Marina, mais elle ne put en obtenir que des paroles sans suite, et qui n’avaient absolument aucun sens.
Elle se coucha.
Le désespoir et l’inquiétude la tinrent longtemps éveillée ; cependant elle s’endormit enfin d’un sommeil long et agité de rêves horribles.
La nuit, un cauchemar la réveilla.
Elle entendit Marina qui s’agitait dans son lit. L’enfant étouffait des sanglots en mordant ses lèvres.
Alma fit semblant de ne rien entendre, mais cette douleur à la fois si vraie et si excessive la fit longtemps réfléchir.
Une pareille douleur de la part d’une personne étrangère à Mario devait avoir certainement une cause extraordinaire.