VI DIPLOMATIE

Après le départ de l’aveugle, le marquis demeura un instant pensif. Son beau visage, pâli par la fatigue, avait une expression attendrie. Deux ou trois fois il murmura le nom de Susannah, comme si ce nom eût fait vibrer au dedans de lui une corde aimée.

– Ce sont ses yeux, murmura-t-il enfin, mais plus fiers ! c’est son front, mais plus large ; c’est toute sa beauté, mais plus hautaine et plus forte. Je voudrais la faire heureuse en souvenir de mon bonheur passé…

Il appela d’un geste le docteur Moore, qui s’était tenu à l’écart pendant son entretien avec Tyrrel.

– Comment avez-vous trouvé miss Trevor ? demanda Rio-Santo ?

– Mal, milord, au plus mal ! répondit M. Moore en secouant gravement la tête. L’origine toute morale de sa souffrance rend le traitement difficile, pour ne pas dire impossible. Je ne saurais à cela qu’un remède.

– Lequel ?

– Le bonheur.

Rio-Santo baissa la tête. Un nuage de tristesse passa sur son front.

– Docteur, dit-il après un silence, ce mariage est une nécessité.

– Incontestablement, milord.

– N’y a-t-il plus d’espoir ?

– Milord, avant-hier j’ai fait l’essai d’un remède qui pouvait être souverain.

– Quel remède ?

– J’ai voulu empoisonner l’Honorable Frank Perceval, répondit le docteur avec un incroyable sang-froid.

Rio-Santo bondit sur son siège, et son front pâle se couvrit d’une épaisse rougeur.

– Vous avez voulu ?… commença-t-il avec violence.

– Empoisonner Frank Perceval, milord, acheva Moore sans s’émouvoir.

Rio-Santo s’était levé. Son œil lança un éclair d’indignation, puis se fixa, lourd et sévère, sur le visage du docteur.

– Je vous avais donné une mission de confiance, dit-il d’un ton de maître ; je vous avais chargé de secourir Frank Perceval, dont j’avais épargné la vie, vous le savez, volontairement. Au lieu de le secourir, vous avez voulu l’assassiner, sans songer qu’un pareil acte, à part même son inexcusable infamie, pouvait jeter sur moi des soupçons odieux. C’est là un coup hardi, monsieur, et dont je pourrais vous faire repentir.

– Je savais qu’il était votre rival, milord, et je voulais…

– Les gens qui me servent n’ont plus de volonté, monsieur.

– Eh ! milord ! s’écria le docteur, vous êtes puissant, nous le savons ; mais je suis lord de la nuit, tout comme Votre Seigneurie.

– Tout comme moi ! répéta le marquis avec un suprême dédain.

– Pardon, milord : tout comme vous.

Le docteur redressa lentement sa raide taille et rassembla tout son sang-froid pour relever les yeux sur Rio-Santo.

– Milord, reprit-il, nous avons mis en vous une confiance illimitée. Nos règlements ne vous lient pas ; vous avez des droits, et vous n’avez pas de devoirs. Mais vous l’avez dit tout à l’heure : « Ce mariage est une nécessité. » Or, ce mariage vous échappe, entendez-vous, et je ne connais point dans Londres, à l’heure qu’il est, d’autres pairs d’Angleterre privés d’héritiers mâles et ne possédant qu’une fille.

Le marquis ne répondit pas tout de suite. Il fit un ou deux tours de chambre et revint se placer devant Moore.

– Si vous aviez réussi à empoisonner Perceval, dit-il, je vous jure sur l’honneur que je vous aurais fait pendre.

Moore tressaillit si visiblement, qu’il eût été manifeste pour tout observateur que la menace n’était pas une vaine rodomontade. Rio-Santo se jeta nonchalamment sur l’ottomane.

– Mais vous n’avez pas réussi, reprit-il ; je vous fais grâce.

La pendule sonna huit heures en ce moment. Le marquis continua :

– Je n’ai plus que cinq minutes à vous accorder, monsieur, et vous n’avez pas répondu à ma question.

Moore eut un moment d’hésitation. Lui aussi, dans sa sphère, était un homme hautain et fort. Ce rôle de vassalité passive qui lui était imposé sans ménagement, révoltait tous ses instincts d’orgueil, mais il était retenu, faut-il croire, par un lien bien étroit et bien puissant, car il s’inclina respectueusement et répondit :

– Une ressource nous reste, milord. Elle est précaire, je dois le dire ; et qui sait d’ailleurs si elle ne soulèvera point quelqu’une des répugnances généreuses qui peuvent nous étonner parfois, mais que nous n’avons pas le droit de combattre ?

– Expliquez-vous ! dit Rio-Santo.

– Toute maladie a son antidote, milord ; la nature est complète : la science seule est insuffisante et bornée. Il faut expérimenter. Or, expérimenter sur miss Trevor…

– Gardez-vous-en bien ! s’écria vivement le marquis.

– Je suis heureux de voir que vous devancez ma pensée, milord : reste à expérimenter sur autrui. Mais ici, ce n’est point un cadavre coupé par morceaux qui pourrait éclairer mon ignorance. Il faut que j’interroge la vie ; il faut que, sur une jeune fille de l’âge de miss Mary, je provoque artificiellement des phénomènes semblables à ceux qui constituent les symptômes de sa maladie…

– Mais c’est affreux, monsieur ! dit le marquis avec dégoût.

– Oui, milord… ces symptômes évoqués, il faut que je les combatte, en tâtonnant, à l’aveugle…

– Mais ce peut être encore un assassinat !

– Oui, milord : il y a dix chances contre une que la jeune fille dont je vous parle périra.

– Dans d’affreuses tortures ! après un long supplice !

– Oui, milord.

– Ne pouvez-vous trouver un autre moyen, monsieur ? dit Rio-Santo avec agitation.

– Si Votre Seigneurie le désire, je chercherai ; mais le temps presse, et chaque heure de retard aggrave la position de miss Trevor.

Rio-Santo passa la main sur son front, où il y avait de grosses gouttes de sueur.

– Votre Seigneurie n’avait à me donner que cinq minutes, dit le docteur Moore ; les cinq minutes sont écoulées.

– Sauvez Mary ! prononça Rio-Santo d’une voix à peine intelligible.

Le docteur se dirigea vers la porte.

– Écoutez ! reprit le marquis ; c’est pour de l’or que vous faites cela, monsieur ?

– Nous sommes à Londres, répondit Moore avec un demi-sourire ; et je suis Anglais.

Cette sanglante satire de tout un peuple alluma dans l’œil de Rio-Santo un de ces éclairs d’indignation qui donnaient à son visage la puissance et la majesté du masque de Jupiter Tonnant.

– Ville de boue ! nation infâme ! murmura-t-il. Eh bien ! monsieur, si vous voulez gagner beaucoup… gagner une fortune, sauvez Mary en épargnant cette jeune fille.

Le docteur regarda Rio-Santo comme s’il ne l’eût jamais vu jusque-là.

– Je tâcherai, milord, dit-il en sortant.

Rio-Santo tira le cordon de soie d’une sonnette. Un domestique souleva une portière faisant face à la porte qui avait donné issue au docteur Moore.

– Quelqu’un attend-il, Toby ? demanda Rio-Santo.

– Un gentleman enveloppé d’un manteau, milord. Il est entré par la porte de derrière.

– Introduisez ce gentleman.

La portière se souleva brusquement, et un homme de grande taille, dont le visage était en partie caché par les fourrures d’un vaste manteau, entra dans la chambre d’un pas lourd et en faisant sonner sur le tapis les éperons de ses bottes molles, admirablement vernies.

– Comment est la santé de Votre Grâce ? demanda Rio-Santo en dessinant un salut de cour.

– Bien, bien, milord, répondit le nouveau venu, qui se débarrassa de son manteau et découvrit une figure osseuse, aux pommettes saillantes outre mesure, à la mâchoire chevaline, au front orné d’une épaisse forêt de cheveux.

Sa Grâce était un Tartare. Un prince Tartare, ma foi ! Dimitri Nicolaewitsch, prince Tolstoï, ambassadeur du czar Nicolas auprès de Sa Majesté Britannique Guillaume IV. Et, quand on savait que c’était un prince, on était tenté vraiment de trouver de la noblesse dans sa brusquerie, qui ressemblait un peu pourtant à de la brutalité ; quand on l’entendait nommer milord ambassadeur, on se sentait prêt à découvrir toutes sortes de choses fines, spirituelles, diplomatiques, dans le regard clignotant de ses petits yeux gris, qui étaient en observation, les matois, derrière la haie touffue de deux gros sourcils crépus.

Par le fait, le prince Dimitri Tolstoï était un tartare de mérite, soit dit sans raillerie aucune. Il avait su prendre, à Londres, une position de premier ordre, et y tenait pour ainsi dire la présidence effective du corps diplomatique. Il se laissa tomber sur l’ottomane à côté de Rio-Santo.

– Marquis, dit-il, tout cela traîne en longueur, et l’empereur, mon maître, s’impatiente.

– C’est une chose fâcheuse, milord, répondit Rio-Santo doucement.

Le prince réprima un geste d’impatience.

– Vous semblez prendre bien philosophiquement le mécontentement du czar, monsieur, dit-il. Quand Sa Majesté Impériale entre en courroux contre un de ses agents, il faut que cet agent tremble et s’humilie…

– Je ne sais pas trembler, milord, interrompit Rio-Santo sans élever la voix, et j’ai trop peu d’orgueil pour avoir occasion de m’humilier jamais. Permettez-moi, d’ailleurs, de rectifier une expression qui vous est sans doute échappée : vous m’avez rangé au nombre des agents de Sa Majesté Impériale.

– Et qu’êtes-vous donc, s’il vous plaît, milord ?

– Prince, il faudrait peut-être une bien longue histoire pour répondre à cette question ; je n’ai pas le loisir de la conter, ni vous celui de l’entendre. Je me bornerai donc à vous dire ce que je ne suis pas : Je ne suis pas l’agent de votre maître, milord.

Le Russe laboura le tapis d’un violent coup d’éperon.

– Pardieu ! monsieur, reprit-il sans plus dissimuler sa colère, voilà une audace à laquelle je ne pouvais m’attendre ! Après avoir déposé entre vos mains des sommes énormes…

– Dont je remercie Votre Grâce sincèrement et du plus profond du cœur. Elles ont puissamment servi mes projets.

– Après m’être laissé prendre à de menteuses promesses…

– Pas un mot de plus, milord ! dit Rio-Santo d’une voix brève et avec un regard souverain, devant lequel l’orgueilleuse colère du Tartare tomba comme par enchantement.

– Pardon, milord, d’avoir interrompu Votre Grâce, reprit aussitôt Rio-Santo de son ton ordinaire. Vous alliez prononcer de ces paroles qui nécessitent un châtiment positif, et j’ai besoin de ne pas perdre la coopération de Sa Majesté Impériale. Veuillez bien me comprendre, milord ; et ne point rompre pour des motifs frivoles un pacte qui nous est naturellement avantageux.

– À merveille ! murmura Tolstoï ; nous allons traiter de puissance à puissance, à ce qu’il paraît : savoir, vous, monsieur le marquis, pour Votre Seigneurie, et moi pour l’empereur, mon maître : c’est charmant.

– C’est vrai, du moins, milord, répliqua paisiblement Rio-Santo. D’autant plus vrai, que vos instructions renferment un paragraphe spécial qui me concerne.

– Comment le savez-vous ?

– Permettez. Ces sommes, dont vous faites tant de bruit, ne complètent pas le contingent que vous étiez chargé de me remettre par Sa Majesté Impériale.

– Qu’est-ce à dire, monsieur ?

– Vous restez mon débiteur d’environ trois cent mille roubles, milord.

Le prince ouvrit la bouche et regarda Rio-Santo avec de grands yeux ébahis.

– De trois cents à trois cent cinquante mille, acheva tranquillement ce dernier ; j’ai les bordereaux dans ma caisse. Je suis sûr que Votre Grâce aura le bon goût de ne me point donner un démenti.

– Non, sur ma parole ! dit le prince avec agitation ; Sa Majesté m’avait, en effet, chargé… C’est une chose incroyable ! Soyez persuadé que mon intention… Mais vous avez donc un ambassadeur à Saint-Pétersbourg, monsieur ?

Rio-Santo s’inclina gracieusement, en signe d’affirmation.

– Comme vous voyez, milord, dit-il, nous traitons de puissance à puissance : savoir, Votre Grâce avec moi ; mon envoyé avec votre maître. Mais laissons cela. Je veux que Votre Grâce sache, une bonne fois pour toutes, que l’or de la Russie ne forme qu’une bien faible part de mes ressources. Et si vous aviez besoin, milord, pour le service de votre maître, de quelques avances… deux ou trois millions de francs… le double… ou même davantage, je vous prierais de me regarder comme étant très fort à votre disposition.

Rio-Santo dit cela d’un ton simple et sérieux qui ne permettait pas l’ombre d’un doute sur la sincérité de ses paroles. Le prince, abasourdi de cette offre royale, quitta la posture cavalière qu’il avait prise sur l’ottomane et mis ses pieds en dehors pour cacher ses éperons.

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