La duègne Mercedès ne venait point de Spolette. Elle avait quitté le matin même un magnifique château situé non loin de Narcia, village voisin des montagnes. Ce château, dont nous aurons occasion de parler plus tard, était le dernier des domaines du vieux prince de Monteleone, hérités par Hercule Vitelli. C’est sur le point de la carte figurant ce château qu’Andrea Vitelli avait piqué un stylet en guise d’épingle.
Mercedès était partie le matin de ce domaine. Elle était montée sur une mule et n’avait pour tout bagage qu’un large parasol de couleur sombre destiné à la garantir du soleil.
Un paysan qu’elle avait décidé à prix d’or à venir avec elle pour lui servir de guide l’accompagnait monté sur un âne de très petite espèce. Mais au lieu de marcher en avant ainsi que le font en général les guides, il trottait prudemment à une cinquantaine de pas en arrière et se contentait d’indiquer le chemin en criant de toute sa force :
— Allez tout droit ! – Prenez à droite ! Prenez à gauche !
Ce brave avait nom Cocomero et jouissait d’une considération distinguée au bourg de Narcia, où sa femme Giovane lui avait donné tant et plus d’enfants.
Mais bientôt le chemin frayé devint un sentier qui à son tour se perdit dans l’herbe, les bruyères ou les rochers. On approchait des montagnes, et déjà les premiers mamelons barraient la route aux voyageurs, les tertres devenaient des monticules, les monticules des collines aux flancs abrupts. Tantôt il fallait traverser des eaux torrentielles, tantôt se frayer un chemin à travers les genêts et les sapins. D’autres fois on apercevait, entre deux échappées d’arbres ou de rochers, des gorges d’une effrayante profondeur ou des pans de montagne d’une hauteur immense.
Le prudent Cocomero n’avançait plus qu’avec peine, et quoiqu’il fît une chaleur extrême, ses dents claquaient comme s’il eût gelé à dix degrés.
À chaque incertitude touchant la direction à suivre, Mercedès était obligée d’arrêter sa mule et de crier pour demander une indication.
Alors, elle entendait la voix affaiblie de Cocomero qui répondait en sanglotant :
— Allez à droite !
Ou bien :
— Prenez à gauche !
La frayeur du pauvre diable devint si forte qu’il déclara ne plus savoir le chemin et ne pas vouloir faire un pas de plus. Mercedès s’imagina, pour le forcer à continuer sa route, de lui promettre une copieuse volée de coups à son retour ; mais cette menace ne produisant aucun effet et ne suffisant pas à réveiller le courage du malheureux guide, Mercedès fut obligée de lui promettre dix piastres s’il voulait la conduire jusqu’au premier poste des bandes libres.
Cocomero aimait les piastres. La cupidité fit ce que la crainte des coups de bâton n’avait pu faire. Le guide se décida en rechignant à la conduire jusqu’à un endroit d’où il lui serait facile de gagner seule le poste avancé.
On se remit en route. Mercedès était loin de partager les craintes de son compagnon, quoiqu’elle ne fût pas complétement rassurée sur les suites de son expédition.
Ce n’était pas la première fois qu’elle pénétrait dans ces terribles montagnes. Elle y était venue déjà quatorze ans auparavant redemander à Andrea la fille du comte Hercule. Elle avait offert des trésors ; Andrea, mesurant le désespoir de son ennemi à la grandeur de ses offres, ne s’était point laissé fléchir. Alors Mercedès, comme le Parthe qui tue en fuyant, avait laissé au cœur d’Andrea une erreur qui devait devenir la source de bien des larmes. Penchée sur les deux berceaux, elle avait prodigué ses caresses à la fille de la Lucrezia Mammone, laissant ainsi croire à Andrea que cette enfant qu’on nommait Alma était la fille légitime du comte de Spolette.
Ceci était convenu d’ailleurs avec Hercule, qui aimait passionnément sa fille.
Hercule avait dit :
— S’il ne veut pas me la rendre, qu’elle soit heureuse, au moins, et qu’elle ait la meilleure place dans la maison de mon ennemi…
Ce calcul devait parfaitement réussir.
L’erreur était établie.
Les années s’écoulèrent sans que rien vînt dissiper cette erreur ; Régina fut élevée comme la nièce d’Andrea, tandis qu’Alma, dont elle tenait la place, passa pour la fille de l’ennemi, et ne dut qu’à son âme angélique la neutralité qu’Andrea observa d’abord à son égard.
À la longue, cette bonté charmante et gracieuse de la belle jeune fille avait fait sur le cœur du chef une impression de plus en plus marquée. Il avait fini par l’aimer presque autant que la brillante Régina, qu’il croyait la fille de sa sœur.
La duègne, nous l’avons dit, connaissait déjà les montagnes, mais Cocomero les connaissait aussi, et il savait qu’elles étaient pleines de dangers pour les paysans. Plusieurs hommes de son village, qui s’étaient aventurés dans les Apennins, avaient si bien disparu que leurs femmes n’avaient jamais ouï reparler d’eux. Comme ils n’étaient pas revenus, on les regardait pour morts, sans pouvoir décider qui les avait mis à mal, des brigands ou des loups.
Cocomero n’avait nulle vocation pour ce misérable sort.
Il marchait le plus loin possible de sa cliente et jetait parfois en arrière, vers la douce plaine peuplée d’animaux et de laboureurs, des regards de regret. Mais la plaine finit par disparaître complètement. On était au milieu des gorges tortueuses. Partout la solitude amère étalait ses sauvages magnificences. On ne voyait plus que rochers entassés, abîmes noirs et profonds, hauts sapins, ronces, cailloux, bruyères et torrents. Des oiseaux de proie volaient parfois d’une roche à l’autre et jetaient, dans le silence du désert, leurs cris rauques, pareils aux glapissements des renards et aux miaulements des chats sauvages.
La mule et l’âne semblaient aussi n’avancer qu’à regret ; l’âne, en particulier, faisait entendre de tristes braiments, que l’écho des rochers répétait avec des intonations railleuses, et qui devaient faire dresser l’oreille des loups dans les noires forêts de sapins.
On arriva enfin au sommet d’une petite éminence où Cocomero s’arrêta tout net, en déclarant qu’il ne ferait point un seul pas de plus, quand bien même Mercedès lui donnerait assez d’or pour acheter tout le comté. En conséquence il engagea la duègne à recommander son âme à Dieu, lui dit de suivre tout droit, toujours tout droit, lui souhaita un bon voyage et tourna bride en talonnant furieusement son baudet.
L’animal prit le galop, mais il n’avait pas fait dix pas dans sa direction nouvelle, que six canons de mousquet, qui brillaient comme de l’argent au soleil, s’abaissèrent horizontalement sur une roche qui barrait le chemin et se dirigèrent avec un merveilleux ensemble sur la poitrine du paysan.
L’âne s’arrêta net, et l’infortuné Cocomero, ouvrant la bouche et écartant les bras, resta aussi immobile sur son âne que la femme de Loth, lorsqu’elle fut changée en statue de sel.
Mentalement il demandait secours à son saint patron Francesco, Luigi ou Bartholomeo ; mais les saints de la plaine ne valent rien sur la montagne. Enfin, retrouvant la parole :
— Grâce ! seigneurs bandits ! s’écria-t-il en joignant les mains et en essayant même de se mettre à genoux sur son âne.
Les hommes se levèrent. Ils étaient six, plus un chef. Le chef se nommait Cosimo, il avait à son feutre une plume d’une hauteur extraordinaire, un grand nez et une rapière d’une longueur plus démesurée encore.
— Que vient faire ici cet espion ? dit-il.
— Espion, moi, seigneur ! s’écria Cocomero qui se sentait la corde au cou ; santa Maria ! quelle erreur ! demandez plutôt à cette révérende dame.
Mercedès, au lieu de fuir, s’était approchée : les bandits virent bien à son air calme qu’elle n’était pas venue aux montagnes sans intention.
— Femme, dit Cosimo, que veux-tu ? Et pourquoi es-tu montée jusqu’ici ?
— Je suis venue pour voir ton chef Andrea Vitelli, répondit-elle d’une voix ferme.
— C’est bien, grommela Cosimo ; si c’est une ruse, ma commère, tu n’échapperas pas, car nous te conduirons nous-mêmes !
— Marchons, dit-elle, je vous attends !
— Et moi, seigneur bandit, s’écria Cocomero, et moi, ne me laisserez-vous pas en aller ? Je n’ai plus rien à faire ici, je vous assure ; j’ai rempli une mission, permettez-moi de vous souhaiter un bon voyage, et d’aller en bas prier la madone pour Vos Seigneuries.
— Allons ! descends ! commanda lestement Cosimo en poussant le paysan à bas de son âne.
— Comment, vous me prenez mon âne ? s’écria Cocomero désolé. Mon pauvre âne ! Si vous saviez, seigneur bandit, comme j’aime mon âne !… Ô mon âne ! mon cher âne ! et avec quoi donc vais-je retourner à mon village ?…
Cocomero s’arrachait les cheveux.
Un bandit s’approcha de lui et lui lia tranquillement les poignets. Ce bandit, méchant et farceur, attacha l’autre bout de la corde à la queue de l’âne.
— Grand Dieu ! s’écria le malheureux Cocomero, je vois bien que je suis perdu ! Oh ! laissez-moi ! laissez-moi, seigneurs brigands ! Ah ! ma femme et mes enfants ! Que dira Giovane, ma chère femme ?
— Sois tranquille, répondit un des brigands qui se nommait Torvocchiale ; est-elle gentille, ta femme ?
— Ah ! seigneur, belle comme la madone de Notre-Dame de Marcia !
— Eh bien ! alors tu peux te rassurer, elle ne manquera pas de consolateurs.
Cocomero trouva la plaisanterie pitoyable, mais il n’en dit point son avis au féroce Torvocchiale.
Cependant Cosimo enfourcha imperturbablement l’âne, sans s’inquiéter de l’effet prodigieux que produisaient ses longues jambes, dont l’extrémité touchait presque jusqu’à terre ; puis, éperonnant sa monture, il dit :
— En route !
L’âne se prit à trotter, forçant Cocomero, beaucoup moins bien partagé que Cosimo sous le rapport des jambes, à trotter aussi. Le malheureux se demandait chemin faisant s’il serait jamais Dieu possible que sa chère femme Giovane se laissât consoler par quelque voisin. Son imagination passait alors en revue tous les coqs du village, et finalement il en arrivait à s’avouer qu’il n’y en avait pas un qui le valût, lui, Cocomero, tant au physique qu’au moral.
L’escorte marchait bon train, et en moins de deux heures elle arriva au fort.
Là, notre Cocomero fut détaché de l’âne et poussé à l’écurie, où il devait augmenter le nombre des valets chargés des gros ouvrages du fort, après avoir reçu des bandits, qui se promenaient fièrement dans le préau, une vingtaine de coups de pied au derrière.
Pendant ce temps, Cosimo était allé avertir Andrea de l’arrivée de Mercedès.