XII CORAH

Vous dont l’enfance a été sans doute bien heureuse, milord, vous qui fûtes rassasié des baisers de votre mère, vous ne comprendrez pas cela, peut-être ; un de mes plus passionnés désirs en ce monde est de revoir Tempérance, la pauvre créature avilie, et si je désire la revoir, c’est pour lui faire encore une fois cette question jadis si souvent répétée : Était-ce un rêve ?

Les jours s’écoulèrent, puis les mois, puis les années. Je grandissais. Mon père disait que je devenais belle. Nul changement, cependant, ne s’opérait dans ma vie. Je demeurais toujours confinée dans la maison de Goodman’s-Fields, n’ayant d’autre société que le muet Roboam, Tempérance et ma biche. Les absences de mon père devenaient de plus en plus fréquentes. J’ai su depuis ce qu’il faisait durant ses absences. Il jouait sa vie contre de l’or ; en commençant, il gagna beaucoup d’or ; quand la chance tourna, il perdit la vie.

Que j’ai pleuré, milord, vers cette époque dont je vous parle ! Il y avait près de deux ans que la pauvre Corah et moi, nous nous aimions. Si vous saviez comme elle était belle, Corah, et bonne ! Comme elle comprenait chaque mot qui sortait de ma bouche ! Comme elle devinait mon silence ! C’était mon unique amie et ma seule joie. Quand elle fut morte, il s’écoula bien du temps avant que je trouvasse une autre créature vivante pour compatir à ma tristesse.

Car elle mourut, milord. Corah n’était pas comme moi fille du malheur. Elle avait connu la liberté. Les nerfs souples de ses jarrets si frêles en apparence avaient dévoré l’espace autrefois. C’était au fond des grands bois qu’on était allé la chercher pour l’emprisonner ensuite dans cet étroit jardin, qui n’avait pas assez d’air pour sa libre poitrine.

Vous le dirai-je, milord, j’étais un peu comme Corah. L’air pesant de ma prison oppressait de plus en plus ma poitrine. Mais il y avait dans ce mal nouveau une sombre joie : j’espérais mourir. J’étais trop forte. La mort ne vint pas.

Un matin, en descendant au jardin, je trouvai ma pauvre Corah étendue sur le gazon. Je me mis à genoux. Elle leva sur moi son œil mourant et tâcha de se redresser sur ses pieds pour me porter sa caresse accoutumée. Elle retomba, milord, et ce fut fini. Corah ne se releva plus…

Brian prit le mouchoir brodé de la belle fille et essuya une larme qui roulait lentement le long de sa joue. Elle essaya de sourire.

– C’est là une douleur bien frivole, n’est-ce pas, milord ? reprit-elle. Mais c’est que, après cette mort, il me faut franchir un espace de sept années pour retrouver dans ma vie un instant d’épanchement, une caresse sincère. Sept ans, milord ! et je suis bien jeune.

Je restais toute la journée auprès de Corah morte. Le soir, oh ! ce fut une chose affreuse ! Tempérance introduisit un homme dans le jardin. Cet homme était hideux à voir ; il portait, sur son corps difforme, de misérables haillons ; lorsqu’il marchait, tous ses membres se disloquaient en d’ignobles contorsions. Tempérance me dit : Miss Susannah, voici le joli mendiant Bob qui vient chercher la biche. Il faut monter à votre chambre, ou vous serez malade.

Je ne bougeai pas. Mais l’horrible mendiant avança tortueusement vers moi, et, saisi d’un invincible dégoût, je m’élançai vers le parloir.

Bob se mit à genoux à la place même où j’étais un instant auparavant et passa ses mains sur le corps de ma biche.

– Elle est durement maigre, cette petite bête, grommela-t-il ; mais si elle était morte d’un coup de couteau, on en tirerait bien trente shellings.

– Je vous la donne telle quelle pour un pot de gin, reprit Tempérance ; mais dépêchez, mon joli Bob !

Bob mit sa main dans son sein et en retira un long couteau dont la lame brilla aux dernières lueurs du crépuscule.

Après ou avant, dit-il, peu importe ! Je vais l’arranger si bien que le marchand croira que je l’ai tuée avant sa mort.

Je l’entendis pousser un aigre éclat de rire, puis la lame de son couteau disparut dans la gorge de Corah. Je tombai à la renverse. Quand je repris connaissance, mon père était au chevet de mon lit, avec un médecin.

– Il faut soigner cette enfant, monsieur, disait ce dernier ; elle est malade, fort malade ! Il lui faut de l’air, de la liberté, les joies de son âge, ou bien…

– Pensez-vous que nous en soyons là déjà, docteur ? répliqua Ismaïl. Je lui donnerai une autre biche, et il n’y paraîtra plus.

Le médecin secoua la tête et alla prendre, sur la cheminée, un géranium dont les fleurs se penchaient, affaissées, sur leurs tiges.

– Les fleurs et les enfants ont besoin de soleil, dit-il ; voici une pauvre plante qui sera morte demain. Croyez-moi, monsieur, donnez de l’air pur aux poumons lassés de votre fille, ou elle fera comme la fleur.

Le médecin sortit. J’avais fait semblant de dormir pendant toute la durée de cet entretien. Quand mon père fut seul, il s’assit auprès de moi et me tâta le pouls.

– Ces coquins de physicians deviennent poètes ! murmura-t-il avec mauvaise humeur ; les fleurs et les enfants ! Le fait est que Susannah est malade. J’aime mieux faire un sacrifice que de la perdre ! De manière ou d’autre, elle me vaudra une bonne rente, et cela sans danger.

Le lendemain, on me fit monter dans une voiture fermée qui roula un jour entier ; et, le lendemain encore, je m’éveillai dans une grande chambre où s’épandaient à flot les rayons du soleil levant. Je sautai hors de mon lit et m’élançai vers la fenêtre. J’avais devant moi un vaste horizon.

Mon père était resté à Londres.

Lady Ophélia et vous, milord, m’avez parlé de Dieu depuis huit jours, et lady Ophélia m’a prêté un livre où sont écrites de hautes et consolantes paroles. Alors, je ne connaissais point Dieu, et son nom ne m’était jamais venu à l’oreille que dans un blasphème d’Ismaïl ou dans les plaintes de Tempérance quand mon père la frappait. Pourtant, dès ce temps où mon intelligence d’enfant était plongée dans de complètes ténèbres, je sentais en moi quelque chose qui me portait invinciblement vers une adoration mystérieuse, vers un espoir qui n’était point de ce monde, et dont le but brillait au delà de la mort.

J’avais quitté Londres au commencement du printemps. On me laissa dans cette maison de campagne pendant toute la belle saison. Ces huit mois de liberté produisirent sur moi un effet extraordinaire. Aux champs, je me développai tout à coup. Mon corps devint robuste ; mon cœur prit de la force, et mon intelligence, quoique toujours inculte, jeta quelques hardis regards, par-dessus les barrières imposées, sur ce monde qu’il ne m’était point permis de connaître. J’appris à monter à cheval, j’appris à nager dans le lac, et le muet s’émerveilla souvent de mon adresse à manier le fusil de chasse qu’Ismaïl avait mis parmi mes bagages.

Hélas ! milord, ce ne sont point ces choses qu’une femme doit savoir. J’ai appris depuis huit jours que ces pauvres talents vont mal à une jeune fille. Je les oublierai, parce que je veux vous plaire.

– N’oubliez rien, Susannah, dit Brian, je vous aime comme vous êtes. J’aime tout ce qui est en vous : votre ignorance, et jusqu’à cette tyrannie qui pesa sur vos jeunes années et qui vous fit si différente des autres femmes. Oh ! si vous m’aimez, nous serons bien heureux !

– Si je vous aime ! répéta Susannah, dont l’œil alangui par ses souvenirs lança tout à coup un jet de flamme. Dieu sait que depuis longtemps ma vie est à vous, milord. Mais je vous dirai bientôt ce que je souffrais sans vous et par vous, qui ne me connaissiez pas. Je vous dirai comment, sans le savoir, vous avez changé mon apathique résignation en agonie. Et je vous dirai comment j’aimais ma souffrance, Brian, et quel étrange bonheur se mêlait à l’amertume de ma torture.

Vers l’automne, une lettre d’Ismaïl me rappela. Nous montâmes encore dans une voiture fermée qui entra dans Londres à la nuit. En me revoyant, mon père sembla étonné.

– Comme vous voilà belle et grande, Susannah ! dit-il avec une véritable admiration ; ce diable de docteur avait raison, avec sa fleur et son enfant. Allons, Susannah, ma fille, vous voilà une grande dame et il va falloir vous traiter en conséquence. Aimez-vous les belles robes ?

Je rougis de plaisir à cette question.

– Vous aurez de belles robes, reprit mon père, qui mit de la raillerie dans son sourire, et des parures et des dentelles. Et puis, ma fille, vous verrez bientôt des figures nouvelles. Oh ! vous allez vous divertir comme une reine, Susannah.

Le soir même de ce jour, il arriva une sorte d’événement. Tempérance était occupée à démêler mes cheveux pour faire ma toilette de nuit. Comme d’habitude, la malheureuse fille était ivre à demi.

– Miss Susannah, me dit-elle tout à coup en éclatant de rire, je suis chargée de vous embrasser, de vous embrasser, de vous embrasser sur les deux joues, pardieu ! miss Susannah ! C’est mon joli Bob qui m’apprend à jurer ainsi. Que disais-je donc, miss Susannah, s’il vous plaît ? Je disais donc qu’on m’avait chargée de vous embrasser et de mettre à votre cou ce brimborion que voici.

Avant que j’eusse eu le temps de répondre, elle planta un gros baiser sur chacune de mes joues, et me passa au cou un cordon de soie auquel pendait le médaillon où est notre fleur, Brian.

– Qu’est cela, m’écriai-je, et qui vous a chargée… ?

– Chut ! interrompit Tempérance ; c’est un grand secret.

– Je vous en prie, ma bonne Tempérance, dites-moi qui m’envoie cette jolie boîte.

– C’est…

Elle s’arrêta pour éclater de rire.

– C’est une fée, reprit-elle avec sa grosse gaîté, une fée qui rôde dans Goodman’s-Fields tous les soirs et qui me donne de quoi acheter du gin quand… quand cela lui plaît, pardieu ! miss Susannah !

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