V BELGRAVE-SQUARE

Derrière les nobles jardins du palais de Buckingham, loin, bien loin de ces quartiers populeux où le commerce entasse ses servantes faméliques, s’étend un square vaste et régulièrement dessiné, dont le parc intérieur n’affecte point cette forme ronde ou ovale qui jure si étrangement dans tout le reste de Londres avec les enclos de maisons tirés au cordeau quadrangulaire. Les constructions qui environnent ce beau tapis de verdure sont autant de palais. C’est là que les princes étrangers, venant visiter Londres, plantent leur tente, et l’un de ces fiers édifices eut dernièrement pour habitant le descendant de saint Louis. Cette place a nom Belgrave-Square.

Don José-Maria Tellès de Alarcaon, marquis de Rio-Santo, occupait de tous ces palais le plus grand et le plus brillant. Le luxe de cette aristocratique demeure était devenu proverbial ; les plus somptueuses habitations du West-End lui cédaient le pas, et il fallait que la noblesse anglaise, si riche et si vaniteuse, si passionnée pour ce renom que donne dans le Royaume-Uni l’exagération d’un luxe poussé jusqu’à la folie, courbât le front devant le faste babylonien étalé par un étranger.

C’était là que le marquis de Rio-Santo recevait tout ce que Londres renfermait d’éminent en quelque genre que ce fût. Les hauts fonctionnaires de l’État ne dédaignaient point de le visiter et nul n’ignorait qu’il entretenait un commerce fort suivi avec les ambassadeurs des grandes puissances. Ceci ne contribuait pas peu à enraciner l’opinion que sa présence à Londres avait un but politique.

Il était huit heures du soir environ. Aucune lumière ne brillait dans les trois grands salons de l’Irish-House (c’était le nom que Rio-Santo avait donné, on ne savait pourquoi, à son palais). La porte d’entrée, au seuil de laquelle se tenaient d’ordinaire deux huissiers en grande livrée, était close. Le maître n’était point à la maison.

Dans l’un des appartements situés sur le derrière et qu’éclairait doucement une lampe recouverte d’un globe de verre dépoli, un jeune homme était assis ou plutôt demi-couché sur le velours bleu d’une ottomane et jouait avec les longues soies d’un magnifique chien de race. Au milieu de la chambre se tenait debout l’aveugle Tyrrel.

– Comment trouvez-vous Lovely, sir Edmund ? demanda le jeune homme.

Lovely était le nom du chien de race.

– Je trouve la question impertinente, signor Angelo Bembo, répondit l’aveugle ; ne connaissez-vous pas mon infirmité ?

– C’est juste, sir Edmund, c’est juste, murmura Bembo, dont l’insoucieux et beau visage exprima une nuance de raillerie ; votre infirmité est connue. C’est la plus belle plume de votre aile, et je suis sûr que vous ne la troqueriez pas contre mille livres sterling de revenu.

– Si fait ! dit sèchement Tyrrel.

– En vérité ? Au fait, il vous resterait la ressource de vous faire sourd. À bas, Lovely ! Du diable si cette fille que vous avez déterrée je ne sais où n’est pas la plus belle créature qu’on puisse voir, sir Edmund !

– Vous trouvez, signore ?

– Ne froncez pas le sourcil… je n’ai sur elle aucune prétention. Du moment qu’elle a quelque rapport avec vous, elle devient pour moi aussi vénérable qu’une centenaire. Je vous estime fort tous, tant que vous êtes, mais je ne vous aime pas.

– C’est pour nous un grand malheur, signore.

– Je ne vous aime pas, et sans don José, pour qui je me ferais tuer mille fois, il y aurait longtemps que j’aurais envoyé votre association à tous les diables !

– Ce serait pour nous une grande perte, signore, dit encore Tyrrel avec froideur.

– Grande ou non, il en serait ainsi, monsieur. Il y a, parmi vous, une douzaine de figures qui m’agacent les nerfs : la vôtre d’abord, sir Edmund. Ne vous fâchez plus, je vous supplie. Ensuite, celle de ce docteur Moore qui a l’air d’un vampire, sur mon honneur ! Ensuite celle de ce froid fanfaron de major Borougham. Un véritable anglais, celui-là ! Enfin, pour ne pas faire la liste trop longue, celle du prétendu docteur Muller, tont ché futrais foir le tiplôme, tarteifle !

 Il faut le lui demander, signore ; on dit qu’il coupe la balle d’un pistolet à vingt pas, sur la lame d’un rasoir.

– C’est adroit. Pour en revenir, je ne vaux pas mieux que vous, peut-être, et c’est une chose terrible à se dire ! Mais au moins je passe mon temps à m’étourdir, et puis, je ne suis pas un homme, moi…

– Signore, interrompit Tyrrel, je pouvais penser cela, mais non pas le dire.

– Vengez-vous, sir Edmund, je vous en ai donné sujet. Je suis, pour continuer ma pensée, un pauvre esclave ; je me suis donné sans réserve…

– On m’avait dit vendu, signore.

Angelo se leva brusquement et repoussa Lovely du pied.

– Vendu ! s’écria-t-il. Ah ! c’est que vous me toisez à votre aune, messieurs ! c’est que vous ne voyez en don José, mon ami, mon maître, je l’avoue avec orgueil, vous ne voyez en lui que le côté qu’il vous montre, à vous, instruments de ses desseins. Si vous saviez…

– Quoi ? demanda Tyrrel en s’approchant avidement.

Angelo se mordit la lèvre jusqu’au sang.

– À bas, Lovely ! grommela-t-il en rougissant ; maître Tyrrel ou sir Edmund, ne me regardez pas ainsi ; vous ne verrez rien puisque vous êtes aveugle !

– Le marquis a donc des desseins que nous ne connaissons pas ? prononça sourdement l’aveugle.

– Ai-je dit cela ? Don José m’aime, mais je ne suis pas son confident. Tout ce que je sais, c’est que son cœur est grand, son intelligence forte et sa volonté indomptable. La réunion de ces trois choses s’appelle le génie, sir Edmund, et, avec du génie, on ne se borne pas à pêcher en eau trouble comme vous, quoiqu’on doive reconnaître que vous mettez la main sur de jolis poissons parfois. Comment se nomme cette belle fille, s’il vous plaît ?

– Susannah, signore.

– Et qu’en comptez-vous faire ?

– C’est une question.

L’aveugle se prit à parcourir la chambre de long en large et parut bientôt absorbé dans ses réflexions. Le cavalier Angelo Bembo le suivait d’un regard inquiet.

– Qu’avais-je besoin de parler à cet homme ! murmura-t-il enfin ; un mot de plus, et je trahissais un secret qui n’est pas le mien… un secret que j’ai deviné par hasard et que ma pauvre cervelle est trop étroite pour contenir !

Angelo pouvait avoir vingt-deux ans. C’était un de ces beaux enfants au profil grec, que les peintres d’Italie allaient chercher jadis au-delà des mers, dans les îles méditerranéennes, pour les jeter sur la toile avec des noms de dieux ou de héros mythologiques. Il y avait dans le regard de ses grands yeux noirs, perçants et doux à la fois, une vive intelligence et l’annonce d’un téméraire courage ; mais l’ensemble de ses traits, quelque parfait qu’il fût dans son harmonie, laissait percer une sorte d’irritabilité féminine et aussi de capricieuse faiblesse, mêlée à l’insouciance d’un enfant. Angelo devait être dans un bal un charmant cavalier, sur le terrain un fougueux adversaire ; mais là où il fallait montrer de la force d’âme, de la prudence et de la longanimité virile, Angelo devait perdre son avantage.

Il était natif de Malte, où ses pères, Vénitiens d’origine, avaient tenu un fort grand état autrefois. La conquête anglaise avait ruiné sa famille, et Angelo, privé de ses parents presque au sortir de l’enfance, s’était trouvé jeté dans la vie sans fortune et sans appui.

À Paris comme à Londres, Rio-Santo avait d’innombrables et mystérieuses relations dont les rameaux divers s’étendaient bien au delà des frontières de France. Il serait prématuré de donner actuellement au lecteur la clé de ces gigantesques manœuvres, combinées depuis si longtemps et gardant toujours depuis lors dans leurs divers rouages le jeu et l’activité du premier essai. Trop de bizarres événements nous séparent des péripéties finales, pour qu’il nous soit permis de risquer déjà une indiscrétion, si petite qu’elle pût être.

Le jeune Italien fut présenté à Rio-Santo, qui se prit pour lui d’un intérêt subit en écoutant le récit des persécutions qu’avait subies sa famille de la part de l’Angleterre. Angelo resta, désormais, auprès du marquis et le suivit lorsque ce dernier passa à Londres. Là, ils se séparèrent en apparence. Angelo reprit pour le monde sa qualité de jeune gentilhomme italien et sa position indépendante. Mais il avait toujours ses entrées privées au palais de Belgrave-Square, Rio-Santo l’aimait véritablement, et Angelo répondait à cette amitié par un dévouement sans limites.

Tyrrel continuait de se promener. Angelo jouait avec Lovely. Tout à coup le beau chien se dressa sur ses quatre pattes et poussa un hurlement joyeux. Rio-Santo entra, suivi du docteur Moore.

Il était pâle et semblait rendu de fatigue.

– Bien, Lovely, bien ! dit-il en repoussant le chien qui, peu habitué à ce traitement, se réfugia, triste, au pied de l’ottomane. Bonsoir, Ange.

Il serra la main de Bembo et l’attira tout contre lui.

– Allez prendre l’argent qui se trouve dans ma voiture, dit-il à voix basse ; il y a dix mille livres sterling. Cela vient de la maison de Cornhill. Vous les porterez dans ma caisse.

Angelo sortit.

– Qu’y a-t-il, sir Edmund ? demanda le marquis ensuite ; docteur, je vous prie de m’excuser ; veuillez vous asseoir : je suis à vous.

– Je viens savoir, répondit l’aveugle, si mon invention a été suivie de succès.

– Vous êtes un homme habile, sir Edmund, répliqua froidement Rio-Santo. Tout a réussi, et vous avez gagné aujourd’hui cent guinées que mon trésorier tient à votre disposition.

– Ce n’est pas tout, milord. J’avais à vous parler de cette jeune juive, Susannah.

– Susannah, interrompit le marquis, mais cette fois avec douceur et comme si ce nom eût chatouillé agréablement son oreille.

L’aveugle ne put retenir un sourire qu’il fit disparaître bientôt, comme s’il eût deviné le hautain regard que lui lança Rio-Santo.

– Parlez, reprit ce dernier en se jetant avec fatigue sur l’ottomane.

Tyrrel demeura debout et poursuivit :

– Cette jeune fille, milord, est belle, comme vous l’avez pu voir, et admirablement propre à soutenir le rôle qui lui sera confié. Mais elle aime, et je crains…

– Qui aime-t-elle ? interrompit vivement le marquis.

– Ce fou de Brian de Lancester, répondit Tyrrel.

– Brian ! c’est un de nos instruments, murmura le marquis, trop bas pour que Tyrrel pût l’entendre, et parmi ces défauts que milords et miladies laissent en héritage à leurs enfants, il a gardé du moins un noble cœur. Je suis content qu’elle aime Brian de Lancester, sir Edmund. C’est une adorable enfant !

– Adorable à coup sûr, milord, puisque Votre Seigneurie le juge ainsi ; mais elle ne ressemble point aux autres femmes. La crainte n’a sur elle aucun empire, et j’ai peur que quelques indiscrétions…

– Elle l’aime donc bien ?

– D’un amour ardent, milord. Je dirais d’un amour sublime, si je ne détestais les grands mots que les poètes ont rendu ridicules.

– Vous êtes sévère, sir Edmund, et ce Brian est bien heureux !

L’aveugle réprima un sourire ; Rio-Santo reprit après quelques secondes de silence :

– Le moment approche, où tous ceux qui m’auront servi seront récompensés au delà de leur espoir et à l’abri de toute inquiétude. Veillez sur Susannah, mais ne la séparez point de Brian. Cette jeune fille a su m’intéresser, sir Edmund, ne l’oubliez pas et agissez en conséquence.

Il cessa de parler. L’aveugle s’inclina profondément et sortit. Rio-Santo resta seul avec le docteur Moore.

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