IV UN ABORDAGE

Maître Gruff secoua la poussière qui couvrait ses vêtements, et tâta ses membres meurtris.

– Du diable, s’il n’a pas été bon enfant, grommela-t-il, je m’attendais à pis que cela.

Il s’accouda sur l’appui de la croisée pour voir ce qui allait se passer entre le laird et Bob-Lantern.

– Ma foi, pensait-il, Bob paierait cher un aboiement qui le mettrait sur ses gardes, mais puisque le hasard donne aux pauvres petites une chance de se sauver… Bravo, pardieu ! voici la lune et nous allons voir la chasse en grand !

Le brouillard s’était levé. La Tamise silencieuse, soulevée en petites vagues dont les rayons lunaires tiraient des milliers de paillettes, étendait sa vaste nappe au pied de l’hôtel du Roi-George.

Bob avait déjà dépassé les dernières embarcations à l’ancre et se trouvait dans l’espace libre qui occupe le milieu du courant. Le laird, au contraire, nageait encore parmi le pêle-mêle des barques amarrées. Le laird était un puissant nageur. Il fendait l’eau par élans réguliers et gagnait rapidement du terrain sur la barque de Bob, lequel était sans défiance et ne se pressait point.

Il le rattrapera, sur ma foi ! se disait Gruff ; l’eau et lui se connaissent et je l’ai vu nageant pendant une heure dans le Solway, auprès de son cheval essoufflé… Ah ! maître Bob va en voir de belles, et je dis que ce sera bien fait !

– Qu’est-ce qui sera bien fait, maître sot ? demanda une voix aigre derrière lui.

– Vous étiez là, ma bonne amie ? balbutia l’aubergiste déconcerté.

– Taisez-vous, ou plutôt, répondez ! Le vieux fou s’est jeté à l’eau ?

– Il s’est jeté à l’eau, Baby.

– Pour se noyer ?

Maître Gruff hésita :

– Il pourrait bien se faire qu’il se noyât, Baby, répondit-il enfin.

Mistress Gruff lui lança un regard de défiance, et le fit rudement tourner sur lui-même pour prendre place à la fenêtre.

– Qu’est-ce là ? s’écria-t-elle. Je vois un homme sortir de l’ombre de cette gabarre… Ne mentez plus, maître Gruff, ou malheur à vous ! Cet homme est-il le laird ?

– Oui, dit l’aubergiste à contrecœur.

– C’est le laird, s’écria l’hôtesse qui devint livide de peur et de rage ; et ce bateau qui se traîne à vingt brasses de lui, est-ce le bateau de maître Bob ?

– Oui, dit encore l’aubergiste.

– Et vous ne l’avertissez pas, malheureux ? reprit mistress Gruff dont les mains se crispèrent comme si elle eût voulu déchirer le visage de son mari. Le signal, tout de suite, le signal !

Maître Gruff se pencha hors de la fenêtre, éteignit le fanal et mit ses deux mains devant sa bouche. Au même instant, un aboiement formidable et dont les graves éclats durent à coup sûr traverser toute la largeur de la Tamise, se fit entendre. Maître Gruff remit ses mains dans ses poches ; l’aboiement cessa.

Le laird et le bateau qu’il poursuivait restaient parfaitement en vue. Angus Mac-Farlane continuait de nager avec une énergie réglée, qui prouvait que ses forces étaient loin d’être à bout. Il ne se dirigeait point directement vers le bateau, mais coupait la rivière en droite ligne afin de prendre avantage du courant au moment décisif.

L’aboiement de maître Gruff passa au-dessus de sa tête sans éveiller le moins du monde son attention. Il continua de couper le courant, ayant soin toutefois de modérer désormais la vigueur de ses élans pour arriver inaperçu sur sa proie.

Le bateau de Bob semblait désert : il allait lentement à la dérive, gardant toujours la lisière du canal la plus proche de la rive gauche. Le trajet qu’il avait à faire était court. Il importait moins d’aller vite que d’arriver sans encombre, et Bob avait calculé dans sa sagesse qu’une barque, dérivant presque insensiblement dans cette partie de la rivière, avait mille chances pour une de n’être point remarquée.

Il avait étendu les deux sœurs de son mieux, et s’assurait de temps à autre qu’elles étaient aussi confortablement couchées que possible. Rien ne ressemble tant aux attentions d’un père pour ses filles que la sollicitude d’un trafiquant pour sa marchandise. Au moment où l’aboiement retentit, il venait de dépouiller sa veste pour la mettre sous la tête d’Anna. Ces sons connus produisirent sur lui l’effet d’une secousse électrique. D’abord il demeura immobile ; ensuite, élevant doucement la tête au-dessus du plat-bord, il jeta tout autour de son bateau son regard perçant.

– Que diable veut dire cela ! murmura-t-il ; n’ai-je plus l’œil assez sûr pour apercevoir un police-boat par le clair de lune ! Allons ! c’est un chien véritable, un dogue pour tout de bon qui a la voix de ce revêche coquin de Gruff.

À demi rassuré par l’examen qu’il venait de faire, il tourna cependant ses yeux vers l’hôtel du Roi-George. Le fanal jaune avait cessé de briller. Bob pâlit sous le bronze de sa peau. Ce n’était pas un dogue qui avait aboyé. On lui signalait un danger.

Il se souleva de nouveau, et son œil interrogea chaque point des alentours de la barque.

– Dieu me damne ! grommela-t-il avec une sérieuse inquiétude, je veux mourir, si je vois une coquille de noix seulement dans mes eaux…

Il s’interrompit, pencha la tête en avant et sembla doubler l’acuité de son regard. Il venait de distinguer un objet sombre, se mouvant à une quinzaine de brasses dans le sillage de sa barque.

– Oh ! oh ! dit-il, qu’avons-nous là ? C’est un homme, sur ma foi, et un fier nageur !

Bob quitta le centre de sa barque et se glissa doucement vers l’arrière. En passant auprès de Clary, son coude heurta le bras de la jeune fille qui gémit faiblement. Bob laissa échapper un blasphème.

– En voilà bien d’un autre ! gronda-t-il ; on me les a mal endormies !

– Il a remué ! dit mistress Gruff à la fenêtre du Roi-George ; je suis sûre de l’avoir vu remuer dans son bateau… Ah ! ah ! nous allons voir quelque chose de joli !

Mister Gruff ne répliqua point. L’intérêt de cette scène le dominait.

Voici quelle était la position précise des deux acteurs principaux. Le laird nageait à environ quinze brasses du bateau dont chacun de ses élans le rapprochait d’une manière sensible. Il ne savait point qu’il était découvert : les mouvements de Bob lui échappaient, parce que la lune, brillant au-dessus du pont de Blackfriars, prenait le bateau à revers ; Bob voyait, au contraire, parfaitement la partie de la Tamise où nageait le laird et pouvait en quelque sorte calculer exactement la minute où il atteindrait la barque.

Mais le scintillement de l’eau soulevée par la poitrine d’Angus l’empêchait de distinguer les traits de son visage.

Évidemment, cet homme le poursuivait.

Bob, incapable de répondre à cette question d’une manière satisfaisante ou seulement plausible, eut un instant l’idée de saisir ses avirons et de prendre chasse à tout hasard. Mais si cet homme était un ennemi, le simple bon sens disait qu’il crierait aussitôt qu’il se verrait découvert ; or, à part le danger d’éveiller ainsi l’attention de la police maritime, Bob avait tout près de lui un autre péril non moins difficile à éviter.

Clary, qui n’avait bu qu’une très petite quantité de narcotique, commençait à subir l’effet vivifiant de l’air frais. Elle s’agitait faiblement et poussait de petits gémissements précurseurs d’un prochain réveil. Le moindre mouvement violent, le moindre bruit pouvait déterminer une crise.

Bob se tint coi. Il continua de fixer ses yeux perçants et grands ouverts sur son ennemi inconnu, déterminé à prendre conseil des circonstances.

En ce moment, dix brasses tout au plus le séparaient du laird. Celui-ci prit un élan moins prudemment mesuré que les autres, et sa tête s’éleva tout entière au-dessus de l’eau. Bob le reconnut.

– Tiens ! tiens ! murmura-t-il sans s’émouvoir le moins du monde ; qui diable se serait attendu à cela ? Il faut jouer serré, car c’est un dur gaillard, et, si je le manque du premier coup, gare à ma marchandise !

Il tâta sa chemise et mit la main sur son couteau, mais il ne le tira point et se glissa jusqu’aux avirons pour prendre l’un d’eux.

– Mon père ! prononça faiblement Clary, sans ouvrir les yeux.

– Présent ! grommela Bob. Ne dirait-on pas qu’elle le sent venir ?

– Anna ! balbutia encore Clary qui retomba dans son sommeil.

Bob revint se mettre à son poste. Le laird n’était plus qu’à trois ou quatre brasses. Au bout d’une minute, Bob se leva tout à coup sur ses pieds ; l’aviron décrivit une courbe rapide ; le laird disparut sous l’eau et ne se montra plus.

– Bien frappé ! cria l’hôtesse avec enthousiasme. Avez-vous vu mister Gruff ?

– Angus Mac-Farlane était une pratique, dit tristement l’aubergiste ; je souhaite que Dieu ait pitié de son âme.

Bob avait tranquillement remis l’aviron à sa place et se frottait les mains en regardant la place où le laird avait disparu. Rien ne se montrait. L’eau s’était refermée sur sa proie.

– L’affaire est faite, se dit Bob ; j’aime mieux l’avoir expédié avec mon aviron que par un coup de couteau. J’ai mangé son pain autrefois, à ce vieil Angus, et bu sa bière… de bonne bière, ma foi ! et c’est toujours une triste chose que de jouer du couteau avec un camarade.

Au moment où Bob achevait de formuler cette sentence dont nul ne voudra contester sans doute la haute moralité, il entendit un petit bruit à l’avant du bateau, et se retourna nonchalamment.

Mais cette indifférence ne fut pas de longue durée. Bob tira son couteau en toute hâte et se mit sur ses pieds. Il venait de voir une longue forme noire se dresser en avant du bateau. Une second après, le laird et lui étaient en présence.

Bob avait son couteau ; le laird tenait en main un poignard écossais : tous deux étaient robustes, et les chances paraissaient se balancer également entre eux. La lune venait de glisser sous un nuage. Les deux adversaires demeurèrent environ une seconde en garde, et s’observant avant de frapper.

– Va-t’en, dit enfin le laird d’une voix contenue ; mon poignard est plus long que ton couteau ; mais les deux enfants vivent : j’entends la respiration de Clary. Va-t’en : tu aurais pu les tuer ; je ne veux pas ta mort.

Bob eut grande envie de profiter de la permission. Mais la poltronnerie disparaissait en lui devant l’avarice. Il songea que les deux sœurs représentaient un capital de trois cents livres, et il se résolut à mourir aussi gaillardement qu’eût pu le faire un homme de cœur.

– Je ne sais pas nager, dit-il avec ironie.

– Va-t’en ! répéta le laird dont une indignation terrible faisait trembler la voix.

– Écoutez ! s’écria Bob, tout cela peut s’arranger…

Au moment même où il prononçait ces mots qui semblaient annoncer une sorte de capitulation, Bob s’élança sur le laird avec l’agilité d’un tigre et lui porta un coup de couteau droit au cœur. Mais Angus était sur ses gardes ; il para le coup. Une lutte courte, silencieuse, terrible, s’ensuivit. Au bout d’une minute Bob chancela, blessé d’un coup de poignard à la gorge. Angus le terrassa et lui mit un genou sur la poitrine.

Bob, en tombant, avait heurté de sa tête l’épaule de Clary qui, demi-éveillée, se dressa sur son séant.

Le laird leva le bras pour frapper un dernier coup. En ce moment la lune, dégagée du nuage qui la couvrait, jeta ses rayons sur le visage d’Angus.

– Mon père ! cria Clary.

Le laird se retourna involontairement. Bob-Lantern, profitant de ce mouvement, se releva d’un bond, et, sans perdre de temps à chercher son couteau qui lui avait échappé durant la lutte, il saisit le laird à la gorge et l’étreignit furieusement.

Clary cacha sa tête entre ses mains en poussant un cri d’angoisse.

Angus râlait sourdement. Bob, sans lâcher sa gorge qu’il étranglait entre ses doigts d’acier, lui courba violemment la tête et la précipita contre le banc à plusieurs reprises. Puis il appliqua les reins du laird sur le bord et, lâchant sa gorge, il le souleva par les jambes. Le corps fit bascule et tomba, inerte, dans la Tamise.

– Cette fois, il ne reviendra pas, grommela Bob en saisissant les avirons pour s’éloigner du lieu du combat. Voyons les petites, maintenant.

Anna ne s’était point éveillée. Clary ne dormait plus, mais elle gisait en travers du bateau, privée de sentiment.

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