IV Le départ

Mercedès fut introduite dans le cabinet des armes d’Andrea Vitelli. Un rayon de soleil traversant cette salle frappait sur des trophées de chasse et de guerre. Le cuivre et le fer étincelaient dans l’ombre et se renvoyaient des reflets sévères.

La duègne trembla en entrant.

Andrea la regarda fixement.

En revoyant, après quatorze ans, cette créature contre laquelle il avait depuis l’enfance de si légitimes sujets de haine, il sentit bouillir son sang, et le rouge lui monta au front.

— Que viens-tu faire ici ? dit-il d’une voix qui fit trembler la duègne.

Les lèvres de Mercedès devinrent blêmes. Elle ressemblait à ces visages étranges qui se découpent sur les fonds noirs de l’école espagnole.

La parole lui manqua.

Elle leva enfin les yeux sur Andrea, ce qu’elle n’avait point encore osé faire, et fut étonnée du peu de changements que le temps avait produits sur sa personne. Il paraissait encore souple et vigoureux comme un jeune homme. On voyait seulement à ses tempes quelques mèches grisonnantes, et son teint s’était recouvert d’un bronze plus foncé.

— Je suis le maître ici ! dit encore Andrea.

— Je le sais, répliqua Mercedès d’une voix altérée.

— Voici la seconde fois que tu viens me défier jusque dans ces montagnes, reprit Andrea.

— C’est vrai, répondit la duègne.

Puis elle ajouta en tremblant :

— Hélas ! seigneur, pardonnez-moi ! je ne viens pas ici de mon plein gré ; j’obéis…

— Eh bien ! dis donc le motif qui t’amène.

— Je viens de la part du prince Hercule de Monteleone.

À ce nom le visage d’Andrea Vitelli devint si menaçant, que Mercedès n’osa point continuer.

Andrea passa la main sur son front.

— Continue ! dit-il.

— Le prince est vieux, reprit Mercedès en hésitant ; il est faible et épuisé. Il ne peut plus porter le poids de ses malheurs… Il vous demande grâce, seigneur Andrea. Ah ! si vous le voyiez maintenant ! c’est un pauvre malheureux, malgré ses titres et sa fortune… Songez à sa femme morte !… Morte, la pauvre femme, morte de chagrin d’avoir perdu sa fille enlevée par vous !

— La Lucrezia Mammone est morte aussi ! dit Andrea d’une voix sourde.

La duègne se tut.

— Parle, dit Andrea, je veux t’entendre jusqu’au bout.

— Le prince a tout perdu par vous, reprit-elle, tout !… jusqu’à son courage… Il sait bien que vous avez une puissance au-dessus de la puissance des hommes… il sait bien que les portes de fer et les murailles de granit ne peuvent point arrêter votre marche. Ne vous a-t-il pas vu, vous et votre fantôme, muet, railleur, appuyé sur votre épée nue, jusque derrière les draperies de son alcôve ?

Andréa se prit à sourire.

— Le prince demande grâce, poursuivit la duègne. Oh ! si vous saviez ! C’est plus de souffrance qu’un homme n’en peut porter !… Ses châteaux incendiés, ses moissons ravagées, l’herbe qui croît dans la cour de son palais, l’insulte qui l’atteint en public, la désertion de ses amis, n’est-ce pas trop, seigneur ?

— Ce n’est pas assez ! dit Andrea froidement.

La duègne couvrit son visage de ses mains, et Andrea reprit :

— Tu ne me dis pas dans quel but tu es venue ?

— Ah ! seigneur ! seigneur ! s’écria Mercedès en joignant les mains, ne refusez pas !… C’est le dernier espoir d’un vieillard ! Il demande que vous lui rendiez sa fille.

— Sa fille !… interrompit Andrea, qui sembla réfléchir.

La duègne crut sa cause perdue, et voulut tenter un dernier effort.

— Il payerait cette faveur au prix de la moitié de ce qui lui reste, dit-elle.

Andrea redressa sa haute taille et secoua la tête avec dédain.

— Je ne veux rien de cet homme ! dit-il.

— Hélas ! fit la duègne devinant un refus.

Mais Andrea l’interrompit.

— Je consens à lui rendre sa fille, prononça-t-il du même ton froid et sévère.

Mercedès faillit tomber à la renverse, tant elle eut d’étonnement et de joie.

— Tu vas lui ramener son enfant, poursuivit Andrea, mais tu lui diras en même temps que tout n’est pas fini entre nous.

La duègne perdit son sourire.

— Entre lui et moi, c’est jusqu’à la mort ! acheva le chef.

La tête pâle de Mercedès s’inclina sous cette nouvelle menace. Elle n’avait rien à répondre ; ses lèvres remuèrent sans produire aucun son.

Andrea s’était levé et avait donné ordre à un serviteur de lui amener Alma.

La jeune fille entra toute joyeuse ; mais elle vit Mercedès, et le visage de cette femme lui inspira un secret effroi.

Andrea tourmentait le manche de son poignard ; il lui en coûtait de dire à la pauvre Alma qu’elle devait abandonner la montagne.

Alma était la joie et la douceur de cette rude maison ; Alma était l’enfant chérie, la suave consolation, la tendresse.

Jusqu’à cette heure, le chef n’avait peut-être jamais su combien il aimait Alma. Mais maintenant il sentait brusquement son cœur : il l’aimait comme la plus aimée des filles.

Mais Régina, son orgueil, sa vraie fille !

Il fallait que Régina fût heureuse.

Et la présence d’Alma pouvait changer ce bonheur en désespoir.

Car Régina aimait Mario, et Mario n’avait plus de regards que pour Alma.

Andrea fit un effort.

— Mon enfant, dit-il d’une voix changée, vous allez nous quitter…

— Vous quitter !… s’écria la jeune fille en pâlissant.

Andrea mit son visage dans sa main ; il ne savait que répondre.

Alma attendait une explication.

Pendant ce temps, Mercedès avait attentivement considéré la jeune fille.

— Ce n’est pas elle ! murmurait-elle ; c’est la fille de la morte !… Comment faire ?…

L’humeur sombre d’Andrea n’était pas de nature à l’encourager. Mais l’idée de ramener au prince Hercule une autre jeune fille que la sienne, lui donna le courage de la nécessité.

Tandis qu’Andrea fuyait les regards interrogateurs d’Alma, Mercedès s’approcha de lui.

— Seigneur, balbutia-t-elle, seigneur Andrea, êtes-vous sûr que ce soit la fille d’Ercole Vitelli ?

Andrea laissa tomber sur elle son œil fixe et froid.

— C’est toi-même qui me l’as dit il y a quatorze ans, répondit-il.

Le mensonge était vieux de quatorze ans : il portait ses fruits.

Mercedès, prise à son propre piège, demeura interdite : sa ruse retombait sur elle-même. Elle se voyait dans l’impossibilité de détromper Andrea, pour l’avoir trop bien trompé autrefois. Il eût été parfaitement inutile de contredire la supercherie par un aveu ; Andrea n’aurait pas manqué de prendre l’aveu pour un nouveau mensonge.

La terreur que lui inspirait Andrea, plus que tout autre motif, l’empêchait de parler.

Il ne lui restait plus qu’à tirer le meilleur parti possible de la situation, en emmenant Alma, puisqu’elle ne pouvait emmener Régina, la fille du prince de Monteleone.

C’était à tout le moins un otage.

Mercedès baissa donc la tête.

Andrea avait repris son attitude méditative et attristée.

La pauvre Alma, pâle et les larmes aux yeux, attendait toujours qu’Andrea lui expliquât cette résolution qui allait changer si brusquement son existence, et la séparer de tout ce qu’elle chérissait au monde.

Le chef releva enfin la tête.

— Mon enfant, répéta-t-il, vous allez nous quitter, il le faut ; vous n’ignorez point d’ailleurs que vous êtes la fille du prince de Monteleone.

— On me l’avait dit, murmura la jeune fille.

— C’est la vérité, ma pauvre enfant !

— Ah ! dit Alma, qui laissa éclater ses sanglots, je n’ai point d’autre père que vous !

Le chef était ému jusqu’au fond du cœur.

— Enfant, murmura-t-il, tu es ma fille, en effet, car j’ai pour toi le cœur d’un père… mais je n’ai pas le droit de vous refuser à votre famille qui vous redemande…

Alma le regarda fixement comme si elle eût compris que c’était là un prétexte.

— Il fallait me rendre il y a quatorze ans, dit-elle tandis que ses pleurs coulaient avec abondance. Je ne me serais pas accoutumée à vivre ici, à vous voir sans cesse… à vous aimer !…

Elle s’arrêta, suffoquée par ses larmes.

Andrea sentit profondément la justesse de ce reproche, et quoique ce fût un homme depuis longtemps endurci contre les faiblesses de toute nature, il ne put combattre l’attendrissement qui le gagnait.

Il prit Alma par la taille et la baisa au front avec une sorte de passion.

— Mon enfant, dit-il en comprimant son émotion, c’est un devoir rigoureux que j’accomplis. Je me souviendrai toujours de vous, nous vous aimerons malgré l’absence, mais il faut partir…

Il s’interrompit.

Les années de l’enfance d’Alma passèrent devant ses yeux qui ne connaissaient plus les larmes ; c’était comme le bienfaisant génie de la joie domestique qu’il éloignait de son toit attristé.

Il le sentait ; pourtant il reprit en affermissant sa voix :

— Alma, avant même l’arrivée de cette femme, votre départ était chose résolue.

Mercedès dressa vivement l’oreille ; c’était un mystère nouveau, mais la duègne ne pouvait connaître ni deviner ce qui était sous les paroles d’Andrea.

Alma brisée ne pouvait plus que pleurer et pleurer encore.

— Au moins, murmura-t-elle, envoyez chercher ma sœur, que je lui fasse mes adieux !

Andrea fit appeler Régina, mais il fut impossible de la trouver.

Afin de laisser Andrea sous l’impression plus vive de ce qu’elle lui avait dit, elle avait, aussitôt son retour, emmené Mario faire une promenade aux environs du fort.

Ce fut pour Alma un surcroît d’affliction : elle aimait Régina comme une sœur.

Malgré ce qui s’était passé dans la matinée, son âme, ignorant la rancune, se serrait à la pensée de partir sans donner le baiser d’adieu à la compagne de sa jeunesse.

— Tous les malheurs m’accablent à la fois ! murmura-t-elle.

Andrea, impatient d’abréger cette scène douloureuse, fit appeler Cosimo et lui dit :

— Tu conduiras ces deux donne sous bonne escorte jusqu’à la plaine.

— Je suis prêt, dit Cosimo.

— Allons, ma fille, reprit le chef, adieu !

Alma prit la main d’Andrea et la baisa en la mouillant de larmes. Puis, rouge et confuse, elle lui dit d’une voix étouffée par les sanglots :

— Vous ferez mes adieux à Régina !…

— Je les ferai, répondit Andrea.

— Et mes adieux aussi à Mario.

Andrea ne répondit point cette fois, il se tourna vers Mercedès.

— Maintenant, prononça-t-il d’un accent qui la fit tressaillir, dis à ton maître qu’il prépare son courage… Cette enfant que j’aimais était son bouclier ; c’est maintenant seulement que la vengeance va commencer !

Mercedès courba en deux sa longue taille et ne répondit point.

— Venez, ma fille, dit-elle en prenant la main d’Alma.

Les pieds de celle-ci semblaient ne pouvoir se détacher du sol.

Mais Mercedès approcha sa bouche de l’oreille d’Alma et lui dit bien doucement :

— Votre père vous attend et vous aime.

Alma tressaillit.

Une fibre inconnue vibra au dedans d’elle-même.

Elle eut presque un sourire.

Elle suivit la duègne, et toutes deux sortirent accompagnées de Cosimo.

Andrea sentit son cœur se briser en voyant Alma s’éloigner ; c’était comme si une portion de lui-même se fût détachée de son être. Il se hâta de fermer la porte afin de cacher sa douleur.

Les hommes de l’escorte attendaient dans le préau.

Un incident grotesque vint mêler le rire à cette scène de larmes.

Le guide de Mercedès, le pauvre Cocomero, apparut soudain monté sur son âne. Cosimo, s’étant imaginé qu’Andrea le comprenait dans le nombre des personnes qui devaient être reconduites jusqu’à la plaine, lui avait restitué son âne et sa liberté.

Cocomero, ivre de joie, se démenait comme un possédé sur son baudet, faisant retentir l’air de cris joyeux.

— E viva la libertà ! s’écriait-il ; on ne dira pas que j’ai vendu mon âne pour boire ! E viva, e viva la libertà ! je vais revoir ma chère femme avant qu’aucun voisin ait pu la consoler ! E viva la libertà ! seigneurs bandits !

L’âne, partageant la joie de son maître, fit entendre un formidable braiment dont résonnèrent en même temps tous les échos de la forteresse.

Mercedès monta sur sa mule et prit Alma en croupe.

L’escorte, composée de six hommes et de Cosimo, jeta le mousquet sur l’épaule gauche et se mit en route.

On traversa le camp. Alma pleurait toujours.

Les gens de la montagne n’eurent pas plutôt appris qu’Alma allait les quitter, que ce fut dans tout le camp un concert de plaintes et de lamentations. Les femmes, les vieillards et les enfants l’accompagnèrent jusqu’à l’extrémité du plateau. Les uns baisaient ses mains, les autres le bas de sa robe, d’autres même ses charmants petits pieds. Sans l’escorte, ces bonnes gens eussent mis la duègne en pièces et ramené Alma en triomphe.

En arrivant au bout du plateau, ils firent entendre un long adieu mêlé de larmes. Ils suivirent ensuite la jeune fille des yeux dans les détours de la montagne, agitant leurs mouchoirs, leurs bonnets et leurs bâtons, jusqu’à ce qu’ils l’eussent perdue de vue.

L’affection de ces pauvres gens fut un soulagement à la douleur d’Alma. Ses pleurs cessèrent de couler ; les yeux fixes, la bouche entr’ouverte, elle se laissa aller aux balancements de la mule, n’ayant plus en quelque sorte conscience de ce qu’elle ressentait.

Comme elle se donnait ainsi à l’inerte rêverie des cœurs lassés de souffrir, ses yeux furent frappés tout à coup par une apparition lointaine, une sorte de rêve, une silhouette bizarre qui courait et sautait sur les dents du roc et se découpait en noir sur l’azur brillant du ciel de la montagne.

Alma regarda mieux et reconnut ce personnage étrange qu’elle appelait comme tout le monde la femme noire.

La femme noire semblait suivre avec soin la marche de l’escorte. Son attitude n’avait plus ce vague et cette indécision qui la caractérisaient le matin auprès de la fontaine. Elle prenait évidemment un intérêt direct à la marche de l’escorte, puisqu’elle la suivait en se maintenant toujours à la même distance, malgré les difficultés du terrain abrupt et coupé par les torrents.

Plusieurs fois Alma, qui, pour se reposer un moment du trot fatigant de la mule, avait mis pied à terre, crut voir la femme noire se pencher vers les traces empreintes dans le sable.

Cette particularité n’échappa point aux gens du plateau, qui rentrèrent en disant :

— Que lui veut la sorcière ?… Hélas ! hélas ! nous ne serons plus là pour la protéger contre le mal !

. . . . . . . . . . .

Deux heures après le départ d’Alma, Andrea était encore dans son cabinet des armes ; ses deux coudes s’appuyaient sur la table et sa tête était entre ses mains.

Il songeait à l’enfant qui n’était plus là… Et son esprit, remontant la pente de ses souvenirs, retrouvait d’autres douleurs plus anciennes et plus vives…

— Pauvre Lucrezia !… morte à vingt ans !… disait-il avec amertume.

Et sa tête s’appuyait péniblement sur ses deux mains.

La porte du cabinet s’ouvrit sans bruit.

Régina, légère comme un oiseau, entra sur la pointe des pieds.

Le chef ne la voyait pas.

Elle n’osa pas le tirer de sa rêverie.

Une seconde fois la porte s’ouvrit, mais violemment, à ce coup, et toute grande.

Mario parut sur le seuil.

Il était pâle et s’appuyait au canon brillant de sa carabine de chasse.

Ses doigts crispés semblaient vouloir entrer dans l’acier.

— Mon père, prononça-t-il d’une voix stridente et pénible, est-il vrai qu’Alma ne soit plus parmi nous ?…

— C’est vrai ! répliqua Andrea.

Régina, qui s’était glissée derrière un trophée dont l’ombre la cachait, eut un sourire étrange.

— Elle a quitté la montagne ! reprit Mario dont les lèvres tremblaient. Et cela par votre ordre ?

— Par mon ordre, répéta le chef en relevant son front hautain.

La crosse de la carabine de Mario heurta violemment le sol, et les trophées rendirent un son métallique. Les prunelles du jeune homme brûlaient.

— Par le nom de Dieu ! dit-il, si vous n’étiez pas mon père…

— Eh bien ?… fit Andréa.

L’écume vint à la bouche de Mario, qui, dans sa rage folle, ferma le poing d’un air menaçant.

Andrea Vitelli arma un des riches pistolets qui dormaient toujours sur sa table.

Mario souleva sa carabine. Cela ne dépassait pas ce qui était possible dans les mœurs sauvages de la montagne. Régina regardait curieusement. Son cœur ne battait pas.

— Va-t’en ! dit Andrea, qui brisa son pistolet contre les carreaux de marbre.

Mario laissa retomber son arme et sortit en faisant un geste de menace.

Régina, tapie dans un coin chargé d’ombre, fronça le sourcil et se dit :

— Comme il l’aimait !

Puis le sourire revint à sa lèvre pâlie :

— Je suis belle aussi, pensa-t-elle ; maintenant qu’elle est partie, il m’aimera !

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